Texte intégral
Monsieur le Président de la Banque mondiale,
Monsieur le Directeur général du Fonds monétaire international,
Messieurs les Ministres,
Mesdames et Messieurs les Ambassadeurs,
Mesdames et Messieurs,
C'est un grand plaisir pour moi que d'ouvrir - avec vous, Monsieur le Président Wolfensohn - cette première conférence européenne sur le développement.
Au cours des deux dernières années, des secousses successives ont affecté l'économie mondiale. Elles ont montré que la croissance mondiale peut être fragilisée et que la stabilité financière est un "bien commun" au monde en développement et au monde industrialisé. Elles nous invitent aussi - et c'est la seule vertu des crises - à remettre en question les idées reçues et, parfois, les politiques qu'elles inspiraient. Les certitudes s'estompent, les paradigmes révèlent leur fragilité. Ainsi, les crises récentes rendent-elles plus nécessaire encore une réflexion sur les instruments d'une meilleure gouvernance mondiale.
Un débat pluraliste et ouvert, associant les économistes et des décideurs des divers continents, est fécond pour l'action d'une institution internationale. La Banque mondiale l'a bien compris, lorsqu'elle a lancé il y a onze ans déjà, à Washington, la Conférence annuelle sur l'économie du développement - dite conférence ABCDE -, pour faire régulièrement le point, avec la communauté scientifique, de la réflexion sur les grands problèmes du développement. Je me réjouis que la Banque mondiale ait souhaité réunir, mais cette fois en Europe, une conférence de ce type.
J'ai moi-même ressenti, comme Premier ministre, le besoin d'éclairer les choix économiques du gouvernement français par les débats d'une institution de réflexion pluraliste C'est pourquoi j'ai créé, il y a deux ans, le Conseil d'analyse économique. Par la qualité des travaux de ses membres, il s'est imposé en France, dans le débat économique, comme une instance précieuse.
Je suis heureux que la Banque mondiale l'ait choisi comme partenaire pour organiser, en France, cette première Conférence européenne sur le développement. Je me félicite de voir rassemblée ce matin, au ministère de l'Economie, des Finances et de l'Industrie - que je veux remercier de son accueil -, la communauté des économistes, autour de sujets aussi essentiels que le développement, la gouvernance de l'économie mondiale et l'équité.
Dans cette perspective, je voudrais insister, au cours de mon intervention, sur trois points :
. la nécessité d'une approche globale et équilibrée du développement ;
. l'importance de favoriser l'insertion des pays en développement dans l'économie mondiale ;
. l'urgence d'une vraie "gouvernance" de l'économie internationale.
Pour être efficace, notre approche du développement doit être équilibrée et globale.
Le développement est un tout. Il ne saurait se réduire à ses seuls aspects économiques et financiers. Il doit favoriser la transformation de la société, tout en préservant ses valeurs fondamentales. C'est pourquoi il n'y a pas de modèle universel de développement. L'expérience montre qu'une stratégie de développement doit s'inscrire dans l'histoire et 1a réalité sociale de chaque pays. C'est la qualité de cette transformation de la société qui fait le succès d'une stratégie de développement, comme l'a bien si bien décrit Joseph Stiglitz dans une conférence récente.
La reconstruction - en moins d'une génération - des économies européennes après la seconde guerre mondiale, le formidable développement de l'Asie du Sud-Est, puis celui de l'économie chinoise au cours des dernières décennies : tous ces événements majeurs de l'histoire économique soulignent que le niveau d'éducation de la population et la capacité collective à assimiler les connaissances nouvelles sont des facteurs essentiels du développement à long terme.
La qualité des politiques économiques, le rythme d'accumulation du capital, l'accès aux nouvelles technologies comme l'insertion dans l'échange international ont une importance décisive. Bien souvent leurs effets favorables vont au-delà de ce que décrit l'analyse économique traditionnelle. Mais, isolés, ces facteurs ne suffisent pas à fonder une stratégie. Ils doivent, pour cela, s'inscrire dans la réalité sociale des nations et diffuser dans toutes les sphères de la société. Rien n'est plus éloigné d'une société développée qu'une société duale, où des secteurs modernes coexistent avec la grande pauvreté engendrée par la déstructuration des sociétés traditionnelles. Il n'y a pas de véritable progrès économique sans progrès social. La démocratie, les Droits de l'Homme, la bonne gestion des affaires publiques sont des facteurs fondamentaux du développement.
