Déclaration de M. Patrick Kanner, ministre de la ville, de la jeunesse et des sports, sur la politique urbaine dans les banlieues et les quartiers et les contrats de ville, Paris le 19 octobre 2015.

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Vous pouvez constater par ces interventions qu'il existe un lien manifeste entre la ville, la jeunesse et les sports.
Dix ans auparavant, à Clichy-sous-Bois, deux jeunes, dont on ne prononce jamais le patronyme, ont trouvé la mort. Il s'agit de Zyed Benna et Bouna Traoré et pas uniquement Zyed et Bouna. J'ai connu cette tragédie en tant qu'élu lillois, et conseiller général. Les émeutes qui se sont produites dans une partie de mon canton m'ont beaucoup marqué. En effet, j'ai vu tomber des cocktails Molotov à quelques mètres de moi à Béthune. Cette tragédie a été l'élément déclencheur d'une vague d'affrontements dans les banlieues et cités françaises, qui a duré plus de trois semaines, avec les configurations que vous connaissez. Ces affrontements doivent-ils être qualifiés d'émeutes ? De révoltes urbaines ?
Il s'agissait d'un mouvement politique, de lutte pour la reconnaissance. La vidéo que nous venons de voir présente des témoignages parfois jubilatoires et parfois inquiétants, et montre une sorte d'héroïsme sur fond de « guérilla urbaine ». Je ressens qu'elle traduit le sentiment d'être enfin reconnu de ces jeunes. L'affrontement a été très long. Il a toujours pour origine une tension entre la population et un grand service public régalien. Cet événement marquant de notre histoire récente mérite d'être décortiqué, analysé et compris. Je vous remercie pour le travail que vous accomplirez pendant ce colloque et les lumières que vous nous apporterez en tant que chercheurs et acteurs de terrain.
Le regard de chercheurs étrangers, notamment américains, est également très important. La question des émeutes et des relations entre la police et les populations est critique et a connu des épisodes récents d'une grande violence. Derrière les émeutes se trouve, en France, l'enjeu de la cohésion urbaine, de la politique de la ville et des quartiers.
J'aborde cet enjeu avec une position différente et je m'inscris dans une temporalité plus longue que la vôtre – celle de la politique de la ville, qui s'inscrit dans une période de près 40 ans –, mais aussi plus courte – celle qui me lie au mandat du président Hollande.
Il n'est pas question de prétendre que la gauche a résolu le problème des ghettos. Le premier ministre a même affirmé le contraire. Pourtant, je me refuse à assumer le bilan de l'approche d'une majorité précédente, qui a souvent stigmatisé les pauvres, les étrangers et les quartiers et a ôté les moyens du secteur associatif, en le privant de dizaines de millions d'euros. Aucun acteur du gouvernement auquel j'ai l'honneur d'appartenir n'a parlé de racaille ou de Kärcher, même si je n'ignore pas les dérives qui peuvent exister dans les quartiers prioritaires de la ville, mais qui n'en sont pas l'apanage exclusif.
La politique de la ville est intervenue en réponse au délabrement des grands ensembles. Nous avons souhaité donner un nouveau tour à cette politique à partir de 2012. Contrairement à la présentation qui en est faite par de nombreux médias, je ne crois pas que cette politique soit inefficace. La politique de la ville, qui existe depuis une trentaine d'années, ne suffit pas à contrecarrer les effets lourds du chômage de masse et de la compétition scolaire et ses effets territoriaux. Certes, certaines personnes qui habitent dans les quartiers s'en sortent aussi, mais pas toutes, et les personnes qui s'en sortent quittent le quartier. Il est donc paradoxal que des personnes s'en sortent grâce à la politique de la ville, puis qu'elles partent. Elles sont souvent remplacées par des plus pauvres. A titre individuel, on constate donc des trajectoires ascendantes, mais la situation est plus compliquée à l'échelle du quartier. La mixité sociale n'est en effet pas un mouvement naturel. Nous devons le constater et en faire une priorité politique.
J'ai cependant observé que des quartiers prioritaires étaient parfois transfigurés par le renouvellement urbain, et qu'il arrivait même qu'ils sortent de la politique de la ville. Certains quartiers connaissent donc une amélioration, mais d'autres quartiers ne parviennent pas à s'en sortir. En outre, dans certains quartiers, la moitié de la population active est au chômage, et il arrive que le chômage des jeunes atteigne 60 %, ce qui est insupportable au regard des équilibres qui doivent être ceux d'un quartier.
Dans ces quartiers, la défiance est palpable. Parfois, on observe une résignation, ce qui est encore pire. Pour donner plus pour l'emploi, l'école, la culture, les services publics, la présence associative, il est nécessaire de resserrer les mailles du vivre ensemble et du faire ensemble, dans la concertation et à la bonne échelle territoriale. La difficulté de la politique de la ville réside dans le fait qu'elle concerne de nombreux sujets (peut-être trop) et implique de nombreux acteurs (en nombre peut-être insuffisant).
