Texte intégral
YVES CALVI
Jean-Michel APHATIE, vous recevez ce matin la ministre de l'Education nationale, Najat VALLAUD-BELKACEM.
JEAN-MICHEL APHATIE
Bonjour Najat VALLAUD-BELKACEM.
NAJAT VALLAUD-BELKACEM
Bonjour.
JEAN-MICHEL APHATIE
De nombreux témoignages d'enseignants rapportent des incidents en classe, partout en France, à la suite des attentats de la semaine dernière, des élèves refusent d'observer une minute de silence en mémoire des victimes, d'autres assurent que, après tout, les dessinateurs l'ont cherché. Et puis, beaucoup ont dit en face à leurs professeurs que : désolés, eux n'étaient pas Charlie. Peut-on dire ce matin, Najat VALLAUD-BELKACEM, que l'école française, en première ligne, face à la jeunesse, est déstabilisée par toutes ces réactions ?
NAJAT VALLAUD-BELKACEM
Ce qu'on peut dire d'abord, c'est que l'onde de choc qui a traversé la France le 7 janvier dernier n'a pas épargné l'école, bien évidemment, et que très vite, très vite
JEAN-MICHEL APHATIE
On le voit
NAJAT VALLAUD-BELKACEM
Les enseignants, les responsables de l'Education nationale ont su que l'école allait être en première ligne, d'abord, pour expliquer aux enfants l'inexplicable, nommer l'innommable, et ça, c'est particulièrement difficile, j'y reviendrai
JEAN-MICHEL APHATIE
Difficile
NAJAT VALLAUD-BELKACEM
Mais aussi pour gérer leurs émotions et leurs réactions. Pour ce qui me concerne
JEAN-MICHEL APHATIE
Et ces réactions constituaient une surprise tout de même, on peut le dire ?
NAJAT VALLAUD-BELKACEM
Pour ce qui me concerne, j'ai écrit à tous les enseignants pour leur demander de faire respecter la minute de silence le lendemain, mais aussi d'ouvrir la discussion et les échanges, de ne surtout pas faire comme si de rien n'était. Et le lendemain, je tiens d'abord à préciser que dans l'immense majorité des établissements, les choses se sont bien passées, la minute de silence a bien été respectée, et les enseignants ont pu conduire ce dialogue, il y a eu des incidents qui se sont produits en effet
JEAN-MICHEL APHATIE
Nombreux
NAJAT VALLAUD-BELKACEM
On les recense, je le disais hier à l'Assemblée nationale, nous sommes à peu près à 200 incidents qui ont été recensés, une centaine ont eu lieu pendant la minute de silence
JEAN-MICHEL APHATIE
Pas plus ?
NAJAT VALLAUD-BELKACEM
D'autres se sont produits dans les jours qui ont suivi, parce que
JEAN-MICHEL APHATIE
200, ça paraît un chiffre faible par rapport à tous les témoignages que l'on paraît enregistrer
NAJAT VALLAUD-BELKACEM
Ça n'est pas exhaustif, ça n'est en effet pas exhaustif. Les 200
JEAN-MICHEL APHATIE
De loin, sans doute
NAJAT VALLAUD-BELKACEM
Sont déclaratifs, ils signifient que l'enseignant n'a pas réussi au sein de sa classe à régler le problème et l'a fait remonter au chef d'établissement, lequel l'a fait remonter à l'Académie. Donc bien sûr, ça n'est pas exhaustif, et d'autres malaises, d'autres situations difficiles ont pu être vécus par les enseignants, qui m'écrivent d'ailleurs beaucoup, donc j'ai aussi un contact direct pour le constater. Et tout cela pose d'évidence la question de la formation des enseignants, sont-ils aujourd'hui suffisamment armés, suffisamment outillés pour répondre à des questions comme le deux poids, deux mesures, Madame, Monsieur, on veut bien respecter votre minute de silence, mais le problème, c'est que, on ne comprend pas la liberté d'expression telle que vous nous l'expliquez, pourquoi est-ce que dans un cas, on la vénère, et dans d'autres cas, on la condamne
JEAN-MICHEL APHATIE
Pourquoi est-ce qu'on l'accorde à Charlie Hebdo et pas à DIEUDONNE ?