L'aide au développement doit donc miser sur l'éducation comme facteur de croissance à long terme Elle doit favoriser la maîtrise de leur développement par les pays concernés. C'est là précisément le sens du mot "coopération". Cette aide doit être attentive à la réduction des inégalités et concentrer ses efforts au bénéfice des populations les plus défavorisées. Elle doit s'attacher au respect des Droits de l'Homme, à l'égalité entre femmes et hommes et à la construction de l'Etat de droit. Il n'y a pas non plus de développement durable sans préservation de l'environnement, sans respect de la biodiversité. sans garantie des droits des générations futures Ce sont ces priorités que la France entend privilégier dans sa politique d'aide au développement.
La proposition du président Wolfensohn d'un cadre de développement intégré rejoint cette vision globale et équilibrée du développement que je viens d'évoquer.
Les pays en développement ne constituent pas un ensemble unifié. Les politiques de coopération doivent donc tenir compte de cette diversité.
Pour les économies émergentes, l'ouverture au commerce international et les flux de capitaux privés jouent un rôle primordial. C'est en contribuant à la stabilité du système monétaire et financier international et en associant plus étroitement ces pays à l'élaboration de règles et de normes communes que nous pourrons leur garantir les conditions d'un développement équilibré. J'y reviendrai dans un instant.
Pour les pays les moins avancés, la priorité doit aller à la satisfaction des besoins fondamentaux : la sécurité alimentaire, la santé, l'éducation, la constitution ou le renforcement d'institutions solides, la protection de leurs richesses naturelles. De ce point de vue, l'aide publique au développement joue un rôle essentiel. Elle est nécessaire à la réalisation des infrastructures de base, comme l'efficacité des administrations dont le bon fonctionnement contribue au succès des programmes d'investissement. Les bénéfices à en attendre pour la communauté internationale apparaîtront à long terme, mais ils sont considérables : il s'agit en effet d'éviter la marginalisation des économies pauvres, qui nourrit l'instabilité et les crises politiques, les grands trafics, la détérioration de l'environnement - voire met en cause la survie même de populations entières.
Le poids de la dette reste toutefois, pour ces pays, le premier obstacle au développement. Dans un cadre bilatéral, la France a décidé des annulations de dette lors de la dévaluation du Franc CFA et, l'an dernier, pour venir en aide aux quatre pays touchés par le cyclone Mitch. Elle est à l'origine de l'initiative engagée à Lyon, en 1996, en faveur des pays très endettés. Aux réunions des ministres des finances du G7, le gouvernement français a fait, par la bouche de Dominique Strauss-Kahn, des propositions pour alléger la dette des pays les plus pauvres. Elles sont fondées sur trois principes :
. la solidarité, qui nous invite à accorder aux pays les plus pauvres le traitement le plus favorable :
. l'équité, qui exige un partage équilibré de l'effort financier. Avec le Japon, la France est un des pays qui ont le plus contribué au financement des pays les plus pauvres. C'est pourquoi nous avons invité les Etats membres du G7, avec l'OCDE et du Club de Paris, non seulement à annuler leurs créances résiduelles, mais aussi à faire de nouveaux efforts pour contribuer au coût de ces mesures pour les institutions financières internationales et pour répondre directement aux besoins des pays en développement.
. la responsabilité, qui justifie que ces mesures de soutien exceptionnel bénéficient d'abord aux pays qui se distinguent par une bonne gestion des affaires publiques et qui choisissent de faire porter les marges dégagées par l'allégement de leur dette, sur les secteurs prioritaires du développement social, l'éducation et la santé.
Je me réjouis que le G7, où le président de la République représentait la France, soit parvenu hier à un accord qui permettra de mettre en oeuvre ces orientations.
Chaque année, la France consacre à l'aide publique au développement un effort deux fois supérieur à la moyenne des pays développés. Mon gouvernement maintiendra cet effort dans le cadre d'une politique renouvelée. A travers la réforme de la coopération française, qu'évoquera demain le ministre délégué à la Coopération et à la Francophonie, M. Charles Josselin, le gouvernement a souhaité tourner définitivement la page de relations empreintes d'habitudes post-coloniales, au profit d'une politique plus transparente, solidaire envers les pays les plus pauvres, et qui réponde à leurs aspirations démocratiques.
Mesdames et Messieurs.
Dans le même temps, nous devons favoriser l'insertion des pays en développement dans l'échange international.
Dans un monde interdépendant, l'existence de règles et d'institutions garantes de leur respect est la meilleure protection pour les économies les plus faibles, dont l'ouverture sur l'extérieur est à la fois nécessaire et risquée. C'est pourquoi nous devons renforcer le rôle des institutions multilatérales et assurer une meilleure coopération entre elles.