La politique menée par notre gouvernement consiste à refonder la géographie prioritaire sur la base d'un critère unique et juste : le niveau de revenu. Grâce aux progrès de l'outil statistique, nous avons été capables de dessiner la nouvelle carte des quartiers prioritaires de la ville (environ 1 500 quartiers, dont 1 300 en métropole et plus de 200 en outremer). Avec ce critère, nous avons été capables de bâtir une définition à caractère contractuel de la politique de la ville à l'échelle des agglomérations, qui nous semble pertinente. Mon expérience de signature de contrats de ville me prouve que l'échelle intercommunale est manifestement une bonne échelle pour travailler.
Les contrats de ville sont signés avec un grand nombre de partenaires publics, institutionnels, élus, grandes structures et grands services de l'Etat, partenaires économiques (bailleurs sociaux) et partenaires du monde associatif. 380 contrats de ville ont été signés à ce jour sur les 437 que nous devrons atteindre. Sur la période 2014-2024, il est prévu un investissement conséquent. Je salue à ce titre Jean-Louis Borloo, qui a imaginé à l'époque ce dispositif impressionnant, consistant à injecter 40 milliards d'euros de travaux réalisés en dix ans. Nous continuons ce travail. L'investissement de l'ANRU représentera environ 5 milliards d'euros, financés avec le concours d'Action logement. Cette somme devrait avoir un effet levier d'au moins 20 milliards de travaux sur la période 2014-2024, avec le maintien d'un dispositif fiscal important impliquant un taux de TVA de 5,5 % pour l'accession sociale à la propriété pour favoriser le parcours résidentiel de locataires qui souhaitent rester dans leur quartier. En effet, le maintien dans les quartiers de populations en ascension sociale passe par la capacité de ces personnes à devenir propriétaire. Par ailleurs, il est nécessaire d'y attirer une population nouvelle de jeunes pour donner du sens à la notion de mixité sociale.
Toutefois, le doute s'est installé quant à la vérité du discours et sa capacité à changer la vie des populations de ces quartiers. J'ai une conscience aiguë de notre responsabilité. La puissance publique doit manifester sa présence par le renforcement des services publics, notamment le transport, dans ces quartiers prioritaires.
Selon la Cour des comptes, les quartiers recevraient l'argent de la politique de la ville, mais ils sont sous notés par rapport au droit commun. En premier lieu, chaque ministère doit se montrer vigilant à ne pas participer à la relégation territoriale par une inégalité de traitement. Je ne souhaite pas être la bonne conscience du gouvernement, qui permettrait aux autres ministres de s'exonérer de leurs responsabilités dans le domaine de l'action républicaine. Par exemple, l'Education nationale accomplit désormais de grands efforts pour réparer cette aberration.
Outre le renforcement de la présence publique, nous misons également sur le renforcement de la présence associative. Nous avons notamment décidé en mars dernier de restaurer les crédits de 100 millions d'euros qui avaient été supprimés aux associations entre 2009 et 2012. Les associations sont souvent les derniers interlocuteurs des jeunes dans ces quartiers. Ce sont également des structures qui peuvent faire parfois l'objet d'une mainmise de certains groupes. A ce titre, je signale le rapport qui a été remis au Premier ministre et au Président sur la présence de mouvements salafistes dans les clubs sportifs. Nous nous montrer très vigilants à ce sujet. Les jeunes dans ces clubs sportifs se trouvent face à des personnes aux intentions qui ne sont pas républicaines. Le ministre de la Ville doit se montrer attentif à cette situation nouvelle. Le rôle du mouvement associatif est social et éducatif. Il est primordial et il justifie l'effort budgétaire que nous avons évoqué, y compris dans la perspective de la lutte contre la radicalisation, qui ne peut pas être le monopole du ministère de l'Intérieur. Cela signifierait que nous renonçons à toute politique préventive et éducative. Nous devons fonder notre action d'une part sur la répression, qui relève du ministère de l'Intérieur et des fonctions régaliennes de l'Etat, et d'autre part sur la prévention, qui relève du ministère de la Ville.
Cette politique est organisée selon trois axes. Le premier axe est la participation du collectif. L'aspiration des habitants à être entendus et considérés est en effet profonde. Nous avons donc inscrit dans la loi la création des conseils citoyens, dont chaque quartier prioritaire de la ville devra se doter. Ces conseils ont pour mission de suivre et discuter de la réalisation des contrats de ville. Ce jour, 300 conseils sont déjà installés et un millier de conseils sont en voie d'installation. Toutefois, ces conseils citoyens ne doivent pas être des outils démagogiques. Ils ne sont pas synonymes de démocratie participative. Ils doivent être accompagnés par des modules de formation qui peuvent paraître anecdotiques. J'ai rencontré des conseils citoyens qui se voyaient offrir une formation sur la prise de parole en public. En effet, ce qui peut sembler naturel à certains n'est pas évident pour des personnes qui ont un faible niveau scolaire. J'ai donc décidé que chaque conseil citoyen serait accompagné d'une personne en service civique.
