Interview de M. Alain Richard, ministre de la défense, à Europe 1 le 31 mai 1999, sur l'évolution de la situation au Kosovo et l'éventualité d'un accord politique et militaire et sur la dissolution du GPS et la réaffectation des gendarmes en Corse.

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Média : Europe 1

Texte intégral

JEAN-PIERRE ELKABBACH
Monsieur Alain Richard, bonjour !
ALAIN RICHARD
Bonjour !
JEAN-PIERRE ELKABBACH
Monsieur le ministre de la guerre du Kosovo, est-ce la semaine de la paix ?
ALAIN RICHARD
Il faut continuer à rester prudent et attentif. Ce que nous voyons, c'est qu'il était cohérent de frapper les moyens militaires de la République de Yougoslavie et que les nombreuses destructions et pertes subies par l'armée yougoslave deviennent insupportables pour le pouvoir serbe. Donc, nous sommes convaincus qu'il y a évolution. Monsieur Tchernomyrdine cette fois-ci a eu la prudence de demander un communiqué commun après sa rencontre avec le pouvoir serbe. Le Président et le Premier ministre l'ont dit samedi à Toulouse, et nous avons dit que nous pensions qu'il y a une évolution mais simplement, il faut que ce soit vérifiable.
JEAN-PIERRE ELKABBACH
Mais vous ne croyez toujours pas que Milosevic est ou soit de bonne foi ?
ALAIN RICHARD
Non, nous avons dix ans d'expérience pour en être assuré. Maintenant ce qui doit être vérifié, c'est le retrait immédiat d'une partie des forces militaires serbes. Naturellement, nous prendrons l'engagement de laisser ce retrait se faire sans les attaquer.
JEAN-PIERRE ELKABBACH
Est-ce que vous pensez qu'au moment du G8, c'est-à-dire le 18 juin prochain, il y aura le début de cet accord diplomatique et politique ?
ALAIN RICHARD
Je le souhaiterais. Honnêtement, ce n'est pas mon rôle de le prévoir. Nous savons qu'à Belgrade aujourd'hui il y a deux camps. Ceux qui considèrent aujourd'hui que les atteintes à leurs instruments de pouvoir, à leurs instruments de souveraineté sont devenues insupportables et qu'il faut conclure et il y a le camp des " jusqu'au-boutistes ". Ce camp des " jusqu'au-boutistes " peut avoir sa logique. Ils peuvent se dire : après tout, les Nations démocratiques engagées dans cette affaire peuvent se lasser et peuvent se diviser. Aujourd'hui, nous n'avons pas la certitude que, de façon rationnelle et volontaire, l'ensemble du pouvoir serbe a décidé de passer par où nous voulions, c'est-à-dire rendre possible le retour des Kosovars au Kosovo. C'est là la question.
JEAN-PIERRE ELKABBACH
" Jusqu'au-boutistes " pour les Serbes, cela veut dire quoi ? Jusqu'au bout de la catastrophe finale pour le régime serbe ?
ALAIN RICHARD
Je ne veux pas me perdre dans une analyse psychologique de ces gens. Ce que je sais, c'est qu'une partie des gens au pouvoir en Serbie pensent qu'ils y sont arrivés grâce à leurs attitudes ultra-nationalistes et agressives vis-à-vis du monde extérieur. Ils ont peur de renoncer à cela.
JEAN-PIERRE ELKABBACH
Pourquoi les Etats de l'OTAN n'avouent-ils pas, monsieur Alain Richard que finalement, ce qu'ils attendent c'est la fin, c'est l'élimination de monsieur Milosevic ?
ALAIN RICHARD
Parce que ce n'est pas la réalité. Notre objectif politique - nous ferons ce qu'il faut pour l'atteindre et nous sommes en bonne voie pour cela - c'est que l'ensemble des Kosovars puissent vivre en sécurité au Kosovo. Si nous arrivons à cet objectif, c'est sûr que cela entraînera l'ébranlement politique en Serbie. Nous nous en réjouirons, mais ce n'est pas notre but. Le but, est que cette fois-ci, l'action violente et l'ensemble des exactions qui ont été perpétrées pour faire fuir une partie de la population d'une région des Balkans soient un échec, et que les Kosovars rentrent chez eux.
JEAN-PIERRE ELKABBACH
Autrement dit, les bavures des avions de l'OTAN, il y en a chaque jour, le sanatorium, des convois de civils, etc. pèsent peu par rapport au résultat attendu, la fin de la guerre et la fin de Milosevic ?
ALAIN RICHARD
C'est évidemment tragique, nous ne pouvons pas ne pas y penser à chaque instant. Mais, il faut avoir en même temps à l'esprit le caractère volontaire, délibéré, des viols, des massacres, des mutilations, des destructions de villages et de villes pour faire fuir toute une population. C'est cela que nous combattons.
JEAN-PIERRE ELKABBACH
Vous avez l'air à la fois sceptique sur ce qui va se passer dans la semaine sur le plan diplomatique...
ALAIN RICHARD
Attentif ! Attentif...