Les économies des pays pauvres restent très concentrées sur les matières premières et les produits de base. Elles sont particulièrement vulnérables aux retournement de conjoncture et souffrent aujourd'hui de la contraction de la demande mondiale et de la baisse des prix des matières premières. Elles ont été progressivement marginalisées dans le commerce mondial, passant de 1,5 % des échanges en 1970 à 0,3 % aujourd'hui.
Pour lutter contre cette exclusion progressive, les pays développés doivent offrir un accès privilégié à leurs marchés. L'Union européenne l'a proposé aux pays les moins avancés. Parallèlement, elle s'est engagée dans une démarche de libéralisation des échanges et de coopération renforcée avec un nombre croissant de pays. Elle soutient les initiatives d'intégration régionale entre économies en développement.
Les accords de Barcelone avec les pays méditerranéens et la nouvelle étape de la Convention de Lomé - en cours de négociation avec les pays de la zone Afrique, Pacifique et Caraïbes - devraient créer à terme les plus vastes zones d'échanges et de coopération entre pays industrialisés et pays en développement. La Convention de Lomé 5 offrira ainsi un cadre de dialogue original, où les gouvernements, les ONG et les acteurs privés échangeront leurs vues sur les règles de droit, les institutions, le rôle et le fonctionnement des Etats, donnant ainsi un contenu réel à la notion de partenariat.
L'ouverture de ces économies est source de nouvelles richesses et de progrès ; mais elle est aussi source de bouleversements qu'il faudra accompagner. Le mouvement de libéralisation doit donc être encadré. Les accords d'intégration régionale - sans entrer en contradiction avec l'approche multilatérale - contribuent bâtir les institutions nécessaires à cet encadrement.
De même, il faut renforcer la régulation multilatérale des échanges. Un demi-siècle après la Charte de la Havane, le monde s'est doté d'une Organisation mondiale du commerce. L'Europe s'est battue pour son existence. Et nous pouvons aujourd'hui oeuvrer à son succès. Un nombre croissant de pays veulent y adhérer, les conflits commerciaux sont traités par des procédures multilatérales et objectives, acceptées librement par tous les membres de l'OMC.
Les négociations commerciales, à l'image de la mondialisation économique, touchent de nombreux domaines de la vie sociale. Les choix nationaux ou régionaux en matière de santé publique, d'environnement ou de services publics ne peuvent être évalués à l'aune des seules règles commerciales qui n'ont pas été conçues pour englober des domaines aussi divers. La libéralisation des échanges commerciaux n'est "soutenable" que si elle reste cohérente avec les valeurs fondamentales de chaque société. Il est donc nécessaire que d'autres institutions internationales contribuent à la définition de règles et de normes pour encadrer cette libéralisation : dans le domaine de l'environnement, à travers les accords multilatéraux d'environnement ; dans le domaine des normes sociales, par le renforcement de l'Organisation internationale du travail ; last, but not least, dans le domaine de la sécurité alimentaire.
Le nouveau cycle de négociations qui va s'engager en décembre prochain à l'OMC, devra pleinement prendre en compte ces préoccupations légitimes de la société civile : les règles multilatérales sur le commerce peuvent et doivent jouer un rôle déterminant dans la mise en oeuvre des normes adoptées dans d'autres enceintes, par des mécanismes d'encouragement notamment, et en intégrant pleinement le principe de précaution.
Mesdames et Messieurs,
La crise financière internationale a montré les faiblesses d'une régulation mondiale qui n'a pas atteint, dans ce domaine, le niveau requis par l'intensité des interdépendances financières.
La réponse aux déficiences de cette régulation appelle une réflexion approfondie. Le ministre de l'Economie, des Finances et de l'Industrie, M. Dominique Strauss-Kahn, aura l'occasion d'y revenir mercredi. Je mentionnerai cinq axes qui recouvrent certaines des préoccupations que vous aborderez au cours de ce colloque :
. le fonctionnement des marchés financiers,
. la libéralisation des mouvements de capitaux,
. la question des changes,
. la prévention et la gestion des crises,
. enfin la réforme institutionnelle.
La sphère publique comme le secteur privé ont des efforts déterminants à faire pour améliorer le fonctionnement des marchés financiers. Les politiques budgétaires, monétaires et financières doivent être suffisamment claires pour fournir aux acteurs de marché les éléments d'évaluation dont ils ont besoin. Cette transparence est tout aussi nécessaire pour le secteur privé. En particulier, les institutions à haut effet de levier - les hedge funds - peuvent présenter un risque systémique important comme l'a montré l'affaire LTCM. Il faut poursuivre les efforts engagés pour améliorer la supervision prudentielle des banques et étendre à ces fonds certaines règles de base en matière de transparence et de contrôle des risques. Il faut également progresser dans la remise en cause des pratiques illicites dans les places financières offshore.
