Texte intégral
Mesdames, Messieurs,
je suis heureux de me trouver parmi vous dans un moment qui va compter pour l'évolution de l'ordre d'enseignement dont j'ai l'honneur d'être le ministre.
Je voudrais d'abord vous remercier tous, groupe d'experts, enseignants, corps d'inspection, pour ce que vous faites dans vos fonctions et pour les qualités que vous avez mises à l'uvre dans ce que nous entreprenons.
Je tiens également à vous remercier vous, Monsieur REVOL, eu égard à l'énergie que vous avez déployé dans cette circonstance. L'enthousiasme, si j'en crois les échos que j'en ai eus, que vous avez su libérer, n'était pas acquis. Alors merci d'avoir compris si vite et si bien le potentiel de cet ordre d'enseignement. Le travail accompli est conforme à la mission que je vous ai confiée.
De mon côté, je suis heureux d'être le ministre qui s'est aperçu que si l'on a prévu l'ECJS dans l'ensemble de l'enseignement secondaire, sans doute par distraction (une distraction malheureusement assez banale puisque la même s'est produite concernant le statut des enseignants ou la mise en place de l'enseignement physique et sportif), il n'y avait aucun horaire prévu dans le secondaire professionnel, où l'on considérait que la bonne volonté des enseignants suffisait. Les enseignants sont effectivement plein de bonne volonté, en particulier dans cet ordre d'enseignement qui ne peut pas mentir. Les qualifications professionnelles des diplômes que nous délivrons après vérification des connaissances sont placées très directement sous l'empire de la vérification concrète ! Nous sommes dans le domaine du vrai, de l'obligation de résultat, là où il arrive souvent qu'il n'y ait qu'une obligation de moyens.
Mais ce n'était ni juste ni républicain de considérer que la moitié de la classe d'âge se voit refuser ce qu'on juge pourtant indispensable pour l'autre moitié. La table ronde sur l'ECJS a donc permis de dégager les horaires et les moyens financiers pour que prévale l'égalité des droits.
ECJS : un acte de construction de soi au profit de la patrie républicaine.
Vous avez raison, Monsieur René REVOL, de rappeler que la mission d'éducation globale de l'enseignement public est non seulement de former, de qualifier mais également d'éduquer. Ce que nous visons au bout du compte par la mise en place de l'ECJS, c'est un acte de construction de soi au profit de la patrie républicaine.
Le régime républicain n'est pas un régime neutre. C'est un régime qui par essence porte en lui un ensemble de valeurs - de valeurs émancipatrices - et qui ne peut survivre que si on les a comprises et si on les illustre. C'est singulièrement vrai en France du fait de notre histoire puisque c'est avec la grande révolution de 1789 que commence l'ère moderne. L'onde de choc, la dynamique portée par cet événement n'est toujours pas épuisée.
La République : un contrat d'égalité passé entre ceux qui la constituent.
Mais nous ne devons pas cette caractéristique à notre seule histoire. La République ne se réduit pas à une tradition. Il faut toujours regarder à deux fois les traditions. Elles fournissent d'ailleurs un bon objet de déconstruction pour le débat argumenté de l'ECJS.
Car, je le rappelle, il existe aussi des êtres qui adhèrent à l'idéal des lumières et qui ne font pas une religion personnelle des racines. Ils refusent cette métaphysique qui privilégie ce qui est antérieur à soi par rapport à ce qui est devant, et préfèrent à la part qui est héritée et qui différencie celle qui rattache l'être aux autres, à l'humanité universelle.
Historiquement, l'Education nationale s'est posée en "déconstructeur" de la tradition. Ainsi, ce n'est pas par tradition que la France est républicaine mais par nécessité. La patrie des Français est la République. Nous sommes le seul peuple qui n'est pas défini par une langue commune : nous partageons le français, l'usage de la langue française, avec quarante nations et cent cinquante millions d'êtres humains. Au contraire des nations qui nous entourent, nous ne sommes pas décrits par une religion commune qui serait une espèce de fond ou de trame commune. Il y a chez nous quatre religions importantes : la première est la religion catholique, la seconde la religion musulmane. Nous ne sommes pas décrits par une couleur de peau, fort heureusement. Nous sommes un pays très bigarré. Non, nous sommes décrits par le pacte politique qui nous unit, le pacte républicain : " Liberté, égalité, fraternité ". Nous sommes une communauté légale. C'est pourquoi d'ailleurs il faut être si sourcilleux sur l'unité et l'indivisibilité de cette communauté légale qui n'a jamais signifié un enfermement mais tout au contraire un contrat d'égalité passé entre ceux qui la constituent.
Donc lorsque nous construisons une conscience républicaine, nous construisons la nation française elle-même. Nous sommes un peuple de raisonneurs. On n'est donc jamais tant Français que lorsque l'on est républicain. On n'est donc jamais tant républicain que lorsque l'on raisonne. Si bien que d'une identité politique on passe à une identité philosophique.
Ce point est extrêmement important. On ne peut correctement comprendre ce que nous sommes et ce que nous voulons être autrement qu'en suivant ce fil.
L'Enseignement professionnel est particulièrement bien préparé pour faire vivre l'ECJS.
Dès lors, l'enseignement professionnel est particulièrement bien préparé pour faire vivre l'ECJS. D'abord, parce que la pédagogie à l'uvre dans l'enseignement professionnel est une pédagogie inductive. Sa structure même est la négation de cet héritage des "Frères chrétiens", qui structure l'enseignement sur le modèle hypothético-déductif. L'organisation de la salle de classe, marquée par l'estrade du maître et le spectacle de la nuque de son voisin, est directement déduite de cet ordre de raisonnement : le savoir serait une vérité révélée plutôt que prouvée. Pourtant, les premières écoles créées par les progressistes n'étaient pas du tout organisées de cette manière. C'est seulement parce qu'un régime a trouvé son intérêt dans l'autorité qui se dégageait du modèle pédagogique autoritaire qu'il en a épousé les habits. La pédagogie inductive, à l'uvre dans l'enseignement professionnel, permet à l'élève de former sa conviction à partir de faits et d'un cheminement comparatif entre les faits et les idées qui peuvent en être dégagées. Or, c'est là, le principe même à l'uvre dans le débat argumenté.
