Déclaration de Mme Paulette Guinchard-Kunstler, secrétaire d'Etat aux personnes âgées, sur la maladie d'Alzheimer, Paris le 21 septembre 2001.

Prononcé le

Intervenant(s) : 

Circonstance : Colloque "Maladie d'Alzheimer : changer le regard de la société" au Sénat le 21 septembre 2001

Texte intégral

Monsieur le Président du Sénat
Monsieur le Secrétaire Général de L'Assistance Publique- Hôpitaux de Paris
Monsieur le Directeur de l'Espace éthique
Madame la représentante de France Alzheimer
Mesdames, Messieurs
Mes premiers mots s'adressent à l'association France Alzheimer et à toutes les familles et usagers que cette maladie concerne : vous interpellez fortement le monde politique, en criant votre émotion et votre indignation, car vous considérez que la place faite à l'heure actuelle aux personnes atteintes de maladie d'Alzheimer est une place de sous-citoyen, de sous individu.
Aujourd'hui, je suis convaincue comme vous que la dignité de ces personnes n'est dans la réalité quotidienne pas respectée pleinement pour nombre d'entre elles, alors que le principe de l'égalité de tous les citoyens, en droits, en libertés est le fondement de notre contrat social, et que "la sauvegarde de la dignité humaine " est reconnue comme un principe de valeur constitutionnelle. Mais il ne suffit pas d'affirmer et réaffirmer ce principe pour que son application entre dans le quotidien.
Nous avons du chemin à faire ensemble pour que le respect du droit imprègne tout le corps social ; à la fois par l'action de l'Etat, qui se doit d'assurer la même protection à chaque citoyen en garantissant le respect de ses droits, mais aussi en faisant évoluer la perception de chacun individuellement et collectivement, sur les difficultés liées à la maladie d'Alzheimer. Car aujourd'hui le regard de la société accepte peu, tolère peu, renforçant la vulnérabilité de ces personnes, les isolant ainsi que leurs proches.
Est-ce que la réflexion éthique nous permet d'avancer sur ce chemin, vers plus d'humanité, vers un progrès de civilisation ? Je voudrais saluer l'initiative des organisateurs de ce débat qui font le pari que ce fil conducteur nous aidera à sauvegarder l'humanité et la dignité de ces personnes qui nous font peur.
En quoi l'éthique intervient-elle pour comprendre et construire une vision autre de la maladie : l'éthique postule qu'il n'y a pas de référence universelle indiquant la réponse, l'éthique exclut toute réponse dogmatique ; l'éthique représente le domaine de la liberté, de la conscience, de la décision en tant que responsabilité.
Ces dimensions qui justement s'évanouissent peu à peu chez les personnes atteintes de maladie d'Alzheimer.
C'est bien pour cela que notre regard sur ces malades est parfois si dur ; car il nous faut admettre la perte de la vie psychique d'un proche ou d'un inconnu, ce qui nous dérange au plus profond de nous, en démasquant une représentation humaine qui nous fait peur.
Marie Rouanet dans "la marche lente des glaciers " l'exprime ainsi en parlant de sa mère
"quand nous la quittâmes, nous avions compris que sa fin avait commencé. Ce que nous ignorions, c'est qu'elle allait durer si longtemps. On dit : mourir à petit feu. On pourrait dire : à petit froid. Progressivement et sans retour, l'immobile glaciation prit possession de son cerveau, envahit tout ce qui restait de sa vie, au point qu'on put à peine parler de vie."
Oui c'est une maladie qui en l'état actuel de la science évolue plus ou moins lentement inéluctablement vers l'aggravation, et ...la mort ; oui c'est une maladie qui perturbe les émotions, les affects, les facultés de pensée, les relations avec autrui et qui met en dépendance psychique vis à vis de l'entourage ; oui c'est une maladie qui glace l'entourage, le fait souffrir, comme souffre la personne malade.
Ecoutons la souffrance d'Annie Ernaux qui en vient à parler d'inhumanité à propos de sa mère : "et pourtant, sous sa figure inhumaine, par sa voix, ses gestes, son rire, c'était ma mère, plus que jamais"."Horreur, trop de déchéance, d'animalité , j'ai commencé à la coiffer, alors elle a dit : j'aime bien quand tu me coiffes. Tout a été effacé. Coiffée, rasée, elle est redevenue humaine" .
Reconnaître la vie psychique, maintenir un échange qui signe pour nous la dimension humaine, mais aussi trouver des moyens d'accompagnement pour respecter et préserver l'humanité, dans toutes les situations, y compris quand l'indifférence semble l'emporter, tel est l'enjeu d'une approche compréhensive et respectueuse des personnes que je veux faire avancer.
C'est aussi ce fil qui conduit la politique que le Gouvernement a engagée en direction des personnes âgées, avec la conviction que la valeur individuelle intrinsèque de chaque individu doit être reconnue, que l'utilité sociale de chacun ne se mesure pas à l'aulne de sa production économique ou de sa consommation mais à travers le rôle social qu'il continue de jouer, dans ses liens avec son entourage, et à travers l'histoire de sa vie.
Car ce qui nous fait humain ce n'est pas seulement ce qui est tenu pour réel mais aussi ce qui est de l'ordre du symbolique et nous rend sujet inscrit dans la continuité humaine, quelles que soient nos défaillances.
Ainsi le philosophe Luc Ferry disait récemment "j'aurais envie de plaider pour un droit absolu des malades à l'extrême dépendance". On doit être encore plus attentifs aux droits de l'homme "dépendant" qu'aux droits de l'homme ordinaire. C'est bien de la reconnaissance et de la protection de droits qu'il s'agit effectivement ; c'est cette volonté qui a animé le gouvernement pour engager une politique ambitieuse en direction des personnes âgées en perte d'autonomie pour leur permettre de mieux vivre chez elles ou en institution, et faire en sorte que la perte d'autonomie ne s'accompagne pas d'une perte de citoyenneté.