En matière de libéralisation des mouvements de capitaux, la communauté internationale s'accorde désormais sur le principe d'une libéralisation ordonnée et progressive, cohérente avec l'état de développement des économies nationales et notamment de leur système bancaire. Je me réjouis de cette évolution, qui rejoint une préoccupation ancienne de la France et tourne le dos au plaidoyer pour une libéralisation sans conditions qui avait cours jusqu'à ces dernières années.
La crise a également illustré la déficience de certains systèmes de change, dans un univers où les mouvements de capitaux sont très largement libres. Il faut en tirer les leçons. Mais nous ne pouvons nous satisfaire d'une alternative n'offrant pour choix que deux régimes extrêmes : le flottement pur ou l'ancrage très rigide à une grande monnaie. Le flottement présente des risques pour des économies émergentes aux marchés financiers trop étroits. L'ancrage nominal est approprié dans certaines circonstances, mais il peut être coûteux à long terme, sauf s'il s'inscrit, comme ce fut le cas en Europe, dans la perspective d'une union monétaire. Nous avons donc besoin d'élaborer rapidement dans ce domaine une doctrine équilibrée et adaptée aux dimensions régionales.
S'agissant de la prévention des crises, la surveillance traditionnelle ne suffit pas. Le FMI s'est maintenant doté, avec la nouvelle facilité préventive, d'une capacité d'intervention en amont. C'est là un changement important qui, combiné au récent accroissement de ses ressources, lui permettra de réduire la fréquence des crises. En matière de gestion des crises, il existe aujourd'hui un consensus pour y associer plus étroitement le secteur privé, mais nous devons avancer rapidement dans l'application concrète de ce principe.
J'en viens à la réforme institutionnelle. Celle-ci est nécessaire pour donner aux institutions de Bretton Woods une légitimité, une représentativité et une responsabilité renforcées. Aujourd'hui, les ministres des Finances ne se réunissent formellement que deux fois par ans pour donner de grandes orientations. Je me réjouis que le "Comité intérimaire" du FMI ait cessé de l'être... Mais, au-delà des mots, il faut qu'il devienne, dans l'esprit de la proposition du gouvernement français, un véritable "Conseil" au sein duquel les ministres exerceront collectivement leurs responsabilités. Au terme d'un demi-siècle d'existence du Fonds, il n'est peut-être pas trop tôt pour mettre fin à une période "intérimaire"... Naturellement, ce Conseil doit rassembler tous les acteurs concernés et le président de la Banque mondiale y a donc toute sa place.
Mesdames et Messieurs,
L'Europe est souvent apparue en filigrane de mon propos. Elle est pourtant trop souvent absente, en tant que telle, dans les institutions de Bretton Woods - alors même qu'elle en est, de fait, le premier actionnaire.
Placée par l'Histoire au coeur des échanges - humains, culturels, économiques, commerciaux - entre continents, l'Europe a aujourd'hui une responsabilité particulière. Elle est déjà le premier contributeur de l'aide publique au développement Elle doit désormais progresser vers une vision commune, pour mettre en oeuvre des politiques de coopération mieux coordonnées. Parce que nous cumulons trois niveaux de coopération - bilatéral, communautaire et multilatéral -, nous devons nous assurer de la cohérence et de la complémentarité de nos actions sur le terrain.
C'est pourquoi nous devons construire une Europe du développement. L'Europe parle déjà d'une seule voix dans nombre d'enceintes internationales, à l'OMC où nous défendons une politique commune, ou dans le cadre des négociations environnementales. Nous devons progresser également dans ce sens au sein du FMI et de la Banque mondiale.
Puisque je parle d'Europe et de développement, comment ne pas évoquer pour finir le défi qui nous attend dans les Balkans. La tâche considérable de reconstruction au Kosovo et dans la région invite l'Europe à donner corps cette coordination. L'ancrage des Balkans à l'Europe exige que l'Union marche d'un même pas, aujourd'hui dans la paix, comme elle le fit hier, avec les Etats-Unis lors de l'intervention militaire. Notre projet politique commun est de bâtir des institutions démocratiques sans lesquelles il n'y aura pas de développement durable.
Depuis un demi-siècle, l'Europe a construit - et continue de construire - une intégration économique fondée sur une union de nations respectant la diversité culturelle et sociale des peuples qui la composent. Nourrie de cette expérience, elle peut, à l'ère de la mondialisation, contribuer à l'émergence d'une meilleure gouvernance mondiale. Je suis convaincu que les réflexions de cette première conférence européenne y contribueront fortement.