Ensuite nous sommes dans notre ordre d'enseignement, dans un univers où la règle et la norme font partie de l'exigence professionnelle et où leur discussion paraît plus facile, plus légitime, plus concrète. Quand on évoque les règles de sécurité, on en connaît l'objet, on en connaît la finalité, on peut donc en discuter l'efficacité. Cette exigence professionnelle soumet également les élèves aux critères de la vérification : ça marche ou ça ne marche pas, c'est fait comme cela doit être fait ou non. Nous sommes donc bien préparés pour la démarche qu'inclut l'ECJS.
La dynamique des droits au fondement de la République.
Enfin nous sommes un enseignement professionnel dans un univers de responsabilisation croissante. Nos jeunes ont déjà leur propre vie. Ils ont une perception déjà assez aiguë de ses contraintes. N'oublions pas que nous sommes dans des moyennes d'âge supérieures à celles de l'enseignement général. Nous parlons donc souvent à de jeunes concitoyens qui partagent avec nous le droit de choisir, le droit d'élire. Mais, plus profondément, la dynamique même du travail et du collectif de travail est une dynamique de co-responsabilité. Et là nous sommes au seuil de cette morale que la République doit porter, en adhésion complète avec l'esprit des Lumières et l'idéal qui l'anime. La morale de la responsabilité n'est ni moralisante ni moralisatrice. Elle ne porte en elle aucun ordre normatif autre que la nécessité et l'exigence de marcher sur le chemin des Lumières vers le devoir que l'on a à l'égard des autres. En quoi consiste ce devoir ? Nous ne prescrivons pas de devoirs. Nous connaissons des droits. C'est le respect du droit des autres qui est fondateur du devoir individuel. C'est de la dynamique de l'exercice des droits que surgit en creux celle du devoir. Si bien qu'il n'y a pas de limite à la discussion sur les droits. Chacun va y entrer avec ses convictions, son ressenti et ses adhésions que nous devons respecter ; adhésion spirituelle, adhésion philosophique, adhésion politique. Nous devons réaffirmer cette idée que la communauté légale, la liberté individuelle, la liberté de conscience, la laïcité de nos institutions, la laïcité de nos pratiques pédagogiques reposent sur la dynamique des droits et que cette dynamique des droits est le fondement de la République.
Petite parenthèse. Il est normal que dans la démarche éducative l'enseignant s'inspire de l'idéal de l'égalité des chances. Chaque jeune doit pouvoir aller au bout de ses talents et déployer complètement ses mérites à égalité de chance avec les autres, sans en être empêché par la condition sociale de ses parents, la sienne ou quelque autre facteur de discrimination. Mais dans l'ordre politique l'égalité des chances ne peut être un objectif. Ou alors, nous devons déclarer que notre idéal de société est décrit par le principe de la loterie nationale qui donne en effet, à tout le monde une égalité de chance... Dans l'ordre politique, l'égalité des chances est une vision, une expression très malheureuse, qui relève d'une logique plutôt libérale. Le progressiste, le républicain, ne connaît que l'égalité des droits, ne discute que de ces droits et n'envisage que les conditions concrètes qui permettent de réaliser cette égalité des droits. Mais bien sûr, je n'exprime là, qu'une conviction personnelle qui ne vous oblige d'aucune façon.
L'ECJS au cur des missions fondamentales de l'école.
J'ai voulu y insister car il me semble important que la parole politique explique la signification de ce que nous sommes en train de faire. Avec l'ECJS, nous ne voulons pas ajouter une nouvelle matière aux autres. Nous nous situons au cur d'une des missions fondamentales de l'école qui est portée par l'ensemble des enseignements. Je crois profondément à la valeur et à la réussite de l'ECJS, en particulier dans l'enseignement professionnel parce qu'il est fondé sur l'acquisition de savoirs et de qualifications qui sont spontanément dans l'ordre des Lumières, dans le registre du savoir objectif. Tous les enseignements y contribuent. Mais dans cet acte pédagogique particulier, nous invitons le jeune à la construction de soi, et à la construction, en même temps, de la République, fondée sur les Lumières, la laïcité et les droits.
La fête de la République.
Je propose qu'on mette à profit la date du 21 septembre, qui est la date anniversaire de la fondation de notre première république, pour animer l'ECJS, et je souhaiterais que les établissements d'enseignement professionnel se portent en quelque sorte aux avant-postes de la célébration de la naissance de notre patrie républicaine. Le rite, la fête, la cérémonie, l'animation sont autant de moyens de construire ce consentement à l'autorité des principes républicains, qui ne va pas de soi, surtout dans notre jeunesse bigarrée de l'enseignement professionnel. Il faut que chacun sente que la patrie c'est la République, que la république est une protection, qu'elle est une garantie pour chacun.
Il y a bien des choses à méditer sur ce mois de septembre 1792, au lendemain de Valmy. Sur les collines, d'après GOETHE, les nôtres criaient "Vive la nation ! Vive la nation !" et la terre en tremblait dit le poète. Certains en ont fait des déductions qui n'ont pas lieu d'être. Ceux qui se trouvaient là ne juraient pas les mêmes dieux, ne comptaient pas dans les mêmes unités de poids et de mesure et souvent ne parlaient pas la même langue. " Vive la nation ! " n'était dans cette circonstance en aucun cas un slogan chauvin et nationaliste. C'était l'inverse, c'était un slogan fédérateur, universaliste. Le lendemain, ce cri parti de la colline arrive dans l'Assemblée, passe d'une tribune à l'autre, est repris dans la salle et la République est proclamée.
J'ai souvent le sentiment que dans les célébrations officielles on est trop soucieux de ce qui fait consensus. A l'occasion du Bicentenaire, même si j'ai trouvé judicieux de célébrer le 14 juillet 1789, je trouvais qu'il y avait un certain confort à célébrer cette date et qu'il y avait quelque chose de plus piquant eu égard aux circonstances et aux enseignements de ces circonstances à célébrer le 21 septembre. Puis-je vous faire partager cette conviction ? Je crois que oui ! J'ai essayé d'argumenter pour rester dans le ton qui me convient. Mais on m'a dit que les ministres ne donnaient pas des conseils, mais donnaient des ordres ou des recommandations. C'est normal. Cela s'appelle la légitimité républicaine : l'école ne s'appartient pas, elle appartient à la nation, elle reçoit ses consignes et ses missions de la nation et elle attend que ceux qui la font vivre la servent et obéissent ! Je crois qu'on le fait d'autant mieux qu'on s'est compris.