JEAN-PIERRE ELKABBACH
Ce n'est pas encore ça, ce n'est pas encore prêt, ça ne bouge pas assez, premier point...
ALAIN RICHARD
Ce qui me fait penser qu'il faut encore qu'il se passe quelque chose, est que si Milosevic avait voulu donner un signe d'évolution, il aurait permis à monsieur Tchernomyrdine d'annoncer quelque chose de vérifiable. Il ne l'a encore pas fait.
JEAN-PIERRE ELKABBACH
Et le deuxième point, c'est que vous dites " ouf ! Là, on sent pour la première fois que l'OTAN va peut-être gagner finalement. "
ALAIN RICHARD
Non, ce n'est pas " ouf ! ". Depuis le début, j'ai dit à plusieurs reprises que cela prendra du temps, ce sera difficile parce que nous limitons l'emploi de la force mais nous avons la volonté et nous y arriverons.
JEAN-PIERRE ELKABBACH
Mais c'est long !
ALAIN RICHARD
Absolument. J'ai dit : si nous limitons les moyens que nous nous donnons, il ne faut pas en même temps vouloir limiter le temps. Je constate avec une certaine satisfaction, je dois dire, que dans nos démocraties confortables, riches, vieillissantes, absolument pas orientées vers l'action belliqueuse, eh bien, malgré tout, les gens comprennent que ce n'est pas par la faiblesse que nous arriverons à ce résultat humainement indispensable.
JEAN-PIERRE ELKABBACH
Et si cela ne marche pas cette fois encore, monsieur Richard, est-ce qu'il ne faudra pas pénétrer au Kosovo par tous les moyens et, vous allez l'entendre encore, y compris terrestres ?
ALAIN RICHARD
Nous continuons à penser - et l'affaire des bavures le montre bien - que dans toutes action de guerres il y a forcément des limites et des risques d'erreur. Ces inconvénients et ces risques d'erreur, notamment pour la population seraient plus graves aujourd'hui si nous agissions au sol.
JEAN-PIERRE ELKABBACH
Dans le cas d'un éventuel accord politique, quels seront, quels seraient les premiers actes militaires ?
ALAIN RICHARD
La vérification du retrait d'une partie des unités serbes. De notre côté, nous nous mettrons en position de vérifier ce qui se passe en arrêtant les frappes. Mais par contre, à ce moment-là, en ayant nos avions partout au dessus du Kosovo pour pouvoir vérifier ce qui se passe. Si un des avions est à nouveau engagé par une force hostile serbe, nous saurons que la vérification est négative.
JEAN-PIERRE ELKABBACH
Très vite : qui vérifie et à quel niveau ? En l'air ou au sol ?
ALAIN RICHARD
En l'air d'abord et ensuite, il y a l'entrée d'une force d'interposition sur laquelle nous nous serons mis d'accord.
JEAN-PIERRE ELKABBACH
Combien de temps après ?
ALAIN RICHARD
Le plus vite possible, je dirais dans la semaine.
JEAN-PIERRE ELKABBACH
L'OTAN aura 45 000 hommes dans la région autour du Kosovo. Combien de Français sont sur place ?
ALAIN RICHARD
Non, non, l'OTAN l'a bien dit. Nous nous sommes mis d'accord pour dire " il faudra 45 000 hommes ". Il n'est pas dit que ce seront les pays de l'OTAN qui les apporteront tous. Dans les 45 000, il y a des Russes, des Ukrainiens, des Suédois, des Finlandais, etc.
JEAN-PIERRE ELKABBACH
C'est " la force " et non plus l'OTAN qui aura 45 000 hommes... c'est la force internationale de sécurité.
ALAIN RICHARD
Absolument ! Nous souhaitons que les pays de l'OTAN soient au coeur du système. Pourquoi ? Pour qu'il y ait un commandement coordonné qui permette de réagir par rapport aux risques de harcèlement. Toute la question est toujours que les Kosovars puissent revenir en sécurité.
JEAN-PIERRE ELKABBACH
Et qui décidera de l'entrée de la force internationale au Kosovo ? Qui en donnera l'ordre ?
ALAIN RICHARD
Les Nations unies, par une résolution des Nations unies.
JEAN-PIERRE ELKABBACH
Le porte-avions Foch va revenir jeudi à Toulon après 135 jours et nuits ininterrompus...
ALAIN RICHARD
Il revient pour 7 à 8 semaines d'entretien. Il repartira après si nécessaire.
JEAN-PIERRE ELKABBACH
C'est un record en 36 ans d'existence. Est-ce qu'il y aura en plus du Charles De Gaulle un second porte-avions français ?
ALAIN RICHARD
Comme je l'ai dit à la Commission du Sénat l'autre jour, ce sera une décision de la prochaine loi de programmation. Ce dont je suis convaincu, compte tenu de tout ce que j'ai entendu dans le débat politique français, c'est que pour la prochaine loi de programmation que nous allons discuter dans un an et demi, deux ans, tout le monde sera d'accord pour que la France se dote de moyens militaires convenables. Cela fait à peu près 600 milliards de dépenses militaires à répartir en 7 ans.