(Source http://www.premier-ministre.gouv.fr, le 22 juin 1999)
Monsieur le Directeur général du Fonds monétaire international,
Messieurs les Ministres,
Mesdames et Messieurs les Ambassadeurs,
Mesdames et Messieurs,
C'est un grand plaisir pour moi que d'ouvrir - avec vous, Monsieur le Président Wolfensohn - cette première conférence européenne sur le développement.
Au cours des deux dernières années, des secousses successives ont affecté l'économie mondiale. Elles ont montré que la croissance mondiale peut être fragilisée et que la stabilité financière est un "bien commun" au monde en développement et au monde industrialisé. Elles nous invitent aussi - et c'est la seule vertu des crises - à remettre en question les idées reçues et, parfois, les politiques qu'elles inspiraient. Les certitudes s'estompent, les paradigmes révèlent leur fragilité. Ainsi, les crises récentes rendent-elles plus nécessaire encore une réflexion sur les instruments d'une meilleure gouvernance mondiale.
Un débat pluraliste et ouvert, associant les économistes et des décideurs des divers continents, est fécond pour l'action d'une institution internationale. La Banque mondiale l'a bien compris, lorsqu'elle a lancé il y a onze ans déjà, à Washington, la Conférence annuelle sur l'économie du développement - dite conférence ABCDE -, pour faire régulièrement le point, avec la communauté scientifique, de la réflexion sur les grands problèmes du développement. Je me réjouis que la Banque mondiale ait souhaité réunir, mais cette fois en Europe, une conférence de ce type.
J'ai moi-même ressenti, comme Premier ministre, le besoin d'éclairer les choix économiques du gouvernement français par les débats d'une institution de réflexion pluraliste C'est pourquoi j'ai créé, il y a deux ans, le Conseil d'analyse économique. Par la qualité des travaux de ses membres, il s'est imposé en France, dans le débat économique, comme une instance précieuse.
Je suis heureux que la Banque mondiale l'ait choisi comme partenaire pour organiser, en France, cette première Conférence européenne sur le développement. Je me félicite de voir rassemblée ce matin, au ministère de l'Economie, des Finances et de l'Industrie - que je veux remercier de son accueil -, la communauté des économistes, autour de sujets aussi essentiels que le développement, la gouvernance de l'économie mondiale et l'équité.
Dans cette perspective, je voudrais insister, au cours de mon intervention, sur trois points :
. la nécessité d'une approche globale et équilibrée du développement ;
. l'importance de favoriser l'insertion des pays en développement dans l'économie mondiale ;
. l'urgence d'une vraie "gouvernance" de l'économie internationale.
Pour être efficace, notre approche du développement doit être équilibrée et globale.
Le développement est un tout. Il ne saurait se réduire à ses seuls aspects économiques et financiers. Il doit favoriser la transformation de la société, tout en préservant ses valeurs fondamentales. C'est pourquoi il n'y a pas de modèle universel de développement. L'expérience montre qu'une stratégie de développement doit s'inscrire dans l'histoire et 1a réalité sociale de chaque pays. C'est la qualité de cette transformation de la société qui fait le succès d'une stratégie de développement, comme l'a bien si bien décrit Joseph Stiglitz dans une conférence récente.
La reconstruction - en moins d'une génération - des économies européennes après la seconde guerre mondiale, le formidable développement de l'Asie du Sud-Est, puis celui de l'économie chinoise au cours des dernières décennies : tous ces événements majeurs de l'histoire économique soulignent que le niveau d'éducation de la population et la capacité collective à assimiler les connaissances nouvelles sont des facteurs essentiels du développement à long terme.
La qualité des politiques économiques, le rythme d'accumulation du capital, l'accès aux nouvelles technologies comme l'insertion dans l'échange international ont une importance décisive. Bien souvent leurs effets favorables vont au-delà de ce que décrit l'analyse économique traditionnelle. Mais, isolés, ces facteurs ne suffisent pas à fonder une stratégie. Ils doivent, pour cela, s'inscrire dans la réalité sociale des nations et diffuser dans toutes les sphères de la société. Rien n'est plus éloigné d'une société développée qu'une société duale, où des secteurs modernes coexistent avec la grande pauvreté engendrée par la déstructuration des sociétés traditionnelles. Il n'y a pas de véritable progrès économique sans progrès social. La démocratie, les Droits de l'Homme, la bonne gestion des affaires publiques sont des facteurs fondamentaux du développement.