La difficulté de la mission républicaine de l'école.
Quelques mots encore.
L'environnement dans lequel nous évoluons atteste de la difficulté de la mission républicaine de l'école. Les valeurs qui vont être portées à travers la démarche du débat argumenté, le message que l'école républicaine veut faire partager à ses enfants est à rebours des valeurs dominantes de la société dans laquelle nous vivons. Il faut en prendre acte. Nos prédécesseurs, dans leur noble mission d'éducation, ont eu à combattre l'obscurantisme dominant de leur temps. Nous avons d'autres obscurantismes à combattre, tout aussi prégnants, plus insidieux, ceux de tous les jours. Et nos résultats ne sont pas toujours très brillants.
Par exemple, les préjugés sexistes. La composition des publics de l'enseignement professionnel n'est pas une démonstration de notre victoire. Nous devrons faire des efforts. Les enseignants de l'enseignement professionnel n'en sont pas responsables. Ils prennent en charge une situation qu'on leur transmet. Mais quelque chose ne va pas à l'école, même si nous avons réussi un exploit extraordinaire, celui d'avoir fait progresser la féminisation en quarante ans de 10 % des effectifs des bacheliers à plus de 52 % des diplômés de l'enseignement supérieur. Il nous faut finir le travail. Les préjugés sexistes sont un obscurantisme. Ils ne sont pas les seuls.
L'idéologie dominante de notre temps a une approche de la liberté qui procède davantage de la logique du supermarché que de l'avancée des Lumières. Cette liberté est en quelque sorte une indifférence à l'égard des contenus de ce qui est dit et fait dans le cadre de cette liberté. Ce n'est pas la conception républicaine de la liberté. La liberté n'est pas le lieu de l'indifférence. Nous ne mettons pas tout sur le même plan. Et si on peut parfaitement comprendre que dans l'ordre des goûts et des papilles il y ait quelque part une égalité de situation entre celui qui préfère le yaourt à la fraise et celui qui préfère la banane, il en va tout autrement dans l'ordre des idées politiques et dans l'ordre des pratiques sociales. Mais cette manière de penser, de vivre la liberté, est devenue une telle évidence qu'elle est une forme d'obscurantisme extrêmement difficile à déconstruire.
Vous le voyez, sur ces sujets, la vie va nous procurer une abondante matière première pour travailler en ECJS, lieu de déconstruction des évidences, de mise en débat de ce qui va de soi. Mais ce sera difficile.
L'Éducation nationale n'est pas responsable de l'idéologie dominante.
Et puis vous avez remarqué que l'Education nationale est tenue pour responsable de tout. Les jeunes se battent dans la rue : qu'est-ce qu'on leur apprend à l'école ? Ils se battent à l'école : mais que font leurs maîtres ? Oui, mais d'où vient toute cette violence ? Qu'est-ce que c'est que cette hypocrisie ? Est-ce que vous confondez l'Education nationale avec un prestataire de services ? La famille, la société ont des responsabilités, la politique également. On ne peut pas accepter sans dire mot ce déferlement quotidien des images de violence, de haine, de sang, de meurtres, qui fait qu'un jeune esprit a assisté par la télévision dès l'âge de dix-onze ans à des milliers de meurtres, de viols, d'assassinats, dans une organisation juridique de la société qui ne correspond même pas à celle de son propre pays puisque les juges et les policiers que l'on voit sont ceux des Etats-Unis d'Amérique. Surtout, on ne peut pas faire ensuite comme si ce déferlement n'avait aucune espèce d'impact sur la formation de nos jeunes. Nous serions la première civilisation à oser déclarer que les images ne contribuent pas à la formation de la psyché, aux systèmes de représentation et à l'imaginaire des jeunes générations. Ceux de la grotte de Lascaux seraient bien surpris de l'apprendre, s'ils étaient en état de le savoir !
C'est tout le contraire ! J'en parle avec force parce que je suis excédé de voir les exigences que l'on assigne à l'Education nationale et la complaisance dont on fait preuve à l'égard de cette culture de pacotille, qui habille des habits de la liberté une liberté de création qui prétend ne pas se prononcer sur le contenu de la création. Nous qui sommes la colonne du temple des Lumières, nous savons qu'un ordre unique lie un mode d'organisation sociale, un mode de production et les idées qui s'en déduisent. Et nous savons que le système qui pousse partout à la désintermédiarisation, dans l'ordre de la finance, dans l'ordre de la production, produit également les structures et les constructions culturelles dans lesquelles ce mécanisme de la désintermédiarisation est aussi à l'uvre. Un mécanisme qui casse les intermédiaires, ceux du raisonnement, ceux de la douceur, de la beauté, de la poésie, de la construction de soi dans la tendresse, dans le pas à pas, et qui préfère aller directement à l'émotion, et parfois même, parce que l'émotion est parfois encore trop complexe, à la pulsion pure et simple. Cet ordre culturel est en relation directe avec un certain ordre des choses dans notre monde. C'est la même structure qui est à l'uvre, celle du vide culturel et du trop plein pulsionnel.
LOFT STORY, un miroir extraordinaire de notre société, à déconstruire.
Réjouissons-nous à ce titre de l'extraordinaire matière première que nous procure "Loft Story". Nous avons assez d'humour dans l'Education nationale pour prendre cette émission d'abord avec le sourire et considérer les faits dans leur ordre.
Premièrement, il y a bien longtemps qu'une émission de télévision n'avait à ce point fédéré les passions des Français. Autrefois, quand il n'y avait qu'une ou deux chaînes, au lendemain des émissions phares comme "Les cinq dernières minutes" ou "La caméra explore le temps", on ne parlait que de ça dans la cour du collège, de ces mêmes choses qu'on avait vues différemment chacun chez soi. C'était un fantastique unificateur du peuple français. Il y a longtemps qu'une émission de télévision n'a pas comme ça "scotché" les Français. C'est donc un bon sujet de discussion, de débat argumenté, c'est donc une bonne matière première pour l'ECJS.
