Interview de M. Lionel Jospin, Premier ministre à Europe 1 le 1er juin 1999, sur l'évolution du conflit du Kosovo, le processus de paix et les conditions fixées par la communauté internationale, le retrait des troupes serbes, l'arrêt des frappes de l'Otan et l'entrée de la force internationale au Kosovo.

Prononcé le 1er juin 1999

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Média : Emission Journal de 8h - Europe 1

Texte intégral

J-P. ELKABBACH : Est-ce pour vous la paix ou une étape sur le chemin encore incertain de la paix ?
L. Jospin : - "On entrevoit la paix. En même temps, la paix va être sans doute un processus et elle n'existera vraiment que si les conditions fixées par la communauté internationale à M. Milosevic sont mises en oeuvre."
J-P. ELKABBACH : Est-ce que vous diriez ce matin que les armes vont donner la paix et que la force a imposé ou impose le droit ?
L. Jospin : - "Nous savons très bien que dès le début, ce conflit, cette guerre, ces bombardements n'ont pas eu pour objectif de dominer la Serbie, de dépecer ce pays, de conquérir des ressources ou des territoires, que ce conflit a été conduit pour trouver une solution au problème du Kosovo, pour refuser l'épuration ethnique ou la violence qui n'a plus sa place dans l'Europe d'aujourd'hui. Donc, comme j'ai eu l'occasion de le dire, ça a bien été une guerre au service du droit, et je pense que nous sommes sans doute en train de rétablir le règne du droit."
J-P. ELKABBACH : Et vous pensez que ceux qui n'y croyaient pas ont eu tort ?
L. Jospin : - "Ca n'a pas d'intérêt de dire qui a eu tort ou raison. Je pense que la stratégie qui a été suivie par les alliés a été une stratégie cohérente. Elle débouche aujourd'hui positivement. Mais nous aurions préféré que le processus de Rambouillet débouche, c'est-à-dire que l'accord entre les représentants des Kosovars, les représentants des Serbes et M. Milosevic, puissent se faire à ce moment-là. Parce que, si, comme je l'espère, comme je le crois d'une certaine façon, nous débouchons aujourd'hui sur une solution, cette solution sera posée dans les mêmes termes que nous la posions, notamment la diplomatie française, au moment du processus de Rambouillet, il y a trois mois maintenant."
J-P. ELKABBACH : D'où vient qu'il y ait une différence d'optique ou en tout cas de tonalité entre vous, les Européens et surtout les Américains et les Anglais qui se comportent comme s'ils regrettaient que le conflit se termine bientôt ?
L. Jospin : - "Je ne pense pas qu'ils le regrettent. Je comprends qu'on puisse faire preuve de circonspection, de prudence. M. Milosevic a accepté le document qui lui a été présenté par le président finlandais, M. Ahtisaari, dont il faut saluer le travail. Je trouve que c'est un symbole que ce soit celui qui va être dans quelques semaines le président de l'Union européenne qui a été amené à proposer à M. Milosevic les conditions de la paix, parce qu'il n'a pas négocié avec lui, il lui a présenté un document et il lui a dit que la question pour lui était de répondre oui ou non, à ce qui ne sont pas seulement des conditions mises par l'Otan ou par les Alliés ou par la communauté internationale, mais la substance même d'un accord possible au Kosovo. Il est bien évident qu'il faut retirer les troupes, il faut arrêter la répression, il faut que les réfugiés reviennent."
J-P. ELKABBACH : Justement, on va le voir. Mais est-ce que, entre tenir ou capituler, Milosevic avait vraiment le choix ?
L. Jospin : - "Je n'aime pas employer des termes qui ne sont pas les meilleurs au moment où on est peut-être en train de trouver une issue. Je dis simplement que M. Milosevic n'avait pas le choix. Il avait le choix entre accepter de revenir, trop tard à nos yeux, pour son peuple car la Serbie a subi des dommages considérables, il avait le choix entre revenir dans un processus de raison et dans un processus de paix ou s'enfermer dans l'impasse suicidaire qui était la sienne mais où il sentait bien que progressivement, il était de plus en plus isolé."
J-P. ELKABBACH : Et si il avait refusé hier, on dit que les Américains menaçaient d'une intervention au sol.