L'aide au développement doit donc miser sur l'éducation comme facteur de croissance à long terme Elle doit favoriser la maîtrise de leur développement par les pays concernés. C'est là précisément le sens du mot "coopération". Cette aide doit être attentive à la réduction des inégalités et concentrer ses efforts au bénéfice des populations les plus défavorisées. Elle doit s'attacher au respect des Droits de l'Homme, à l'égalité entre femmes et hommes et à la construction de l'Etat de droit. Il n'y a pas non plus de développement durable sans préservation de l'environnement, sans respect de la biodiversité. sans garantie des droits des générations futures Ce sont ces priorités que la France entend privilégier dans sa politique d'aide au développement.
La proposition du président Wolfensohn d'un cadre de développement intégré rejoint cette vision globale et équilibrée du développement que je viens d'évoquer.
Les pays en développement ne constituent pas un ensemble unifié. Les politiques de coopération doivent donc tenir compte de cette diversité.
Pour les économies émergentes, l'ouverture au commerce international et les flux de capitaux privés jouent un rôle primordial. C'est en contribuant à la stabilité du système monétaire et financier international et en associant plus étroitement ces pays à l'élaboration de règles et de normes communes que nous pourrons leur garantir les conditions d'un développement équilibré. J'y reviendrai dans un instant.
Pour les pays les moins avancés, la priorité doit aller à la satisfaction des besoins fondamentaux : la sécurité alimentaire, la santé, l'éducation, la constitution ou le renforcement d'institutions solides, la protection de leurs richesses naturelles. De ce point de vue, l'aide publique au développement joue un rôle essentiel. Elle est nécessaire à la réalisation des infrastructures de base, comme l'efficacité des administrations dont le bon fonctionnement contribue au succès des programmes d'investissement. Les bénéfices à en attendre pour la communauté internationale apparaîtront à long terme, mais ils sont considérables : il s'agit en effet d'éviter la marginalisation des économies pauvres, qui nourrit l'instabilité et les crises politiques, les grands trafics, la détérioration de l'environnement - voire met en cause la survie même de populations entières.
Le poids de la dette reste toutefois, pour ces pays, le premier obstacle au développement. Dans un cadre bilatéral, la France a décidé des annulations de dette lors de la dévaluation du Franc CFA et, l'an dernier, pour venir en aide aux quatre pays touchés par le cyclone Mitch. Elle est à l'origine de l'initiative engagée à Lyon, en 1996, en faveur des pays très endettés. Aux réunions des ministres des finances du G7, le gouvernement français a fait, par la bouche de Dominique Strauss-Kahn, des propositions pour alléger la dette des pays les plus pauvres. Elles sont fondées sur trois principes :
. la solidarité, qui nous invite à accorder aux pays les plus pauvres le traitement le plus favorable :
. l'équité, qui exige un partage équilibré de l'effort financier. Avec le Japon, la France est un des pays qui ont le plus contribué au financement des pays les plus pauvres. C'est pourquoi nous avons invité les Etats membres du G7, avec l'OCDE et du Club de Paris, non seulement à annuler leurs créances résiduelles, mais aussi à faire de nouveaux efforts pour contribuer au coût de ces mesures pour les institutions financières internationales et pour répondre directement aux besoins des pays en développement.
. la responsabilité, qui justifie que ces mesures de soutien exceptionnel bénéficient d'abord aux pays qui se distinguent par une bonne gestion des affaires publiques et qui choisissent de faire porter les marges dégagées par l'allégement de leur dette, sur les secteurs prioritaires du développement social, l'éducation et la santé.
Je me réjouis que le G7, où le président de la République représentait la France, soit parvenu hier à un accord qui permettra de mettre en oeuvre ces orientations.
Chaque année, la France consacre à l'aide publique au développement un effort deux fois supérieur à la moyenne des pays développés. Mon gouvernement maintiendra cet effort dans le cadre d'une politique renouvelée. A travers la réforme de la coopération française, qu'évoquera demain le ministre délégué à la Coopération et à la Francophonie, M. Charles Josselin, le gouvernement a souhaité tourner définitivement la page de relations empreintes d'habitudes post-coloniales, au profit d'une politique plus transparente, solidaire envers les pays les plus pauvres, et qui réponde à leurs aspirations démocratiques.
Mesdames et Messieurs.
Dans le même temps, nous devons favoriser l'insertion des pays en développement dans l'échange international.
Dans un monde interdépendant, l'existence de règles et d'institutions garantes de leur respect est la meilleure protection pour les économies les plus faibles, dont l'ouverture sur l'extérieur est à la fois nécessaire et risquée. C'est pourquoi nous devons renforcer le rôle des institutions multilatérales et assurer une meilleure coopération entre elles.