Ensuite cette émission doit nous donner à penser. Nous devons d'abord, face à nous-mêmes, essayer de déconstruire ce qui se passe pour comprendre ce qui se passe dans la tête de nos jeunes. Cette émission est fascinante. Non pas pour les raisons qui ont souvent été invoquées. Ce n'est pas parce qu'elle procède du voyeurisme : tout spectacle procède du voyeurisme. Nous sommes à l'ère du regard, des images, donc on ne doit pas s'étonner que ce sens-là soit à ce point constitutif de l'intelligence humaine. Non, cette émission est fascinante parce qu'elle est un miroir extraordinaire, un état paroxystique et quasiment pur du contenu de nos sociétés. Je parle ici du désenchantement de la sphère publique, cet euphémisme qui décrit l'impuissance publique face à un ordre du monde qui la subjugue. Je parle de cette situation où on en est venu progressivement à considérer que ce que disait un homme ou une femme politique, que ses idées, que son programme n'étaient qu'une indication relative sur ce qu'il ou elle est réellement, et que son authenticité serait dans son intimité. Un mécanisme, comme d'habitude, qui a été jusqu'à son terme aux Etats-Unis d'Amérique mais que l'on peut retrouver dans chacune de nos villes. Il suffit de consulter un programme électoral pour y retrouver la photo du maire ou de la mairesse candidate accompagné(e) de son conjoint, de son chien et / ou de ses enfants devant la cheminée. Cette image est censée donner le symbole de la bienveillance authentique de l'individu. Ainsi la vérité du facteur ne serait pas dans la tournée du courrier, mais dans ses goûts personnels. Dans la sphère politique, ce raisonnement va très loin. Car si l'authenticité est dans l'intimité, elle n'est pas dans ce qu'on décide de donner à voir. Dans cette logique, en effet, ce qu'on donne à voir est suspect puisqu'on le donne à voir. Seul ce qu'on ne veut pas montrer, ce qu'on ne veut pas dire, serait notre vérité ultime. Et dans ce processus, le mensonge devient le critère en creux de la vérité, car il révèle ce qu'on ne veut pas montrer et qui serait donc notre plus profonde intimité.
C'est ainsi que sur les cinq mille premières questions posées au candidat BUSH, le père, lors de sa dernière campagne électorale, cinq seulement concernaient les questions de sécurité, d'éducation et de défense et tout le reste concernait sa vie privée et ses relations d'affaires.
Nous nous trouvons à l'intérieur de ce processus, qui au final ne donne rien à voir. Car aucune vérité ne se trouve dans l'intimité, en tout cas rien qui apporte quelque chose de l'altérité dans laquelle on se construit.
Nous vivons dans la fascination que la transparence mène à la vérité. Mais un monde transparent est un monde de névrosés. Le monde construit, celui que nous voulons, c'est celui du débat argumenté, des Lumières, c'est l'organisation raisonnée des relations entre les gens.
Avec l'émission "Loft story", on atteint un paroxysme de ce fantasme du point de vue des représentations symboliques et de la situation. Je m'en réfère ici à MAC LUAN . Dans le "Lof", le médium est le message. Il n'y a rien à voir, absolument rien qui ne soit disponible ailleurs à plus haute dose. Tout est déjà disponible dans les rayons de la télévision poubelle.
J'ai d'abord eu de la tendresse pour cette émission. Entendre un dirigeant de TF 1 défendre la dignité culturelle de la télé était une situation vraiment trop cocasse pour ne pas s'en délecter. Devions-nous, selon lui, nous mobiliser pour défendre le contenu culturel du " Bigdil " et regretter les prestations de monsieur MORANDINI ?
La culture est un front de bataille.
Mais le reste me dégoûte. Quel plaisir peut-on trouver à regarder cela ? Que veut-on susciter dans le cur de nos jeunes ? La culture est un front de bataille : " Loft Story " nous offre un magnifique point d'appui pour la mener. Magnifique, parce que difficile. D'abord parce que l'intérêt que nos jeunes ont pour cette émission doit être pris en considération et que leurs motivations, leur intérêt, leur fascination doivent être compris. Ensuite, parce que nous aurons du mal à faire des leçons de morale : on trouve pire en zappant sur les autres chaînes. Il ne faudra donc pas s'arrêter aux apparences. Le registre de la critique de cette émission doit être celui du fond : la mise en scène du contraire des valeurs dont nous nous réclamons mais dont nous devons admettre que ce sont les valeurs dominantes de notre temps. Dans le " Loft ", la vie est transformée en un jeu dont l'objectif est l'enrichissement et la notoriété sans cause. Les protagonistes eux-mêmes étaient gênés de signer des autographes sans avoir " rien fait " ! Les règles de ce jeu procèdent non pas de la solidarité ou de l'entraide mais de l'élimination sur la base non pas du raisonnement mais de l'émotion. Voilà en quoi je fais partie des critiques de cette émission, pas pour autre chose.
Je souhaitais illustrer comment je me représente l'importance du " débat argumenté " objectif central de l'E.C.J.S. Je souhaite contribuer à votre réflexion pour la modeste part qui est la mienne, non pas en tant qu'autorité hiérarchique, mais dans le domaine de la pédagogie, de la pratique professionnelle. Je souhaite que l'on sente la force de ce que nous sommes en train d'essayer de construire avec l'ECJS.
Les horaires peuvent être considérés comme modestes, bien sûr. Ce n'est qu'un début. Je veux vous féliciter du soin que vous apportez à cette entreprise, de votre mobilisation, du fait que vous allez encore participer à des tables rondes. Faites-le, avec succès, parce que ceci est un havre d'intelligence au milieu d'un déferlement de bêtises et d'incitation permanente à des comportements diamétralement opposés à ceux que nous tâchons de faire vivre. Parce que la nation nous a confié cette mission, parce que c'est la République, que c'est notre patrie et que c'est elle qu'il s'agit de faire vivre dans l'ECJS.
Merci.