L. Jospin : - "Je ne spécule pas sur les hypothèses qui, je l'espère, de toute façon appartiennent au passé."
J-P. ELKABBACH : Et si, aujourd'hui, Milosevic ne tient pas son engagement de retirer ses armées du Kosovo, qu'est-ce qu'il risque ?
L. Jospin : - "Mais il est clair qu'il y a un rapport très étroit qui va être établi et dont les militaires doivent discuter, notamment les autorités militaires serbes et les autorités militaires de l'Otan qui étaient engagées dans ce conflit."
J-P. ELKABBACH : Elles vont le faire vite ?
L. Jospin : - "Oui, très vite. Je crois que les contacts ont déjà été noués, en tout cas, il est clair qu'il y a un rapport entre l'acceptation de la première condition et sa mise en oeuvre, même si toutes les conditions naturellement doivent être remplies, qui est celle du retrait des troupes et l'arrêt des bombardements. Mais ça, c'est quelque chose qui va se nouer à partir d'un accord technique et aussi à partir du processus diplomatique aux Nations unies, au Conseil de sécurité qui va se concrétiser dans les jours qui viennent autour d'une résolution du Conseil de sécurité autorisant le déploiement d'une force."
J-P. ELKABBACH : Le ministre allemand, J. Fischer, vient de dire que son texte est prêt. Quand le Conseil de sécurité, à votre avis, va-t-il voter cette résolution ? Ce week-end, au début de la semaine ? Souhaitez-vous tous que cela aille vite maintenant ?
L. Jospin : - "Je souhaite que cela aille vite, mais à condition qu'à chaque moment d'un processus que nous devons accélérer, le respect effectif des conditions mises soit assuré de la part des Serbes."
J-P. ELKABBACH : Si on a bien compris, c'est au fur et à mesure que l'Otan aura la preuve de l'évacuation des troupes serbes du Kosovo que les frappes s'arrêteront et que les troupes de la force internationale commenceront à entrer au Kosovo ?
L. Jospin : - "Disons en gros qu'il y a forcément un parallélisme : seul le retrait des troupes, leur attitude pacifique à l'égard des populations en se retirant peuvent permettre que, naturellement, les frappes s'arrêtent. En même temps, il est nécessaire que d'autres troupes, celles de la force de sécurité internationale, viennent au Kosovo pour assurer l'ordre, la paix. Nous ne sommes pas pour qu'à l'ordre brutal des Serbes et de leurs milices au Kosovo succède une forme sorte d'ordre militaire. Il faut être clair. L'objectif de cette guerre c'est bien le respect du droit, mais c'est plus concrètement et plus humainement - en termes qui concernent des centaines de milliers d'hommes, de femmes et d'enfants dans leur vie - le retour des réfugiés dans leur pays, et la possibilité pour le Kosovo de vivre selon les règles de la paix civile et de la démocratie."
J-P. ELKABBACH : Est-ce que le retour du premier million des réfugiés pourrait commencer avant la fin juin, selon toutes les discussions que vous avez eues cette nuit et toute la journée d'hier ?
L. Jospin : - "Il faut d'abord que le processus politique débouche effectivement, qu'il soit consacré - au plan diplomatique - aux Nations unies, au Conseil de sécurité. Il faut le retrait des troupes serbes et la venue des premiers éléments de cette force de sécurité internationale, à laquelle la France naturellement est prête à participer - nous avons d'ailleurs des hommes dans les pays voisins, en Macédoine par exemple. Et il faut que se mette en place un processus de retour à l'ordre, au fonctionnement normal des éléments minimum de la vie au Kosovo pour que les réfugiés puissent revenir. Mais le problème est différent pour ces centaines de milliers d'hommes et de femmes que d'avoir à attendre encore alors qu'un processus de paix se développe, que d'attendre alors que le conflit continuerait et qu'il n'y aurait pas de perspective. Mais cela devra être mis en oeuvre..."
J-P. ELKABBACH : Maintenant ils ont cette perspective. Vous pensez ...
L. Jospin : - "Ils l'ont. Mais il reste, je le dis... je ne suis en aucun cas méfiant. Je pense que nous devons saisir cette chance de la paix. C'est pourquoi nous ne devons absolument pas faire preuve de scepticisme, nous ne devons pas ratiociner sur les points, nous devons donner sa chance à la dynamique de la paix. C'est vraiment l'attitude de la France, des autorités françaises, du Président de la République et du Gouvernement. Mais en même temps, compte tenu de l'interlocuteur qui est le nôtre et pour que les solutions concrètes soient trouvées, il faut que soient respectés tous les engagements auxquels a normalement souscrits M. Milosevic."