Les économies des pays pauvres restent très concentrées sur les matières premières et les produits de base. Elles sont particulièrement vulnérables aux retournement de conjoncture et souffrent aujourd'hui de la contraction de la demande mondiale et de la baisse des prix des matières premières. Elles ont été progressivement marginalisées dans le commerce mondial, passant de 1,5 % des échanges en 1970 à 0,3 % aujourd'hui.
Pour lutter contre cette exclusion progressive, les pays développés doivent offrir un accès privilégié à leurs marchés. L'Union européenne l'a proposé aux pays les moins avancés. Parallèlement, elle s'est engagée dans une démarche de libéralisation des échanges et de coopération renforcée avec un nombre croissant de pays. Elle soutient les initiatives d'intégration régionale entre économies en développement.
Les accords de Barcelone avec les pays méditerranéens et la nouvelle étape de la Convention de Lomé - en cours de négociation avec les pays de la zone Afrique, Pacifique et Caraïbes - devraient créer à terme les plus vastes zones d'échanges et de coopération entre pays industrialisés et pays en développement. La Convention de Lomé 5 offrira ainsi un cadre de dialogue original, où les gouvernements, les ONG et les acteurs privés échangeront leurs vues sur les règles de droit, les institutions, le rôle et le fonctionnement des Etats, donnant ainsi un contenu réel à la notion de partenariat.
L'ouverture de ces économies est source de nouvelles richesses et de progrès ; mais elle est aussi source de bouleversements qu'il faudra accompagner. Le mouvement de libéralisation doit donc être encadré. Les accords d'intégration régionale - sans entrer en contradiction avec l'approche multilatérale - contribuent bâtir les institutions nécessaires à cet encadrement.
De même, il faut renforcer la régulation multilatérale des échanges. Un demi-siècle après la Charte de la Havane, le monde s'est doté d'une Organisation mondiale du commerce. L'Europe s'est battue pour son existence. Et nous pouvons aujourd'hui oeuvrer à son succès. Un nombre croissant de pays veulent y adhérer, les conflits commerciaux sont traités par des procédures multilatérales et objectives, acceptées librement par tous les membres de l'OMC.
Les négociations commerciales, à l'image de la mondialisation économique, touchent de nombreux domaines de la vie sociale. Les choix nationaux ou régionaux en matière de santé publique, d'environnement ou de services publics ne peuvent être évalués à l'aune des seules règles commerciales qui n'ont pas été conçues pour englober des domaines aussi divers. La libéralisation des échanges commerciaux n'est "soutenable" que si elle reste cohérente avec les valeurs fondamentales de chaque société. Il est donc nécessaire que d'autres institutions internationales contribuent à la définition de règles et de normes pour encadrer cette libéralisation : dans le domaine de l'environnement, à travers les accords multilatéraux d'environnement ; dans le domaine des normes sociales, par le renforcement de l'Organisation internationale du travail ; last, but not least, dans le domaine de la sécurité alimentaire.
Le nouveau cycle de négociations qui va s'engager en décembre prochain à l'OMC, devra pleinement prendre en compte ces préoccupations légitimes de la société civile : les règles multilatérales sur le commerce peuvent et doivent jouer un rôle déterminant dans la mise en oeuvre des normes adoptées dans d'autres enceintes, par des mécanismes d'encouragement notamment, et en intégrant pleinement le principe de précaution.
Mesdames et Messieurs,
La crise financière internationale a montré les faiblesses d'une régulation mondiale qui n'a pas atteint, dans ce domaine, le niveau requis par l'intensité des interdépendances financières.
La réponse aux déficiences de cette régulation appelle une réflexion approfondie. Le ministre de l'Economie, des Finances et de l'Industrie, M. Dominique Strauss-Kahn, aura l'occasion d'y revenir mercredi. Je mentionnerai cinq axes qui recouvrent certaines des préoccupations que vous aborderez au cours de ce colloque :
. le fonctionnement des marchés financiers,
. la libéralisation des mouvements de capitaux,
. la question des changes,
. la prévention et la gestion des crises,
. enfin la réforme institutionnelle.
La sphère publique comme le secteur privé ont des efforts déterminants à faire pour améliorer le fonctionnement des marchés financiers. Les politiques budgétaires, monétaires et financières doivent être suffisamment claires pour fournir aux acteurs de marché les éléments d'évaluation dont ils ont besoin. Cette transparence est tout aussi nécessaire pour le secteur privé. En particulier, les institutions à haut effet de levier - les hedge funds - peuvent présenter un risque systémique important comme l'a montré l'affaire LTCM. Il faut poursuivre les efforts engagés pour améliorer la supervision prudentielle des banques et étendre à ces fonds certaines règles de base en matière de transparence et de contrôle des risques. Il faut également progresser dans la remise en cause des pratiques illicites dans les places financières offshore.
