Déclaration de M. Laurent Fabius, président de l'Assemblée nationale, sur la carrière et la personnalité de M. Michel Crépeau, Paris le 2 juin 1999.

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Circonstance : Hommage à la mémoire de M. Michel Crépeau, député de Charente maritime, à l'Assemblée nationale le 2 juin 1999

Texte intégral

Monsieur le Premier ministre,
Mes chers collègues,
Mesdames et Messieurs, chers amis,
Existe-t-il une belle mort ? En tout cas, certaines sont clairement porteuses de sens. Lorsque le 23 mars dernier, quelques secondes seulement après quil eut interrogé le Gouvernement sur la situation de lépargne populaire, Michel Crépeau sest affaissé sur son siège, puis a été étendu, inanimé, au centre de notre hémicycle, ce fut la stupeur. Et quelques jours plus tard, un très grand chagrin lorsque nous apprîmes quil ne reviendrait pas à la vie. Michel Crépeau est mort ici, cest-à-dire au cur de la démocratie, cest-à-dire chez lui.
Démocrate, républicain, parlementaire : ces trois mots formaient en effet sa devise. A 18 ans, il les avait déjà inscrits au fronton de sa constitution personnelle. Avec enthousiasme, comme tout ce quil faisait, il défendait les valeurs de liberté, dégalité et de fraternité. Il nétait pas du genre à disserter sombrement sur la joie, il ne séparait jamais sa conviction et sa vie, il avait lhumanisme communicatif. Il portait passionnément les vertus de solidarité, de laïcité et de modernité, parce quelles contribuent à rendre lhomme meilleur.
Michel Crépeau, avocat, était le défenseur de toutes les causes qui font reculer lobscurantisme. Radical, praticien du franc-parler, fils dun inspecteur des écoles primaires, il sest battu toute sa vie pour que légalité des chances et la justice sociale demeurent les points cardinaux de sa formation et de son pays. Mendésiste, refusant les compromissions, il a contribué à refonder son parti. Après Gambetta, Clemenceau et Caillaux, héritier vigilant dune part essentielle de lidéologie française, adepte dun juste milieu quil ne situait pas au centre, il incarnait un radicalisme authentique, inscrit dans lépaisseur dune histoire et dun terroir. Tel était Michel Crépeau.
En 1981, il sétait lancé dans la compétition électorale au niveau le plus élevé, sans perspective immédiate de succès. Pourquoi ? Pour faire partager sa vision de la vie. Parce quil pensait que ce sont les utopies qui font bouger le monde. Au second tour, avec ferveur, il apporta, en homme du rassemblement de la gauche, près dun million de voix à François Mitterrand quil ne cessa jusquau bout dadmirer. Naurait-ce été que pour une seule des 110 propositions dalors -labolition de la peine de mort-, il soutint vigoureusement son projet dalternance.
Il fut un des ministres du Gouvernement de Pierre Mauroy, puis du mien. A lenvironnement, où il excellait. Au commerce et à lartisanat, où sa connaissance des dossiers faisait autorité. Comme Garde des sceaux, brièvement, où il lui semblait aussi important de lutter contre les injustices que de construire la justice. Partout, loin des excès et des conservatismes, communiquant à tous cette confiance qui fait la force du sentiment républicain.
Michel Crépeau était lhomme dun enracinement et dun attachement. Un homme atlantique, né en Vendée, lycéen à Rochefort, étudiant à Bordeaux, inscrit et plaidant depuis un demi-siècle au barreau de la Rochelle. Au centre du quadrilatère qui va de Niort à Angoulême, de Poitiers à lîle de Ré, au service dune ville à laquelle il sut donner ses rêves. Pendant près de trente ans, Michel Crépeau fut lartisan imaginatif de la transformation de sa cité. Il développa naturellement La Rochelle à son image : accueillante et conviviale, innovante et amicale. Il lui offrit une dimension culturelle et universitaire exceptionnelle. Il redressa les remparts, planta des arbres, pratiqua lécologie communale avant beaucoup, multiplia les chantiers et les travaux pour donner à ses administrés tranquillité et art de vivre, pour créer des quartiers piétonniers, introduire des véhicules électriques, mettre à disposition de chacun les fameux vélos jaunes, instaurer la journée sans voiture, semer des jardins ouvriers, inaugurer le tri sélectif. TGV, bus de mer, francofolies, musée maritime, les gouvernements, tous les Gouvernements se souviennent de son effervescence municipale qui faisait courir et sessouffler des services de lEtat qui nen pouvaient mais... Michel Crépeau était un maire pour toutes les saisons, lui qui, se proclamant jacobin, savait que cest pourtant près dun clocher ou dun mail, dans ce territoire quon sest choisi et par lequel on a été choisi, que se font les réalisations concrètes pour lépanouissement de chacun, là quon recueille les fruits dune action, dune gestion, dune passion. Son uvre, nous le savons, sera poursuivie.