J-P. ELKABBACH : Est-ce que l'Europe et la France maintiennent pour l'avenir du Kosovo le choix de l'autonomie ? C'est-à-dire : pas de partition, pas d'indépendance ?
L. Jospin : - "Absolument ! D'abord quand j'ai fait allusion à l'ordre, à la paix, aux règles des démocraties qui devaient prévaloir au Kosovo, cela voulait dire que nous ne sommes pas pour que des factions armées substituent leur pouvoir au pouvoir qui était celui des forces serbes."
J-P. ELKABBACH : Donc, on n'offre pas le Kosovo à l'UCK !
L. Jospin : - "Non, nous voulons rendre le Kosovo aux Kosovars et nous voulons donner au Kosovo la démocratie que cette province mérite. Mais il est clair que dans le texte qui a été montré à M. Milosevic, et qu'il a accepté - le texte présenté par M. Ahtisaari - l'appartenance du Kosovo à la République fédérale de Yougoslavie est réaffirmée. Si nous faisions autrement, nous ne pourrions pas sortir de ce conflit, et nous ne pourrions pas assurer l'avenir."
J-P. ELKABBACH : Est-ce qu'avec M. Chirac, vous insistez pour que l'Europe, et en tout cas la France, participe réellement à la reconstruction du Kosovo et éventuellement de la Serbie ? Parce que, généralement, on détruit ensemble avec les Américains et puis ensuite, ce sont les Américains qui reconstruisent tous seuls.
L. Jospin : - "En ce qui concerne les financements, c'est souvent sur les Européens qu'ils reposent. Il est bien évident que les Européens ne vont pas financer pour une grande part la reconstruction des pays touchés, soit directement, comme la Serbie, la province kosovare de Serbie, soit indirectement par les conséquences de la présence des réfugiés par exemple, comme l'Albanie ou la Macédoine ; je ne parle pas en plus du Monténégro qui est un cas à part dans la République fédérale de Yougoslavie. Il est certain que les Européens ne vont pas engager un effort budgétaire, financier très important, ce à quoi nous sommes prêts, ce qu'il faut faire pour sortir les Balkans de la situation de crise dans laquelle ils sont et ne pas voir que leurs entreprises soient naturellement présentes pour faire cela. Donc, oui, nous sommes déterminés à faire cet effort, la France comme les autres pays européens."
J-P. ELKABBACH : Et est-ce que les Européens vont aider les Serbes à bâtir une vraie démocratie avec ou sans Milosevic ?
L. Jospin : - "Je pense qu'il est normal ou en tout cas nécessaire que cet effort de reconstruction concerne aussi la Serbie. Certes, la responsabilité repose essentiellement sur l'obstination de M. Milosevic et de ceux qui l'entouraient, mais je crois qu'il faut être capable de dépasser cela. Nous avons dit dès le début de ce conflit que nous ne faisions pas la guerre au peuple serbe, nous devons le montrer dans la paix si, dans les jours qui viennent, nous débouchons sur la paix. Donc, la Serbie devra aussi bénéficier de ce processus de construction. Nous devons montrer aux Serbes quelle est notre véritable image en quelque sorte, même s'il a fallu frapper. Et donc, nous devons intégrer la Serbie et une Serbie qui j'espère, réglera ses problèmes politiques."
J-P. ELKABBACH : Aujourd'hui à Cologne, ferez-vous progresser l'Europe de la Défense, comme vous l'avez dit à Toulouse, avec le président Chirac, M. Schröder et à Saint-Malo avec les Anglais ?
L. Jospin : - "Oui, nous avions commencé cette discussion avec les Anglais, nous l'avons prolongée avec M. Schröder à Toulouse la semaine dernière, nous avons adopté hier et nous adopterons formellement aujourd'hui des textes concernant l'Europe de la Défense. Je pense que nous avançons dans ce processus. C'est une sorte de coïncidence historique. Nous avons vu ce que les Européens étaient capables de faire dans un conflit parce qu'ils en ont pris leur part. Mais les conditions très particulières dans lesquelles ils l'ont fait, à l'occasion de ce drame du Kosovo et la perspective de construire une Europe de la Défense, il y a une coïncidence qui en l'espèce est significative.