Le vote de la loi sur l'allocation personnalisée d'autonomie, la réforme de la tarification dans les établissements, le plan pluriannuel de financement des soins par l'assurance maladie constituent un engagement moral, politique et financier sans précédent.
Je voudrais insister sur deux points
l'allocation personnalisée d'autonomie est un véritable droit et non une mesure d'assistance, elle instaure un dispositif universel, égal et plus solidaire
la réforme de la tarification dans les établissements est un levier essentiel pour faire évoluer de façon profonde et durable la façon de penser l'accueil des personnes âgées dans les établissements ; elle s'accompagne d'un effort financier important, qui se concrétisera par des actions de formation et de qualification des personnels soignants.
Ces mesures sont aujourd'hui nécessaires pour restaurer la dignité des personnes âgées et réafffirmer leur place pleine et entière de citoyen. L'éthique rencontre ici des choix politiques : celui d'un Etat qui se donne les moyens de protéger les droits de chaque citoyen pour qu'il puisse en avoir la jouissance pleine et entière.
Cependant, je suis convaincue que la maladie d'Alzheimer pose des problèmes particuliers en raison de la dépendance psychique qu'elle provoque, qui nécessitent une réflexion et une réponse spécifique s'intégrant au dispositif global d'aide à l'autonomie.
Je pense en premier lieu au diagnostic et à son annonce, et sur lesquels les professionnels ont entamé des réflexions.
Et je voudrais évoquer plus particulièrement deux questions intimement liées, celle de l'accompagnement des aidants et celle de la prise en charge.
Nous savons tous ici combien ces pathologies ont des répercussions fortes sur les relations avec les proches suscitant une grande souffrance, des sentiments mélangés de malaise, de culpabilité pour tous ceux qui pensent ne pas savoir ou ne pas pouvoir répondre aux besoins manifestés par leur proche malade. L'entourage professionnel ou bénévole subit aussi une pression psychologique importante ; je sais la complexité de l'accompagnement des personnes âgées, la difficulté de la mission des professionnels qui jour après jour sont confrontés à la fin de vie, au vieillissement, à la mort.
Pour les malades d'Alzheimer, il est un impératif absolu, tenir compte de la perte progressive de la vie psychique et de la grande vulnérabilité de la personne ; il faut apporter un espace chaleureux, repérable, sécurisant, pour préserver les acquis, préserver la vie psychique, maintenir des relations, dans le respect de la dignité humaine et de la liberté de chaque individu. De la vie, de la lumière, de l'humanité...
La conciliation peut être difficile entre le respect de la volonté du malade et la protection de lui-même et de son entourage contre des risques qu'il peut occasionner, s'agissant de personnes ayant des difficultés de discernement.
Il n'y a pas de réponse univoque dans l'équilibre à trouver entre protection et liberté ; mais je suis convaincue que c'est une démarche éthique associant professionnels et entourage de la personne malade qui permettra d 'aborder ces questions, répondant à une exigence éthique qui se fait jour. Je suis certaine qu'à travers l'élaboration collective d'une position respectueuse de la singularité de chaque individu se dessine une évolution majeure, vers la reconnaissance de la citoyenneté de chacun y compris avec ses défaillances ; j'ai l'espoir que l'approche éthique soit un moteur important de changement des mentalités, du regard des autres.
Je ne voudrais pas conclure sans évoquer plus précisément des mesures concrètes destinées aux personnes atteintes de maladie d'Alzheimer ; d'une part je suis particulièrement attentive à une meilleure prise en compte des besoins de ces malades dans le cadre de la loi APA ; l'outil actuellement utilisé pour l'évaluation de la perte d'autonomie, la grille AGGIR, apprécie mal les conséquences de la maladie d'Alzheimer, surtout dans les premiers stades évolutifs ;un comité scientifique sera prochainement réuni, dont la mission sera de faire évoluer les outils d'évaluation .
Par ailleurs dans les suites du rapport du Professeur Girard, un certain nombre d'orientations se dégagent pour améliorer la prise en charge ; je considère pour ma part que l'aide aux aidants est une priorité, avec en particulier le développement de groupes de parole ; et par ailleurs l'ouverture de structures d'accueil de jour, l'évolution de l' hébergement vers un accueil plus adapté aux besoins sont une nécessité ; un cadre et un accueil spécifiques permettent de concilier des exigences de sécurité et de liberté pour chaque individu, de porter un projet d'accompagnement chaleureux et évolutif, qui rend les familles plus sereines, dans cette période qui va du début de l'accueil en institution à l'accompagnement en fin de vie.
Il nous faut mieux reconnaître la maladie pour mieux respecter la personne, il nous faudra aussi informer davantage nos concitoyens car nous sommes tous concernés par la construction d'une société où chacun trouve sa place.
Avec Elisabeth Guigou et Bernard Kouchner, nous annoncerons prochainement des mesures destinées à améliorer l'accueil et la prise en charge des personnes atteintes de maladie d'Alzheimer. Des mesures concrètes et l'espoir d'engager un changement de regard, plus juste et plus solidaire, telles sont les ambitions qui animeront la politique que je mènerai dans les mois à venir.

(source http://www.sante.gouv.fr, le 23 octobre 2001)