Il était député de lAunis. Sa voix, son humour et sa verve résonnèrent souvent dans notre hémicycle. Il présidait une formation parlementaire qui nétait pas numériquement la plus grande. Quimporte, il se chargeait de le rappeler lui-même dune pirouette, relevant autour de la table de la conférence des présidents quil était le seul à y représenter trois groupes, et estimant que, quitte à être plurielle, la partie de la majorité quil dirigeait ne devait pas lêtre à moitié. Sous sa houlette ferme et débonnaire, les membres de son groupe savaient que, de temps à autre, leur parfaite harmonie nempêchait pas leur totale autonomie ; celle-ci ne mettait cependant jamais Michel Crépeau dans lembarras ou, si cétait le cas, son rire len débarrassait aussitôt. Il fut un grand parlementaire.
Michel Crépeau était éloquent. La vraie éloquence, celle qui na pas été détruite par le plan en deux parties et deux sous-parties, celle qui parle au coeur. Sens de la formule et de la répartie, la forme de son expression donnait une vigueur complémentaire à sa conviction. Il savait et montrait quun même amendement peut être à la fois juridiquement ciselé et défendu avec bonne humeur. Le rire était sa vérité et sa ruse, une sorte de masque de pudeur. Nous mesurions, nous tous, combien ses improvisations venaient de loin et nous les admirions parce que, développées sur un ton qui empruntait à la fois à Guitry et à Arletty, elles sonnaient juste par leur authenticité. Nous avions compris que chez ce militant de la synthèse constructive, lil ouvert sur les plaisirs de la vie et sur la beauté du monde, une partie du talent consistait à ne pas assommer l'allié ou l'adversaire par dévidentes qualités intellectuelles mais à mettre en avant, auprès de collègues et de collaborateurs, damis et délecteurs, de non moins incontestables qualités de cur. Ainsi avait-il mené son dernier combat, un combat de principe, contre ce quil considérait avec raison comme une dérive grave : les abus de la détention provisoire.
Force et douceur donc, fermeté sur les choix et absence de dogmatisme, réconcilier sans transiger, apaiser sans affadir. Michel Crépeau organisait le mélange. Jouait-il
« un » rôle ? Non, il assumait « son » rôle. Il savait que la réforme a besoin de révolte et de raison et ne reconnaissait quun seul arbitre : le suffrage universel. Président de son parti, membre du gouvernement, élu local, son existence et son parcours sinscrivent en faux éclatant contre cette idée pourtant reçue qui voudrait quun homme public soit loin de ceux qui lont élu. Proche du peuple, il aura constamment bien mérité de sa ville, du Parlement et de la République.
Michel Crépeau cultivait des fleurs bleues dazur comme le ciel de Charente, il aimait contempler celui-ci chargé de nuages, gonflé diode et de vent, et soudain lumineux. Son jardin personnel souvrait sur lart, les bateaux, la mer. Comme Montaigne, il choisissait en toutes situations de « rester lui même », cultivant une pensée libre qui, à travers des textes quil avait lui-même écrits, sut, au jour de son enterrement, envahir la cathédrale. Républicain modéré, mais pas modérément républicain, constamment européen, politiquement toujours droit, il aimait les gens et il était aimé deux. Ils furent très nombreux beaucoup dentre nous en étions-, venus de tous les horizons, à sincliner une dernière fois devant le catafalque de ce grand démocrate gentilhomme.
Mes chers collègues, voici quelques semaines, le cur généreux de Michel Crépeau sest donc arrêté. Il disait souvent « vivre, cest marcher. Face au vent sil le faut » ; et voilà quune bourrasque la abattu. Lui qui avait confié un jour à un de ses proches quil rêvait de partir comme Molière, lui, lami souriant, le parlementaire dans lâme, il est parti, ici.
Jai reçu de lépouse de Michel Crépeau, à laquelle je souhaite dire ainsi quà sa famille et à ses proches notre peine très profonde, une lettre que je veux vous lire, car je lai reçue avec émotion, je pense que vous partagerez cette émotion, et cette lettre nous est à tous destinée.
« Monsieur le Président,
Je ne serai pas physiquement présente car je ne souhaite pas revoir le haut lieu dans lequel la voix si particulière de Michel a résonné tant de fois et où elle sest tue à jamais ce 23 mars.
Je voulais simplement que vous sachiez quau moment où vous lui rendrez hommage, je serai près de lui avec un bouquet de roses de son jardin. Si cela vous est possible, jaimerais que vous demandiez ce jour-là à chacun dimaginer un petit cimetière de Saint-Maurice, à la Rochelle ; il repose sous un grand laurier et sur sa tombe, cette réflexion superbe quil avait livrée à Jean-Yves Boulic, en 1979, pour la rédaction du livre « Questions sur lessentiel », va être gravée :
« Jaccepte de mourir en tant quindividu, dès lors, quil me sera permis déprouver au jour de ma mort le sentiment davoir accompli ma part dhumanité. Cest à travers elle que je survivrai. »
(Source http://www.assemblee-nationale.fr, le 04 juin 1999)

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