Texte intégral
Monsieur le secrétaire général,
Mesdames, Messieurs,
Lorsqu'un homme s'en va, ses amis s'assemblent naturellement pour un ultime adieu.
Lorsqu'il s'agit d'un écrivain comme Louis ARAGON, il est naturel qu'à travers le gouvernement ce soit la Nation tout entière qui s'associe à cette ultime pensée.
Car, lorsque meurt un poète, il emporte une parcelle de ce feu que lui seul pouvait allumer en nous.
Poète, écrivain, il est peu de fonctions qui engagent à ce point un être. C'est pourquoi sans doute, à ceux qui lui demandaient "Etes-vous d'abord communiste, ou d'abord écrivain ?", ARAGON répondait toujours : "écrivain".
Tel était son engagement.
Engagé, il le fut.
D'abord comme soldat au point de mériter la Croix de Guerre en août 1918.
Ensuite, et au sortir même de la guerre, il prend rang au sein de l'avant-garde. Un monde vient de s'effondrer. Tout est à repenser. ARAGON, comme André BRETON, comme Paul ELUARD, entreprend de déchiffrer l'avenir.
C'est d'abord le mouvement dadaïste puis le surréalisme.
Engagé dans les luttes du siècle - les guerres, la Résistance, l'anti-colonialisme, la guerre froide - ARAGON en vit les contradictions, les outrances, les grandeurs. Il les vit en militant, certes, mais aussi et toujours en écrivain. C'est-à-dire qu'il conserve une distance imperceptible, un humour parfois douloureux. Il s'est mêlé aux combats de notre monde sans jamais cesser d'appartenir à un autre, un monde où les mots se ressourcent, un monde où s'invente le langage.
Comme il le disait lui-même : "les mots m'ont pris la main".
Né rue Vaneau, mort rue de Varenne, il résumait sa vie à un parcours de trois cent mètres. Et pourtant tout poète est un voyageur inlassable.
ARAGON n'abordait un rivage que pour repartir vers un autre. Ses plus inoubliables périples il les a accomplis sur les chemins de la poésie.
S'il a pu traverser tous les courants de son temps sans jamais se laisser submerger, s'il a dominé nombre de ses contemporains en littérature, c'est que les mots, pour lui, étaient plus que de simples outils de travail, plus que des occasions de jeu. C'est que les mots, les siens, touchent l'essentiel du monde des hommes, ils ont le pouvoir de révéler ces vérités cachées que le poète seul entrevoit et à qui il peut, seul, donner un langage.
"Je suis, disait-il, le prisonnier des choses interdites".
Aujourd'hui que le sourcier s'est tu, que l'infatigable pèlerin a pris l'ultime départ, il nous reste à retourner à son oeuvre pour essayer d'y lire le secret de cette marque profonde qu'il a apposée sur notre histoire.
"Je me suis posé des questions auxquelles j'ai répondu dans l'écriture", nous dit-il pour nous guider. Toute sa vie, il n'eut de cesse d'apporter des fragments de réponse, l'esquisse d'éclaircies qui, rassemblés, constituent une oeuvre foisonnante.
Les bases d'un monde nouveau ont-elles été jetées ? Il y a ceux qui y croyaient et ceux qui n'y croyaient pas. BRETON, ELUARD, ARAGON et bien d'autres, y croient. Ils adhèrent au parti communiste. A cet engagement, ARAGON demeurera toujours fidèle, quels que soient les succès, les épreuves, les déchirures et les joies.
Cette fidélité de toute une vie exige que, lorsque tout est clos, l'on n'ampute pas l'homme d'une dimension si importante de son existence, que l'on n'oublie pas le militant au profit de l'écrivain.
Il a été l'un et l'autre dans la vie. Il reste l'un et l'autre dans la mort.
Cette fidélité, qui force le respect, est celle des idées mises au service de l'action. Elle exprime la permanence de l'espoir en un monde plus juste.
Comme je comprends la peine éprouvée aujourd'hui par tous ses compagnons de lutte, par tous ses camarades de parti.
