Interview de M. Pierre Moscovici, ministre délégué aux affaires européennes à RTL le 25 mai 1999, sur la notion "d'Europe-puissance", la participation de la France à l'intervention de l'OTAN contre les forces serbes, son opposition aux thèses fédéralistes de M. Bayrou en matière de défense européenne et sa position favorable à une politique européenne de sécurité et de défense (PESC).

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Circonstance : Publication par P. Moscovici d'un essai intitulé "Au coeur de l'Europe" en mai 1999

Média : Emission L'Invité de RTL - RTL

Texte intégral

Q - Parlons maintenant de l'Europe : dans votre livre "Au coeur de l'Europe" vous dites "le moment est venu d'affirmer que l'Europe est une puissance". Mais pourtant avec le conflit au Kosovo, avec sa longueur, sa durée, on voit apparaître des fissures. Les Anglais voudraient une opération terrestre alors que les Italiens, par exemple, réclament l'arrêt des bombardements. On est loin de la puissance européenne ?
R - C'est vrai que le Kosovo montre les insuffisances de la puissance européenne. Les questions qu'on me pose le plus souvent sont : pourquoi l'OTAN ? Pourquoi êtes-vous là ? Et puis on voit bien aussi qu'il y a des différences. Mais en même temps les Européens sont là : ils ont été plus unis que jamais, que par exemple, par rapport à la Bosnie. Ils sont présents sur le terrain diplomatique. C'est nous qui avons présidé la conférence de Rambouillet - même si elle a échoué ; nous sommes dans le G8, nous sommes au Conseil de sécurité : les Européens sont là militairement, les Européens seront là de façon formidable sur le plan humanitaire. Mais en même temps je crois que la réflexion d'avenir, après au Kosovo, doit être : quelle défense européenne à la fois dans le cadre de l'OTAN mais aussi par nous-mêmes ? La question que l'on doit se poser est : comment résoudre par nous-mêmes ce genre de crise quand elle se pose sur notre continent pour ne pas tomber dans une alternative infernale ?
Q - Justement François Bayrou qui est très fédéraliste, rêve d'une armée européenne et vous, dans votre livre, vous dites : "ce n'est pas avant 50 ans".
R - Ce que je pense c'est que le fédéralisme n'est pas la solution en la matière. Vous savez en Europe il y a des pays qui sont des pays neutres : c'est le cas de l'Autriche, de l'Irlande et des pays scandinaves. Le fédéralisme serait : on nous met tous ensemble et certains décident à notre place, à Bruxelles. Je crois que ce n'est pas la solution, et qu'en matière de défense la solution est intergouvernementale, elle concerne les Etats. Mettons en place une coordination des politiques d'armement ; mettons en place une chaîne de commandement entre les Etats qui le veulent ; mettons en place un système qui permette de décider avec les Allemands, avec les Anglais, avec nous-mêmes, avec tous ceux qui le veulent...
Q - A la majorité ?
R - Pourquoi pas ? Mais en même temps, il faut faire attention. Il y a des systèmes de blocage à mettre en place parce qu'on ne va pas décider, par exemple, d'engager l'armée française au Kosovo alors que nous ne le voudrions pas. Je suis pour un système qui soit plus souple, plus coopératif, qui ne soit pas le fédéralisme. Le fédéralisme, pour moi, c'est du nominalisme. Je sais qu'il y a des éléments fédéraux dans l'Europe - l'euro en est un - je souhaite qu'il y en ait de plus en plus. Je n'ai pas peur du fédéralisme. Mais mettre le fédéralisme à toutes les sauces, y compris à la source de la défense, ne me paraît pas adapté.
Q - Vous dites "industrie de défense", très bien, sauf qu'on voit bien que les sociétés industrielles ont pris leur autonomie : elles nouent des alliances au niveau européen et aussi au niveau mondial avec les Américains ou d'autres. Cela montre bien les gouvernements n'ont plus d'emprise sur ces sociétés ?
R - Ce n'est pas tout à fait exact, même s'il y a quelques éléments...
Q - Cela fait des années que la France dit : "il faut faire cela", mais on ne le fait pas.
R - Oui, mais je pense qu'il y a une prise de conscience urgent à avoir. Après le Kosovo, il faut savoir ce qu'on veut : soit on reste dans la situation actuelle, et cela veut dire dans ce cas de figure qu'on ne fait rien face à l'inacceptable - cela aurait été scandaleux ; je suis, je ne dirais pas à l'aise, mais conscient qu'il fallait aller au Kosovo - ; soit on est toujours dans un système dont la clé appartient aux Américains. Je pense donc qu'il faut poser cette question de la coordination des industries d'armement. J'observe que des gouvernements qui ne l'avaient pas fait jusqu'à présent - je pense aux Allemands, aux Anglais - ont beaucoup bougé. Nous avons bougé avec les Anglais à Saint-Malo, nous allons continuer. Nous avons bougé avec les Allemands ; on a un sommet franco-allemand à Toulouse cette semaine. On parlera beaucoup de cela. On va bouger à Cologne, au Sommet européen. Et j'espère que le Kosovo sera le dernier conflit de cette sorte dans laquelle les Européens subissent un peu, même s'ils sont présents.
Q - Justement à Cologne début juin, au Sommet européen, on doit nommer le Monsieur Politique étrangère et de Sécurité de l'Europe. Cela va être un super ministre ?
R - Non, ce n'est pas un ministre, mais c'est un homme qui va être assis à côté des chefs d'Etat et de gouvernement pour leur dire : "voilà comment définir une position commune" ; qui va être là pour prendre des initiatives, qui va être leur émissaire permanent...
Q - Un échelon de plus ?
R - Non, c'est quelqu'un qui va aider l'Europe à se forger sa position en matière de politique étrangère, et qui, en plus, l'incarnera : il en sera la voix, le visage. C'est pour cela qu'il est très important que ce Monsieur ou Madame PESC soit un homme ou une femme qui soit politique au bon sens du terme, qui puisse réellement porter la voix de l'Europe. Pour moi, je souhaite qu'il devienne très vite non pas un super ministre - qu'il ne remplace pas les ministres - mais qui soit vraiment quelqu'un à qui on puisse téléphoner quand on cherche le numéro de l'Europe pour intervenir dans le domaine de la défense ou de la politique étrangère./.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 26 mai 1999)