JEAN-PIERRE ELKABBACH
En sachant que la France ne peut pas tout se permettre...
ALAIN RICHARD
A ce moment-là, il faudra choisir entre un deuxième porte-avions et d'autres bateaux pouvant avoir des missions beaucoup plus variées. Les deux se justifient bien et nous en discuterons de façon approfondie.
JEAN-PIERRE ELKABBACH
Votre préférence ?
ALAIN RICHARD
J'ai fait remarquer que déjà avec un seul porte-avions, nous étions le premier pays parmi les Européens à contribuer à l'action militaire.
JEAN-PIERRE ELKABBACH
Samedi à Toulouse, Français et Allemands, vous vous êtes mis d'accord pour proposer jeudi et vendredi au sommet européen de Cologne une avancée historique pour l'Europe de la Défense. Sur quoi ?
ALAIN RICHARD
Deux choses. D'une part l'expression de la volonté politique de l'Union européenne, pour qu'elle se dote de moyens militaires propres avec notamment un comité comme à l'OTAN avec des représentants des pays pour prendre les décisions et, d'autre part, un état-major européen. D'autre part, nous avons proposer aux pays qui sont déjà intégrés dans le corps d'armée européen de le moderniser pour qu'il puisse, précisément participer à des actions de maintien de la paix comme celle qui va se dérouler au Kosovo.
[...]
JEAN-PIERRE ELKABBACH
De la guerre du Kosovo - j'y reviens un instant - qu'est-ce que vous avez personnellement appris ? Vous, Alain Richard.
ALAIN RICHARD
On m'a rappelé une formule de Foch qui une fois à la tête d'une coalition de plusieurs Etats a dit "maintenant que je suis à la tête d'une coalition, j'ai moins d'admiration pour Napoléon". Ce que je veux dire c'est lorsque vous êtes un pays seul face à un groupe de pays coalisés, qui ont chacun leurs intérêts, chacun leurs habitudes et qui sont en plus des démocraties où tout est sujet à débat, eh bien c'est difficile. C'est difficile, mais en même temps nous réussissons. Cela ne me rend pas dubitatif par rapport aux capacités de volonté des démocraties.
JEAN-PIERRE ELKABBACH
C'est-à-dire que vous préférez une majorité plurielle à un chef ?
ALAIN RICHARD
Oui, c'est vrai !
JEAN-PIERRE ELKABBACH
Je voudrais poser deux questions sur la Corse au patron des gendarmes. Francis a rouvert son restaurant sur la place avec l'affluence et le succès. L'épouse ou la compagne du paillotier demande à l'Etat de payer la reconstruction de la paillote au moment où vous avez cinq gendarmes en prison. Est-ce qu'il n'y a pas une forme d'insolence à l'égard de l'Etat dans ce comportement ?
ALAIN RICHARD
Sûrement, mais je ne vais pas commenter ces propos d'une personne privée qui vit de la fraude depuis des années.
JEAN-PIERRE ELKABBACH
Le GPS est maintenant dissout, monsieur Richard.
ALAIN RICHARD
Oui, mais les gendarmes vont rester et vont être réaffectés dans des formations permanentes de la gendarmerie.
JEAN-PIERRE ELKABBACH
En Corse, le GPS a fonctionné pendant des mois, il a enquêté pendant des mois. Comment se fait-il que personne ne vous ait alerté ?
ALAIN RICHARD
Parce que, et je continue d'insister sur ce point, les cinq gendarmes qui se sont engagés dans une action illégale l'ont fait en dehors du service de manière dissimulée par rapport à tout leur fonctionnement régulier. Naturellement aucun compte rendu ne l'a fait apparaître.
JEAN-PIERRE ELKABBACH
Les cinq gendarmes mais, tout le GPS... il y en avait 95, pendant un moment, on a dit qu'il y avait eu peut-être des dérives. Ce n'est pas remonté jusqu'au ministère de la Défense.
ALAIN RICHARD
On a dit que, et nous faisions suffisamment de vérifications pour voir que ce n'était pas le cas. Et le rapport du général Capdepont là-dessus est très clair.
JEAN-PIERRE ELKABBACH
Est-ce que vous prendrez, monsieur le ministre de la Défense, des décisions à la tête de la gendarmerie ou auprès de vous après ce qui s'est passé en Corse ?
ALAIN RICHARD
Nous y travaillons avec le directeur général pour notamment renforcer la sélection des gens qui sont appelés à des missions particulièrement délicates et pour améliorer encore la formation. Appliquer le règlement : c'est à dire vous " vous devez de refuser un ordre illégal " est loin d'être évident. Il est nécessaire d'y réfléchir et d'apprendre à refuser.
JEAN-PIERRE ELKABBACH
Le ministère de la Défense refuse de payer - si je peux vous rappeler cette question - les avocats défenseurs des cinq gendarmes emprisonnés.
ALAIN RICHARD
C'est tout à fait normal, ils ont commis un acte qui n'a rien à voir avec les service de l'Etat. Ce n'est donc pas à l'Etat d'assurer la défense des conséquences de ces actes.
(Source http://www.defense.gouv.fr, le 3 juin 1999)