J'installerai l'année prochaine le Conseil national des villes, présidé par le Premier ministre, qui comprendra pour la première fois un collège des habitants des quartiers prioritaires. C'est un phénomène nouveau dans les instances décisionnaires de la France. D'autres formes de participation restent à imaginer ou développer : la bourse d'expérimentation a été dotée d'un budget de 1,2 million d'euros, maisons du projet. La puissance publique ne doit pas craindre d'être critiquée ou interpellée, car le dialogue est crucial. Cela participe à une exigence démocratique et une volonté de requalification sociale.
Le deuxième axe que nous poursuivons concerne les relations entre la police et la population, qui doivent être apaisées. Il convient de redonner à la police sa place et ses lettres de noblesse ; les habitants doivent retrouver la confiance en la police. Une expérimentation de dispositifs de caméras piétons – les agents portent une caméra sur leur uniforme – permet de rendre transparente l'interaction. Les délégués à la cohésion, les référents sociaux ou les services civiques seront également les outils du rétablissement de la confiance.
Le troisième axe est celui du développement économique, qui était absent du précédent programme de la politique de la ville. Il nous semble indispensable de miser sur la capacité de développement endogène des quartiers. La Caisse des Dépôts consacrera notamment 400 millions d'euros, ce qui peut certes sembler peu à l'échelle des quartiers, dont 100 millions d'euros pour l'ingénierie, 250 millions d'euros pour les projets immobiliers et 50 millions d'euros pour des soutiens aux dispositifs de détection des porteurs de projets ou du retour à l'emploi. L'objectif consiste à créer la richesse endogène dans les quartiers. On a en effet trop voulu apporter de la richesse dans les quartiers, sans tenir compte de la richesse existante au sein de ces quartiers. Nous créerons par ailleurs une agence régionale du développement économique et du territoire dédiée à ces enjeux, qui permettra d'orienter les financements. Le Président de la République l'inaugurera demain.
L'axe de la culture dans les quartiers est un levier de cohésion, mais notre soutien à cet aspect est actuellement faible. Il est nécessaire de soutenir les médias de proximité, les cultures urbaines. Il est primordial d'amener la culture dans la ville et de s'ouvrir à la culture urbaine. Je signale notamment le projet ambitieux de villa Médicis à Clichy-Montfermeil qui a pour objectif de réintroduire la culture dans les quartiers, tout en tenant compte de la richesse culturelle des quartiers, dans une interaction indispensable.
Vos travaux sont précieux à l'action publique. Je souhaite parler également de la place des femmes, qui semble étonnamment occultée dans les quartiers. Ce sujet est déterminant aujourd'hui pour la politique que je souhaite mettre en oeuvre. Le pouvoir de la religion et le concept de laïcité sont également cruciaux. La montée des intolérances, du racisme de l'antisémitisme et la force des théories du complot sont des sujets à surveiller.
Je n'ai que quelques convictions et une seule certitude : les habitants des quartiers prioritaires attendent du respect et de la reconnaissance et non une forme de compassion. Je m'efforce d'agir au quotidien avec respect pour ces habitants, qui ne veulent pas être considérés comme une charge pour la société, mais représentent un défi pour la République, chargée de mettre en oeuvre l'égalité des chances pour tous.
Le Président de la République a déclaré récemment au camp des Milles : « Nous sortons à peine d'une grave crise économique, qui peut laisser un sentiment d'abandon et de déclassement. Certains utilisent ces angoisses pour séparer, diviser, et parfois détester. La république, elle, ne connaît pas de race ou de couleur de peau. Elle ne reconnaît pas de communautés. Elle ne reconnaît que des citoyens libres et égaux en droits, et cela n'est pas négociable. »
Si la place de six millions de Français vivant dans les quartiers prioritaires n'est pas négociable, elle se coconstruit dans la clarté, l'exigence, la fierté et dans le respect des valeurs républicaines.
Merci pour vos contributions et cette capacité d'interpellation, qui nous seront utiles dans la politique de la ville, qui est un chemin souvent semé d'embûches, mais toujours avec le profond souhait que chacun ait sa place dans une société qui exclut plus qu'elle ne rassemble. Sachons nous rassembler pour mieux nous ressembler.
Martial FOUCAULT
Je vous remercie pour ces propos.
Source http://www.cevipof.com, le 14 janvier 2016