NAJAT VALLAUD-BELKACEM
C'est ça le sous-entendu
JEAN-MICHEL APHATIE
C'est ce que vous voulez dire.
NAJAT VALLAUD-BELKACEM
Oui, c'est vrai, c'est tragique, cette tuerie des journalistes de Charlie Hebdo, mais est-ce qu'ils n'étaient pas allés trop loin dans leurs dessins ? Vous voyez que ce sont des questionnements qui sont tellement complexes qu'on ne peut pas les éluder comme cela et qu'il faut qu'on forme davantage nos enseignants à y répondre
JEAN-MICHEL APHATIE
On a été surpris quand même par toutes ces réactions, pour dire la vérité, on n'imaginait pas, peut-être par méconnaissance de la situation réelle dans les classes, on n'imaginait pas que, il pourrait y en avoir autant aussi violentes ; vous-même, avez-vous été surprise, Najat VALLAUD-BELKACEM ?
NAJAT VALLAUD-BELKACEM
A nouveau, je pense qu'il faut distinguer ce qui relève de la provocation violente, comme vous dites, c'est-à-dire la perturbation d'une minute de silence qu'on ne peut pas accepter, tout ce qui s'est produit d'intolérable, l'institution scolaire ne le tolèrera pas, et des sanctions fermes sont prises en ce moment même
JEAN-MICHEL APHATIE
Donc des élèves sont expulsés ?
NAJAT VALLAUD-BELKACEM
Absolument, des conseils de discipline sont convoqués, des parents sont présents dans les établissements scolaires pour que le rappel à l'ordre de leur enfant se fasse en leur présence, parce que, bien évidemment, les choses se poursuivent après à la maison. Donc il y a beaucoup de choses aussi que l'enfant entend à la maison et qu'il ne fait que répercuter. Donc il y a des sanctions, il y a du dialogue éducatif. Il y a dans les cas les plus graves, je le disais, une transmission à la police et à la gendarmerie et à la justice, parce qu'il y a eu aussi des propos très graves ou voire des actes, des bagarres qui ont largement dégénéré, voilà, qu'on ne pouvait pas traiter à la légère, et à côté de ces incidents très graves, je vous le redis, il y a des choses qui sont moins de l'ordre de l'incident que de l'ordre du questionnement, et qui d'ailleurs interrogent notre société tout entière, parce qu'il faut que vous compreniez une chose, c'est que l'école est le révélateur des incompréhensions qui traversent l'ensemble de la société.
JEAN-MICHEL APHATIE
Des incompréhensions ou des difficultés de l'intégration
NAJAT VALLAUD-BELKACEM
Absolument
JEAN-MICHEL APHATIE
Parce que ceci concerne principalement il faut le nommer les Français d'origine musulmane, de culture musulmane, qui ont du mal, des jeunes élèves qui, peut-être, dans leur famille ont des échos qu'ils peuvent restituer, qui ont du mal quelquefois à accepter la laïcité, la liberté d'expression, on peut le dire comme ça, Najat VALLAUD-BELKACEM ?
NAJAT VALLAUD-BELKACEM
Moi, je voudrais quand même préciser une chose pour ne pas se quitter sur un malentendu, les incidents dont on vient de parler, les 200, ils se sont déroulés dans tous types d'établissements, et sur tous les territoires français, vraiment, j'insiste là-dessus
JEAN-MICHEL APHATIE
Pas que dans les cités
NAJAT VALLAUD-BELKACEM
Ils ne sont pas le propre d'un département ou d'une cité, ils se sont déroulés partout, c'est pour ça que je vous dis
JEAN-MICHEL APHATIE
Vous rendrez publique la carte des incidents dont vous avez été saisi, parce qu'on dit 200, mais finalement, on n'a pas de vision précise de ce qui s'est passé ?