(source http://www.enseignement-professionnel.gouv.fr, le 14 août 2001)
je suis heureux de me trouver parmi vous dans un moment qui va compter pour l'évolution de l'ordre d'enseignement dont j'ai l'honneur d'être le ministre.
Je voudrais d'abord vous remercier tous, groupe d'experts, enseignants, corps d'inspection, pour ce que vous faites dans vos fonctions et pour les qualités que vous avez mises à l'uvre dans ce que nous entreprenons.
Je tiens également à vous remercier vous, Monsieur REVOL, eu égard à l'énergie que vous avez déployé dans cette circonstance. L'enthousiasme, si j'en crois les échos que j'en ai eus, que vous avez su libérer, n'était pas acquis. Alors merci d'avoir compris si vite et si bien le potentiel de cet ordre d'enseignement. Le travail accompli est conforme à la mission que je vous ai confiée.
De mon côté, je suis heureux d'être le ministre qui s'est aperçu que si l'on a prévu l'ECJS dans l'ensemble de l'enseignement secondaire, sans doute par distraction (une distraction malheureusement assez banale puisque la même s'est produite concernant le statut des enseignants ou la mise en place de l'enseignement physique et sportif), il n'y avait aucun horaire prévu dans le secondaire professionnel, où l'on considérait que la bonne volonté des enseignants suffisait. Les enseignants sont effectivement plein de bonne volonté, en particulier dans cet ordre d'enseignement qui ne peut pas mentir. Les qualifications professionnelles des diplômes que nous délivrons après vérification des connaissances sont placées très directement sous l'empire de la vérification concrète ! Nous sommes dans le domaine du vrai, de l'obligation de résultat, là où il arrive souvent qu'il n'y ait qu'une obligation de moyens.
Mais ce n'était ni juste ni républicain de considérer que la moitié de la classe d'âge se voit refuser ce qu'on juge pourtant indispensable pour l'autre moitié. La table ronde sur l'ECJS a donc permis de dégager les horaires et les moyens financiers pour que prévale l'égalité des droits.
ECJS : un acte de construction de soi au profit de la patrie républicaine.
Vous avez raison, Monsieur René REVOL, de rappeler que la mission d'éducation globale de l'enseignement public est non seulement de former, de qualifier mais également d'éduquer. Ce que nous visons au bout du compte par la mise en place de l'ECJS, c'est un acte de construction de soi au profit de la patrie républicaine.
Le régime républicain n'est pas un régime neutre. C'est un régime qui par essence porte en lui un ensemble de valeurs - de valeurs émancipatrices - et qui ne peut survivre que si on les a comprises et si on les illustre. C'est singulièrement vrai en France du fait de notre histoire puisque c'est avec la grande révolution de 1789 que commence l'ère moderne. L'onde de choc, la dynamique portée par cet événement n'est toujours pas épuisée.
La République : un contrat d'égalité passé entre ceux qui la constituent.
Mais nous ne devons pas cette caractéristique à notre seule histoire. La République ne se réduit pas à une tradition. Il faut toujours regarder à deux fois les traditions. Elles fournissent d'ailleurs un bon objet de déconstruction pour le débat argumenté de l'ECJS.
Car, je le rappelle, il existe aussi des êtres qui adhèrent à l'idéal des lumières et qui ne font pas une religion personnelle des racines. Ils refusent cette métaphysique qui privilégie ce qui est antérieur à soi par rapport à ce qui est devant, et préfèrent à la part qui est héritée et qui différencie celle qui rattache l'être aux autres, à l'humanité universelle.
Historiquement, l'Education nationale s'est posée en "déconstructeur" de la tradition. Ainsi, ce n'est pas par tradition que la France est républicaine mais par nécessité. La patrie des Français est la République. Nous sommes le seul peuple qui n'est pas défini par une langue commune : nous partageons le français, l'usage de la langue française, avec quarante nations et cent cinquante millions d'êtres humains. Au contraire des nations qui nous entourent, nous ne sommes pas décrits par une religion commune qui serait une espèce de fond ou de trame commune. Il y a chez nous quatre religions importantes : la première est la religion catholique, la seconde la religion musulmane. Nous ne sommes pas décrits par une couleur de peau, fort heureusement. Nous sommes un pays très bigarré. Non, nous sommes décrits par le pacte politique qui nous unit, le pacte républicain : " Liberté, égalité, fraternité ". Nous sommes une communauté légale. C'est pourquoi d'ailleurs il faut être si sourcilleux sur l'unité et l'indivisibilité de cette communauté légale qui n'a jamais signifié un enfermement mais tout au contraire un contrat d'égalité passé entre ceux qui la constituent.
Donc lorsque nous construisons une conscience républicaine, nous construisons la nation française elle-même. Nous sommes un peuple de raisonneurs. On n'est donc jamais tant Français que lorsque l'on est républicain. On n'est donc jamais tant républicain que lorsque l'on raisonne. Si bien que d'une identité politique on passe à une identité philosophique.
Ce point est extrêmement important. On ne peut correctement comprendre ce que nous sommes et ce que nous voulons être autrement qu'en suivant ce fil.
L'Enseignement professionnel est particulièrement bien préparé pour faire vivre l'ECJS.
Dès lors, l'enseignement professionnel est particulièrement bien préparé pour faire vivre l'ECJS. D'abord, parce que la pédagogie à l'uvre dans l'enseignement professionnel est une pédagogie inductive. Sa structure même est la négation de cet héritage des "Frères chrétiens", qui structure l'enseignement sur le modèle hypothético-déductif. L'organisation de la salle de classe, marquée par l'estrade du maître et le spectacle de la nuque de son voisin, est directement déduite de cet ordre de raisonnement : le savoir serait une vérité révélée plutôt que prouvée. Pourtant, les premières écoles créées par les progressistes n'étaient pas du tout organisées de cette manière. C'est seulement parce qu'un régime a trouvé son intérêt dans l'autorité qui se dégageait du modèle pédagogique autoritaire qu'il en a épousé les habits. La pédagogie inductive, à l'uvre dans l'enseignement professionnel, permet à l'élève de former sa conviction à partir de faits et d'un cheminement comparatif entre les faits et les idées qui peuvent en être dégagées. Or, c'est là, le principe même à l'uvre dans le débat argumenté.