Engagé, ARAGON le fut aussi en amour. C'est en 1928 qu'il rencontre la belle-soeur d'un autre poète : MAIAKOVSKI. Désormais son coeur, sa vie, son nom, sont liés à une femme : ELSA. Il devient le "fou d'ELSA".
Il devient, avec ELSA, le héros mais aussi le chantre d'une légende de tous les âges soudain transposée dans notre univers quotidien.
Cette obstination dans l'amour, à une époque où l'amour n'échappe pas à la contestation des valeurs, c'est aussi un engagement. Et cet engagement, ARAGON le tiendra jusqu'au terme de sa vie.
Il a fermé la chambre d'ELSA comme un reliquaire et laissé la sienne ouverte à sa propre vieillesse. Renouant avec une jeunesse évanouie, il erre dans les rues de Paris.
Pas une forme de détresse qu'il n'ait éprouvée ou soupçonnée, pas une dont il n'ait tenté de partager la douleur pour en chercher l'issue.
Capable d'explorer toutes les cultures, toutes les histoires ;
Capable de connaître les méandres les plus subtils de la pensée arabe, mais aussi de ressusciter, dans "La Semaine Sainte", la période napoléonienne des Cent Jours ;
Capable de décrire tous les mondes, la bourgeoisie dans "Aurélien", la vie quotidienne dans "Les Beaux Quartiers", il semblait que rien ne lui était impossible.
Il donnait l'illusion de la facilité la plus déconcertante. Aucune forme de l'écriture ne lui était étrangère. Il passait des rimes aux vers libres, des vers libres à la prosodie la plus savante, du poème au roman, du roman à la peinture, il faisait de tout : écriture.
Mais, en écriture rien n'est facile. Il comparaît, parfois, l'exercice d'écrire à l'exercice de ces acrobates forains qui se mettent des bracelets de cuir autour des mains, pour les former à leur art. Ces bracelets de cuir de l'écriture, il les porta presque toute sa vie.
Presque.
Vint le moment où il se tut. De lui-même. Délibérément.
Lui qui avait si souvent écrit sur les miroirs, lui qui avait toujours su les pouvoirs des mirages, lui qui contait des illusions et glorifiait les images formées et déformées, il entra dans la vieillesse, masqué.
Forain encore, écrivain toujours, il passa de l'écriture au geste, joueur déconcertant, fidèle à ce qu'il fut toujours : un vagabond de l'histoire, à la fois maître et servant des mots.
ARAGON aura été parmi nous une présence.
Dorénavant il nous restera de lui ce qu'il nous a légué en héritage : le pouvoir infini des mots.
Il nous restera aussi cet élan qui, à travers les plus lourdes peines, les plus amères tristesses, lui faisait discerner la lueur d'une aube. Sa force c'était aussi une exceptionnelle capacité d'espérer.
"Il faut bien accepter ce qui nous transfigure,
"Tout orage a son temps, toute haine s'éteint,
"Le ciel toujours redevient pur,
"Toute nuit fait place au matin".
(le roman inachevé)
C'est cet espoir toujours renaissant qui lui accordait un don unique de communication avec ses contemporains.
Parfois sans même le savoir, ils ont sur les lèvres ou en mémoire, un vers ou un refrain d'ARAGON.
Combien sommes-nous à avoir placé notre voix dans l'écho de la sienne, lorsqu'il chantait l'amour d'ELSA ?
Il nous a précédé vers d'autres mystères, auxquels il s'était depuis longtemps préparé.
"Ces pas-ci vont vers d'autres demeures,
"Je ne reprendrai pas les sentiers parcourus.
"Dieu merci, le repos de l'homme, c'est qu'il meure,
"Et le sillon jamais ne revoit la charrue.
"On se fait, lentement, à cette paix profonde
"Qui avance vers vous comme l'eau d'une crue.
(le roman inachevé)
Mesdames, Messieurs,
Lorsqu'un homme s'en va, ses amis s'assemblent naturellement pour un ultime adieu.
Lorsqu'il s'agit d'un écrivain comme Louis ARAGON, il est naturel qu'à travers le gouvernement ce soit la Nation tout entière qui s'associe à cette ultime pensée.