En matière de libéralisation des mouvements de capitaux, la communauté internationale s'accorde désormais sur le principe d'une libéralisation ordonnée et progressive, cohérente avec l'état de développement des économies nationales et notamment de leur système bancaire. Je me réjouis de cette évolution, qui rejoint une préoccupation ancienne de la France et tourne le dos au plaidoyer pour une libéralisation sans conditions qui avait cours jusqu'à ces dernières années.
La crise a également illustré la déficience de certains systèmes de change, dans un univers où les mouvements de capitaux sont très largement libres. Il faut en tirer les leçons. Mais nous ne pouvons nous satisfaire d'une alternative n'offrant pour choix que deux régimes extrêmes : le flottement pur ou l'ancrage très rigide à une grande monnaie. Le flottement présente des risques pour des économies émergentes aux marchés financiers trop étroits. L'ancrage nominal est approprié dans certaines circonstances, mais il peut être coûteux à long terme, sauf s'il s'inscrit, comme ce fut le cas en Europe, dans la perspective d'une union monétaire. Nous avons donc besoin d'élaborer rapidement dans ce domaine une doctrine équilibrée et adaptée aux dimensions régionales.
S'agissant de la prévention des crises, la surveillance traditionnelle ne suffit pas. Le FMI s'est maintenant doté, avec la nouvelle facilité préventive, d'une capacité d'intervention en amont. C'est là un changement important qui, combiné au récent accroissement de ses ressources, lui permettra de réduire la fréquence des crises. En matière de gestion des crises, il existe aujourd'hui un consensus pour y associer plus étroitement le secteur privé, mais nous devons avancer rapidement dans l'application concrète de ce principe.
J'en viens à la réforme institutionnelle. Celle-ci est nécessaire pour donner aux institutions de Bretton Woods une légitimité, une représentativité et une responsabilité renforcées. Aujourd'hui, les ministres des Finances ne se réunissent formellement que deux fois par ans pour donner de grandes orientations. Je me réjouis que le "Comité intérimaire" du FMI ait cessé de l'être... Mais, au-delà des mots, il faut qu'il devienne, dans l'esprit de la proposition du gouvernement français, un véritable "Conseil" au sein duquel les ministres exerceront collectivement leurs responsabilités. Au terme d'un demi-siècle d'existence du Fonds, il n'est peut-être pas trop tôt pour mettre fin à une période "intérimaire"... Naturellement, ce Conseil doit rassembler tous les acteurs concernés et le président de la Banque mondiale y a donc toute sa place.
Mesdames et Messieurs,
L'Europe est souvent apparue en filigrane de mon propos. Elle est pourtant trop souvent absente, en tant que telle, dans les institutions de Bretton Woods - alors même qu'elle en est, de fait, le premier actionnaire.
Placée par l'Histoire au coeur des échanges - humains, culturels, économiques, commerciaux - entre continents, l'Europe a aujourd'hui une responsabilité particulière. Elle est déjà le premier contributeur de l'aide publique au développement Elle doit désormais progresser vers une vision commune, pour mettre en oeuvre des politiques de coopération mieux coordonnées. Parce que nous cumulons trois niveaux de coopération - bilatéral, communautaire et multilatéral -, nous devons nous assurer de la cohérence et de la complémentarité de nos actions sur le terrain.
C'est pourquoi nous devons construire une Europe du développement. L'Europe parle déjà d'une seule voix dans nombre d'enceintes internationales, à l'OMC où nous défendons une politique commune, ou dans le cadre des négociations environnementales. Nous devons progresser également dans ce sens au sein du FMI et de la Banque mondiale.
Puisque je parle d'Europe et de développement, comment ne pas évoquer pour finir le défi qui nous attend dans les Balkans. La tâche considérable de reconstruction au Kosovo et dans la région invite l'Europe à donner corps cette coordination. L'ancrage des Balkans à l'Europe exige que l'Union marche d'un même pas, aujourd'hui dans la paix, comme elle le fit hier, avec les Etats-Unis lors de l'intervention militaire. Notre projet politique commun est de bâtir des institutions démocratiques sans lesquelles il n'y aura pas de développement durable.
Depuis un demi-siècle, l'Europe a construit - et continue de construire - une intégration économique fondée sur une union de nations respectant la diversité culturelle et sociale des peuples qui la composent. Nourrie de cette expérience, elle peut, à l'ère de la mondialisation, contribuer à l'émergence d'une meilleure gouvernance mondiale. Je suis convaincu que les réflexions de cette première conférence européenne y contribueront fortement.
(Source http://www.premier-ministre.gouv.fr, le 22 juin 1999)