Ensuite nous sommes dans notre ordre d'enseignement, dans un univers où la règle et la norme font partie de l'exigence professionnelle et où leur discussion paraît plus facile, plus légitime, plus concrète. Quand on évoque les règles de sécurité, on en connaît l'objet, on en connaît la finalité, on peut donc en discuter l'efficacité. Cette exigence professionnelle soumet également les élèves aux critères de la vérification : ça marche ou ça ne marche pas, c'est fait comme cela doit être fait ou non. Nous sommes donc bien préparés pour la démarche qu'inclut l'ECJS.
La dynamique des droits au fondement de la République.
Enfin nous sommes un enseignement professionnel dans un univers de responsabilisation croissante. Nos jeunes ont déjà leur propre vie. Ils ont une perception déjà assez aiguë de ses contraintes. N'oublions pas que nous sommes dans des moyennes d'âge supérieures à celles de l'enseignement général. Nous parlons donc souvent à de jeunes concitoyens qui partagent avec nous le droit de choisir, le droit d'élire. Mais, plus profondément, la dynamique même du travail et du collectif de travail est une dynamique de co-responsabilité. Et là nous sommes au seuil de cette morale que la République doit porter, en adhésion complète avec l'esprit des Lumières et l'idéal qui l'anime. La morale de la responsabilité n'est ni moralisante ni moralisatrice. Elle ne porte en elle aucun ordre normatif autre que la nécessité et l'exigence de marcher sur le chemin des Lumières vers le devoir que l'on a à l'égard des autres. En quoi consiste ce devoir ? Nous ne prescrivons pas de devoirs. Nous connaissons des droits. C'est le respect du droit des autres qui est fondateur du devoir individuel. C'est de la dynamique de l'exercice des droits que surgit en creux celle du devoir. Si bien qu'il n'y a pas de limite à la discussion sur les droits. Chacun va y entrer avec ses convictions, son ressenti et ses adhésions que nous devons respecter ; adhésion spirituelle, adhésion philosophique, adhésion politique. Nous devons réaffirmer cette idée que la communauté légale, la liberté individuelle, la liberté de conscience, la laïcité de nos institutions, la laïcité de nos pratiques pédagogiques reposent sur la dynamique des droits et que cette dynamique des droits est le fondement de la République.
Petite parenthèse. Il est normal que dans la démarche éducative l'enseignant s'inspire de l'idéal de l'égalité des chances. Chaque jeune doit pouvoir aller au bout de ses talents et déployer complètement ses mérites à égalité de chance avec les autres, sans en être empêché par la condition sociale de ses parents, la sienne ou quelque autre facteur de discrimination. Mais dans l'ordre politique l'égalité des chances ne peut être un objectif. Ou alors, nous devons déclarer que notre idéal de société est décrit par le principe de la loterie nationale qui donne en effet, à tout le monde une égalité de chance... Dans l'ordre politique, l'égalité des chances est une vision, une expression très malheureuse, qui relève d'une logique plutôt libérale. Le progressiste, le républicain, ne connaît que l'égalité des droits, ne discute que de ces droits et n'envisage que les conditions concrètes qui permettent de réaliser cette égalité des droits. Mais bien sûr, je n'exprime là, qu'une conviction personnelle qui ne vous oblige d'aucune façon.
L'ECJS au cur des missions fondamentales de l'école.
J'ai voulu y insister car il me semble important que la parole politique explique la signification de ce que nous sommes en train de faire. Avec l'ECJS, nous ne voulons pas ajouter une nouvelle matière aux autres. Nous nous situons au cur d'une des missions fondamentales de l'école qui est portée par l'ensemble des enseignements. Je crois profondément à la valeur et à la réussite de l'ECJS, en particulier dans l'enseignement professionnel parce qu'il est fondé sur l'acquisition de savoirs et de qualifications qui sont spontanément dans l'ordre des Lumières, dans le registre du savoir objectif. Tous les enseignements y contribuent. Mais dans cet acte pédagogique particulier, nous invitons le jeune à la construction de soi, et à la construction, en même temps, de la République, fondée sur les Lumières, la laïcité et les droits.
La fête de la République.
Je propose qu'on mette à profit la date du 21 septembre, qui est la date anniversaire de la fondation de notre première république, pour animer l'ECJS, et je souhaiterais que les établissements d'enseignement professionnel se portent en quelque sorte aux avant-postes de la célébration de la naissance de notre patrie républicaine. Le rite, la fête, la cérémonie, l'animation sont autant de moyens de construire ce consentement à l'autorité des principes républicains, qui ne va pas de soi, surtout dans notre jeunesse bigarrée de l'enseignement professionnel. Il faut que chacun sente que la patrie c'est la République, que la république est une protection, qu'elle est une garantie pour chacun.
Il y a bien des choses à méditer sur ce mois de septembre 1792, au lendemain de Valmy. Sur les collines, d'après GOETHE, les nôtres criaient "Vive la nation ! Vive la nation !" et la terre en tremblait dit le poète. Certains en ont fait des déductions qui n'ont pas lieu d'être. Ceux qui se trouvaient là ne juraient pas les mêmes dieux, ne comptaient pas dans les mêmes unités de poids et de mesure et souvent ne parlaient pas la même langue. " Vive la nation ! " n'était dans cette circonstance en aucun cas un slogan chauvin et nationaliste. C'était l'inverse, c'était un slogan fédérateur, universaliste. Le lendemain, ce cri parti de la colline arrive dans l'Assemblée, passe d'une tribune à l'autre, est repris dans la salle et la République est proclamée.
J'ai souvent le sentiment que dans les célébrations officielles on est trop soucieux de ce qui fait consensus. A l'occasion du Bicentenaire, même si j'ai trouvé judicieux de célébrer le 14 juillet 1789, je trouvais qu'il y avait un certain confort à célébrer cette date et qu'il y avait quelque chose de plus piquant eu égard aux circonstances et aux enseignements de ces circonstances à célébrer le 21 septembre. Puis-je vous faire partager cette conviction ? Je crois que oui ! J'ai essayé d'argumenter pour rester dans le ton qui me convient. Mais on m'a dit que les ministres ne donnaient pas des conseils, mais donnaient des ordres ou des recommandations. C'est normal. Cela s'appelle la légitimité républicaine : l'école ne s'appartient pas, elle appartient à la nation, elle reçoit ses consignes et ses missions de la nation et elle attend que ceux qui la font vivre la servent et obéissent ! Je crois qu'on le fait d'autant mieux qu'on s'est compris.