J-P. ELKABBACH : Avec le Président de la République, est-ce que je peux vous demander ce que vous vous êtes dit hier quand vous avez appris la réaction de Belgrade ?
L. Jospin : - "Nous espérions ce processus. Vous savez que la France qui a pris sa part de l'effort militaire nécessaire..."
J-P. ELKABBACH : Mais qu'est-ce que vous vous êtes dit ?
L. Jospin : - "Nous nous sommes dit que les choses étaient engagées de la bonne façon et je crois que nous nous sommes dit que le Président de la République et le Gouvernement avaient vu dès le départ, en gros, les choses de la même manière, avaient adhéré à une même stratégie, l'avaient définie ensemble avec leurs partenaires européens. Nous pensions que nous étions en train de réussir sur ce plan, mais notre problème n'était pas celui de la réussite d'une stratégie, notre problème est de savoir si on trouvait une solution au problème du Kosovo et en particulier au retour des Kosovars."
J-P. ELKABBACH : Elle arrive cette solution.
L. Jospin : - "Je lui ai dit aussi que j'allais appeler le président de l'Assemblée nationale, L. Fabius et le président du Sénat, M. Poncelet, pour leur dire que j'étais à la disposition du Parlement des deux assemblées pour venir leur parler du processus dans lequel nous sommes, en tout début de semaine."
J-P. ELKABBACH : Et à votre gouvernement et à votre majorité plurielle qui ont été un moment secoués, vous pensez qu'ils ont bien résisté, qu'il n'y aura pas de trace demain ?
L. Jospin : - "Je crois que la majorité plurielle dans cette épreuve - parce que c'était quand une épreuve, celle de la guerre, pour un certain nombre de forces qui appartiennent à cette majorité -, a fait preuve de sa formidable plasticité. Elle a fait la preuve qu'elle était unie sur l'essentiel, c'est-à-dire la condamnation de la politique de M. Milosevic, le refus de la purification ethnique. Donc, sur tout ce qui était l'essentiel, le refus d'un régime, le refus d'une politique, la volonté d'un développement économique et démocratique des Balkans, toutes les forces de la majorité plurielle ont pensé de la même manière et c'est bien ça qui nous a permis d'être ensemble dans cette épreuve. Quand il y a eu des différences, elles ont été sur les moyens, sur les frappes, mais comme il n'y avait pas d'autre alternative, je pense que nous avons eu raison de nous engager et peut-être les faits sont en train de nous donner raison."
J-P. ELKABBACH : Le Kosovo a éclipsé les élections européennes, est-ce que c'est l'Europe qui a gagné, est-ce que vous avez deux ou une raison pour que les abstentionnistes du 13 juin votent, quelle que soit la liste, pour l'Europe ?
L. Jospin : - "On hésite toujours à faire un lien entre un événement majeur qui est peut-être en train de se dessiner, une issue pour ce conflit du Kosovo et une élection, parce qu'alors, on peut vous taxer d'électoralisme et ça a quelque chose d'un peu..."
J-P. ELKABBACH : On ne le fera pas avec vous.
L. Jospin : - "Bon, merci. Mais je pense qu'il faut toujours voter, en toute circonstances parce qu'il y a toujours, dans une élection européenne comme dans d'autres, des enjeux qui sont ceux de l'emploi, qui sont ceux de l'avenir économique de l'Europe. Il faut quand même savoir que nous avons travaillé hier après-midi et je suis intervenu longuement - parce que c'est spécifiquement dans les compétences gouvernementales sur ce plan-là -, sur le pacte pour l'emploi au plan européen. Vous voyez bien qu'on parlait à la fois de problèmes de la paix, de l'emploi, de problèmes du fonctionnement de l'Europe, des institutions, de leurs réformes et puis de la question de la paix et de la guerre puisque les circonstances nous proposaient ces choix. Je crois que l'Europe dans le conflit du Kosovo, quelle qu'ait été la part qu'ait pu prendre les Etats-Unis, la présence de l'Europe a été quand même majeure dans cette affaire. Nous n'avons pas été dans ce conflit parce que les Etats-Unis l'auraient décidé, nous avons été dans ce conflit parce que nous avons pensé qu'il était nécessaire et juste d'y aller"
(source http://www.premier-ministre.gouv.fr, le 07 juin 1999)