NAJAT VALLAUD-BELKACEM
Oui, de fait, moi, je suis pour la plus grande transparence, parce que c'est la meilleure façon d'éviter la rumeur et les fantasmes. Donc ces incidents, ils se sont déroulés partout, je le disais, l'école, de ce point de vue, est assez représentative de ce qu'est la société ; et ces incompréhensions des valeurs républicaines, ça n'est pas simplement le fait d'enfants issus de l'immigration, parfois, des enfants qui sont nés en France depuis plusieurs générations en France se posent aussi des questions par rapport à ces valeurs républicaines qu'on a du mal à leur expliquer, et c'est pour ça que j'estime que nous avons un rôle majeur à jouer, nous, l'école, et surtout, à matérialiser dans leur vie quotidienne, et c'est pour cela que la réflexion nous amène à faire en sorte que l'école soit capable d'inculquer davantage ces valeurs au quotidien en les faisant pratiquer aux enfants, c'est-à-dire développer leur esprit critique, développer le débat contradictoire, leur apprendre à travailler ensemble, c'est pour ça que je disais hier que, en quelque sorte, l'école n'avait pas été à la hauteur jusqu'à présent, parce qu'elle n'a pas su développer tout ça chez les enfants. Ça n'est pas faute d'enseignants de bonne volonté, c'est faute d'outils pour le faire, et c'est ce que nous allons construire.
JEAN-MICHEL APHATIE
On a laissé passer trop de choses à l'école, c'est Manuel VALLS qui l'a dit mardi, dans son discours à l'Assemblée nationale. On a laissé passer trop de choses à l'école ; que voulait-il dire ?
NAJAT VALLAUD-BELKACEM
Ce qu'on a laissé passer plus que tout, je crois, c'est notre capacité à débriefer, pardon d'utiliser ce terme, débriefer avec les élèves de ce qu'ils vivent en dehors de l'école, comprenez-moi, le problème principal auquel nous sommes confrontés, j'en suis persuadée aujourd'hui, c'est que comme me le disait un chercheur, alors qu'il y a vingt ou trente ans, 90% de ce qu'apprenait un enfant, un élève, lui provenait, soit de ses parents, soit de l'école, aujourd'hui, la proportion s'est inversée, et ça n'est plus que 10% de ce qu'apprend un enfant qui lui provient de ses parents ou de l'école, tout le reste lui provient des images qu'il voit sur Internet, à la télévision. Or, que trouve-t-il sur Internet ? Il trouve notamment ces théories du complot, qui sont en train, vraiment, qui sont en train de miner une partie de notre jeunesse, un jeune sur cinq aujourd'hui adhère aux théories du complet, ce conspirationnisme
JEAN-MICHEL APHATIE
Complot concernant ces attentats, vous voulez dire, ou en général ?
NAJAT VALLAUD-BELKACEM
Oui, concernant tout, c'est-à-dire, la remise en cause des institutions de la République, de la crédibilité à la fois des hommes politiques, mais aussi des médias, et à partir du moment où on ne croit plus à rien, où on est dans le relativisme le plus total, vous voyez, en quelque sorte, quand vous faites une recherche sur Google, sur Shoah, et que vous avez, sur un même plan, des travaux de VIDAL-NAQUET et des travaux de FAURISSON, eh bien, pour un jeune, c'est très compliqué de se retrouver dans tout ça, et ce que nous avons peut-être un peu raté jusqu'à présent à l'école, c'est de réussir à faire le pont entre ce que ce jeune découvre sur Interne et qu'il ne sait pas trier et ne pas faire la part entre l'information et la rumeur, et ce qu'on doit lui apprendre pour l'aider à y voir plus clair et à se construire en citoyen.
JEAN-MICHEL APHATIE
On a laissé passer trop de choses à l'école, voilà, comment identifier le problème, Claude GUEANT, ancien ministre de l'Intérieur, qui était avec nous lors d'une édition spéciale la semaine dernière.