La difficulté de la mission républicaine de l'école.
Quelques mots encore.
L'environnement dans lequel nous évoluons atteste de la difficulté de la mission républicaine de l'école. Les valeurs qui vont être portées à travers la démarche du débat argumenté, le message que l'école républicaine veut faire partager à ses enfants est à rebours des valeurs dominantes de la société dans laquelle nous vivons. Il faut en prendre acte. Nos prédécesseurs, dans leur noble mission d'éducation, ont eu à combattre l'obscurantisme dominant de leur temps. Nous avons d'autres obscurantismes à combattre, tout aussi prégnants, plus insidieux, ceux de tous les jours. Et nos résultats ne sont pas toujours très brillants.
Par exemple, les préjugés sexistes. La composition des publics de l'enseignement professionnel n'est pas une démonstration de notre victoire. Nous devrons faire des efforts. Les enseignants de l'enseignement professionnel n'en sont pas responsables. Ils prennent en charge une situation qu'on leur transmet. Mais quelque chose ne va pas à l'école, même si nous avons réussi un exploit extraordinaire, celui d'avoir fait progresser la féminisation en quarante ans de 10 % des effectifs des bacheliers à plus de 52 % des diplômés de l'enseignement supérieur. Il nous faut finir le travail. Les préjugés sexistes sont un obscurantisme. Ils ne sont pas les seuls.
L'idéologie dominante de notre temps a une approche de la liberté qui procède davantage de la logique du supermarché que de l'avancée des Lumières. Cette liberté est en quelque sorte une indifférence à l'égard des contenus de ce qui est dit et fait dans le cadre de cette liberté. Ce n'est pas la conception républicaine de la liberté. La liberté n'est pas le lieu de l'indifférence. Nous ne mettons pas tout sur le même plan. Et si on peut parfaitement comprendre que dans l'ordre des goûts et des papilles il y ait quelque part une égalité de situation entre celui qui préfère le yaourt à la fraise et celui qui préfère la banane, il en va tout autrement dans l'ordre des idées politiques et dans l'ordre des pratiques sociales. Mais cette manière de penser, de vivre la liberté, est devenue une telle évidence qu'elle est une forme d'obscurantisme extrêmement difficile à déconstruire.
Vous le voyez, sur ces sujets, la vie va nous procurer une abondante matière première pour travailler en ECJS, lieu de déconstruction des évidences, de mise en débat de ce qui va de soi. Mais ce sera difficile.
L'Éducation nationale n'est pas responsable de l'idéologie dominante.
Et puis vous avez remarqué que l'Education nationale est tenue pour responsable de tout. Les jeunes se battent dans la rue : qu'est-ce qu'on leur apprend à l'école ? Ils se battent à l'école : mais que font leurs maîtres ? Oui, mais d'où vient toute cette violence ? Qu'est-ce que c'est que cette hypocrisie ? Est-ce que vous confondez l'Education nationale avec un prestataire de services ? La famille, la société ont des responsabilités, la politique également. On ne peut pas accepter sans dire mot ce déferlement quotidien des images de violence, de haine, de sang, de meurtres, qui fait qu'un jeune esprit a assisté par la télévision dès l'âge de dix-onze ans à des milliers de meurtres, de viols, d'assassinats, dans une organisation juridique de la société qui ne correspond même pas à celle de son propre pays puisque les juges et les policiers que l'on voit sont ceux des Etats-Unis d'Amérique. Surtout, on ne peut pas faire ensuite comme si ce déferlement n'avait aucune espèce d'impact sur la formation de nos jeunes. Nous serions la première civilisation à oser déclarer que les images ne contribuent pas à la formation de la psyché, aux systèmes de représentation et à l'imaginaire des jeunes générations. Ceux de la grotte de Lascaux seraient bien surpris de l'apprendre, s'ils étaient en état de le savoir !
C'est tout le contraire ! J'en parle avec force parce que je suis excédé de voir les exigences que l'on assigne à l'Education nationale et la complaisance dont on fait preuve à l'égard de cette culture de pacotille, qui habille des habits de la liberté une liberté de création qui prétend ne pas se prononcer sur le contenu de la création. Nous qui sommes la colonne du temple des Lumières, nous savons qu'un ordre unique lie un mode d'organisation sociale, un mode de production et les idées qui s'en déduisent. Et nous savons que le système qui pousse partout à la désintermédiarisation, dans l'ordre de la finance, dans l'ordre de la production, produit également les structures et les constructions culturelles dans lesquelles ce mécanisme de la désintermédiarisation est aussi à l'uvre. Un mécanisme qui casse les intermédiaires, ceux du raisonnement, ceux de la douceur, de la beauté, de la poésie, de la construction de soi dans la tendresse, dans le pas à pas, et qui préfère aller directement à l'émotion, et parfois même, parce que l'émotion est parfois encore trop complexe, à la pulsion pure et simple. Cet ordre culturel est en relation directe avec un certain ordre des choses dans notre monde. C'est la même structure qui est à l'uvre, celle du vide culturel et du trop plein pulsionnel.
LOFT STORY, un miroir extraordinaire de notre société, à déconstruire.
Réjouissons-nous à ce titre de l'extraordinaire matière première que nous procure "Loft Story". Nous avons assez d'humour dans l'Education nationale pour prendre cette émission d'abord avec le sourire et considérer les faits dans leur ordre.
Premièrement, il y a bien longtemps qu'une émission de télévision n'avait à ce point fédéré les passions des Français. Autrefois, quand il n'y avait qu'une ou deux chaînes, au lendemain des émissions phares comme "Les cinq dernières minutes" ou "La caméra explore le temps", on ne parlait que de ça dans la cour du collège, de ces mêmes choses qu'on avait vues différemment chacun chez soi. C'était un fantastique unificateur du peuple français. Il y a longtemps qu'une émission de télévision n'a pas comme ça "scotché" les Français. C'est donc un bon sujet de discussion, de débat argumenté, c'est donc une bonne matière première pour l'ECJS.