CLAUDE GUEANT
Il y a un terme à mettre à la bienveillance que nous avons eue à l'égard des communautarismes, il faut absolument mettre un terme à une situation dans laquelle, dans certaines écoles de la République française, il y a des périodes ou des faits de l'histoire qu'on ne peut plus enseigner, parce qu'une partie des élèves ou des parents ne le veulent pas !
JEAN-MICHEL APHATIE
Tout le monde le sait. Ça existe, l'enseignement de la Shoah, certaines questions philosophiques ne peuvent pas être traitées. Et Claude GUEANT, quand il parle de communautarismes, il dit quelque chose que tout le monde ressent.
NAJAT VALLAUD-BELKACEM
Il y a eu un rapport, le rapport OBIN, qui est sorti en 2004, sur ces sujets, qui a tiré la sonnette d'alarme, sur le fait, en effet, que dans certains établissements, les enseignants venaient quasiment à s'autocensurer tellement des sujets pouvaient être délicats à aborder en classe. Depuis, des choses ont été faites, notamment sur la question de l'enseignement laïc du fait religieux, qui a été introduit, qui est dans les programmes, c'est pour ça qu'il faut qu'on fasse attention, et que je veux prendre le temps de la consultation avant d'annoncer des mesures précipitamment, c'est que, il y a des choses qui existent dans les programmes, après, vous me direz, ce n'est parce qu'elles existent dans les programmes qu'elles sont forcément bien faites, d'où la question de la formation continue, et pas seulement initiale, nous avons rétabli l'initiale, mais il faut faire plus pour la continue des enseignants. D'où la nécessité aussi d'appuyer ces enseignants par des professionnels aguerris, qui soient en capacité de venir physiquement sur le terrain, à leurs côtés, dans une classe quand ils n'ont pas réussi à aborder un sujet ou à trouver les bons arguments, et les y aider. Et c'est ce que, d'ailleurs, j'ai demandé aux recteurs d'envoyer dans tous les établissements qui ont connu les difficultés qu'on évoquait tout à l'heure.
JEAN-MICHEL APHATIE
Pour en terminer, nous entendions tout à l'heure sur l'antenne une enseignante, Manon, 27 ans, elle enseigne en CE1, tous les lundis, elle fait chanter la Marseillaise à ses élèves. Vous pourriez généraliser une mesure comme ça, Najat VALLAUD-BELKACEM ?
NAJAT VALLAUD-BELKACEM
Je l'ai dit, je ne ferai pas d'annonce intempestive ici, mais il y a une chose qui est ressortie très clairement pour moi des consultations de ce début de semaine, c'est que ce dont souffrent aussi nos élèves, c'est d'une perte de repères, et que la question des rites à l'école et la question du respect et de l'autorité, oui, elle se pose. Il y a besoin pour les élèves, dans un cadre scolaire, en effet, de se reconnaître dans une communauté qui peut se matérialiser, pourquoi pas, par des rites, est-ce que c'est chanter la Marseillaise ? Est-ce que ce sont d'autres rites, comme le fait par exemple d'imposer aux élèves de se lever lorsqu'un adulte entre dans la classe ? Enfin, il y a des choses comme ça qui me paraissent ne pas devoir être prises à la légère, parce que nous avons aussi à apprendre aux élèves le respect, le respect de la force de la loi, le respect de l'autorité.
JEAN-MICHEL APHATIE
A quel moment vous ferez les annonces ?
NAJAT VALLAUD-BELKACEM
La semaine prochaine, comme l'a indiqué le Premier ministre, nous y travaillerons jeudi.
JEAN-MICHEL APHATIE
Najat VALLAUD-BELKACEM, ministre de l'Education, était l'invitée de RTL ce matin.
YVES CALVI
Merci à tous les deux.
Source : Service d'information du Gouvernement, le 16 janvier 2015