Ensuite cette émission doit nous donner à penser. Nous devons d'abord, face à nous-mêmes, essayer de déconstruire ce qui se passe pour comprendre ce qui se passe dans la tête de nos jeunes. Cette émission est fascinante. Non pas pour les raisons qui ont souvent été invoquées. Ce n'est pas parce qu'elle procède du voyeurisme : tout spectacle procède du voyeurisme. Nous sommes à l'ère du regard, des images, donc on ne doit pas s'étonner que ce sens-là soit à ce point constitutif de l'intelligence humaine. Non, cette émission est fascinante parce qu'elle est un miroir extraordinaire, un état paroxystique et quasiment pur du contenu de nos sociétés. Je parle ici du désenchantement de la sphère publique, cet euphémisme qui décrit l'impuissance publique face à un ordre du monde qui la subjugue. Je parle de cette situation où on en est venu progressivement à considérer que ce que disait un homme ou une femme politique, que ses idées, que son programme n'étaient qu'une indication relative sur ce qu'il ou elle est réellement, et que son authenticité serait dans son intimité. Un mécanisme, comme d'habitude, qui a été jusqu'à son terme aux Etats-Unis d'Amérique mais que l'on peut retrouver dans chacune de nos villes. Il suffit de consulter un programme électoral pour y retrouver la photo du maire ou de la mairesse candidate accompagné(e) de son conjoint, de son chien et / ou de ses enfants devant la cheminée. Cette image est censée donner le symbole de la bienveillance authentique de l'individu. Ainsi la vérité du facteur ne serait pas dans la tournée du courrier, mais dans ses goûts personnels. Dans la sphère politique, ce raisonnement va très loin. Car si l'authenticité est dans l'intimité, elle n'est pas dans ce qu'on décide de donner à voir. Dans cette logique, en effet, ce qu'on donne à voir est suspect puisqu'on le donne à voir. Seul ce qu'on ne veut pas montrer, ce qu'on ne veut pas dire, serait notre vérité ultime. Et dans ce processus, le mensonge devient le critère en creux de la vérité, car il révèle ce qu'on ne veut pas montrer et qui serait donc notre plus profonde intimité.
C'est ainsi que sur les cinq mille premières questions posées au candidat BUSH, le père, lors de sa dernière campagne électorale, cinq seulement concernaient les questions de sécurité, d'éducation et de défense et tout le reste concernait sa vie privée et ses relations d'affaires.
Nous nous trouvons à l'intérieur de ce processus, qui au final ne donne rien à voir. Car aucune vérité ne se trouve dans l'intimité, en tout cas rien qui apporte quelque chose de l'altérité dans laquelle on se construit.
Nous vivons dans la fascination que la transparence mène à la vérité. Mais un monde transparent est un monde de névrosés. Le monde construit, celui que nous voulons, c'est celui du débat argumenté, des Lumières, c'est l'organisation raisonnée des relations entre les gens.
Avec l'émission "Loft story", on atteint un paroxysme de ce fantasme du point de vue des représentations symboliques et de la situation. Je m'en réfère ici à MAC LUAN . Dans le "Lof", le médium est le message. Il n'y a rien à voir, absolument rien qui ne soit disponible ailleurs à plus haute dose. Tout est déjà disponible dans les rayons de la télévision poubelle.
J'ai d'abord eu de la tendresse pour cette émission. Entendre un dirigeant de TF 1 défendre la dignité culturelle de la télé était une situation vraiment trop cocasse pour ne pas s'en délecter. Devions-nous, selon lui, nous mobiliser pour défendre le contenu culturel du " Bigdil " et regretter les prestations de monsieur MORANDINI ?
La culture est un front de bataille.
Mais le reste me dégoûte. Quel plaisir peut-on trouver à regarder cela ? Que veut-on susciter dans le cur de nos jeunes ? La culture est un front de bataille : " Loft Story " nous offre un magnifique point d'appui pour la mener. Magnifique, parce que difficile. D'abord parce que l'intérêt que nos jeunes ont pour cette émission doit être pris en considération et que leurs motivations, leur intérêt, leur fascination doivent être compris. Ensuite, parce que nous aurons du mal à faire des leçons de morale : on trouve pire en zappant sur les autres chaînes. Il ne faudra donc pas s'arrêter aux apparences. Le registre de la critique de cette émission doit être celui du fond : la mise en scène du contraire des valeurs dont nous nous réclamons mais dont nous devons admettre que ce sont les valeurs dominantes de notre temps. Dans le " Loft ", la vie est transformée en un jeu dont l'objectif est l'enrichissement et la notoriété sans cause. Les protagonistes eux-mêmes étaient gênés de signer des autographes sans avoir " rien fait " ! Les règles de ce jeu procèdent non pas de la solidarité ou de l'entraide mais de l'élimination sur la base non pas du raisonnement mais de l'émotion. Voilà en quoi je fais partie des critiques de cette émission, pas pour autre chose.
Je souhaitais illustrer comment je me représente l'importance du " débat argumenté " objectif central de l'E.C.J.S. Je souhaite contribuer à votre réflexion pour la modeste part qui est la mienne, non pas en tant qu'autorité hiérarchique, mais dans le domaine de la pédagogie, de la pratique professionnelle. Je souhaite que l'on sente la force de ce que nous sommes en train d'essayer de construire avec l'ECJS.
Les horaires peuvent être considérés comme modestes, bien sûr. Ce n'est qu'un début. Je veux vous féliciter du soin que vous apportez à cette entreprise, de votre mobilisation, du fait que vous allez encore participer à des tables rondes. Faites-le, avec succès, parce que ceci est un havre d'intelligence au milieu d'un déferlement de bêtises et d'incitation permanente à des comportements diamétralement opposés à ceux que nous tâchons de faire vivre. Parce que la nation nous a confié cette mission, parce que c'est la République, que c'est notre patrie et que c'est elle qu'il s'agit de faire vivre dans l'ECJS.
Merci.
(source http://www.enseignement-professionnel.gouv.fr, le 14 août 2001)