Car, lorsque meurt un poète, il emporte une parcelle de ce feu que lui seul pouvait allumer en nous.
Poète, écrivain, il est peu de fonctions qui engagent à ce point un être. C'est pourquoi sans doute, à ceux qui lui demandaient "Etes-vous d'abord communiste, ou d'abord écrivain ?", ARAGON répondait toujours : "écrivain".
Tel était son engagement.
Engagé, il le fut.
D'abord comme soldat au point de mériter la Croix de Guerre en août 1918.
Ensuite, et au sortir même de la guerre, il prend rang au sein de l'avant-garde. Un monde vient de s'effondrer. Tout est à repenser. ARAGON, comme André BRETON, comme Paul ELUARD, entreprend de déchiffrer l'avenir.
C'est d'abord le mouvement dadaïste puis le surréalisme.
Engagé dans les luttes du siècle - les guerres, la Résistance, l'anti-colonialisme, la guerre froide - ARAGON en vit les contradictions, les outrances, les grandeurs. Il les vit en militant, certes, mais aussi et toujours en écrivain. C'est-à-dire qu'il conserve une distance imperceptible, un humour parfois douloureux. Il s'est mêlé aux combats de notre monde sans jamais cesser d'appartenir à un autre, un monde où les mots se ressourcent, un monde où s'invente le langage.
Comme il le disait lui-même : "les mots m'ont pris la main".
Né rue Vaneau, mort rue de Varenne, il résumait sa vie à un parcours de trois cent mètres. Et pourtant tout poète est un voyageur inlassable.
ARAGON n'abordait un rivage que pour repartir vers un autre. Ses plus inoubliables périples il les a accomplis sur les chemins de la poésie.
S'il a pu traverser tous les courants de son temps sans jamais se laisser submerger, s'il a dominé nombre de ses contemporains en littérature, c'est que les mots, pour lui, étaient plus que de simples outils de travail, plus que des occasions de jeu. C'est que les mots, les siens, touchent l'essentiel du monde des hommes, ils ont le pouvoir de révéler ces vérités cachées que le poète seul entrevoit et à qui il peut, seul, donner un langage.
"Je suis, disait-il, le prisonnier des choses interdites".
Aujourd'hui que le sourcier s'est tu, que l'infatigable pèlerin a pris l'ultime départ, il nous reste à retourner à son oeuvre pour essayer d'y lire le secret de cette marque profonde qu'il a apposée sur notre histoire.
"Je me suis posé des questions auxquelles j'ai répondu dans l'écriture", nous dit-il pour nous guider. Toute sa vie, il n'eut de cesse d'apporter des fragments de réponse, l'esquisse d'éclaircies qui, rassemblés, constituent une oeuvre foisonnante.
Les bases d'un monde nouveau ont-elles été jetées ? Il y a ceux qui y croyaient et ceux qui n'y croyaient pas. BRETON, ELUARD, ARAGON et bien d'autres, y croient. Ils adhèrent au parti communiste. A cet engagement, ARAGON demeurera toujours fidèle, quels que soient les succès, les épreuves, les déchirures et les joies.
Cette fidélité de toute une vie exige que, lorsque tout est clos, l'on n'ampute pas l'homme d'une dimension si importante de son existence, que l'on n'oublie pas le militant au profit de l'écrivain.
Il a été l'un et l'autre dans la vie. Il reste l'un et l'autre dans la mort.
Cette fidélité, qui force le respect, est celle des idées mises au service de l'action. Elle exprime la permanence de l'espoir en un monde plus juste.
Comme je comprends la peine éprouvée aujourd'hui par tous ses compagnons de lutte, par tous ses camarades de parti.
Engagé, ARAGON le fut aussi en amour. C'est en 1928 qu'il rencontre la belle-soeur d'un autre poète : MAIAKOVSKI. Désormais son coeur, sa vie, son nom, sont liés à une femme : ELSA. Il devient le "fou d'ELSA".
Il devient, avec ELSA, le héros mais aussi le chantre d'une légende de tous les âges soudain transposée dans notre univers quotidien.
Cette obstination dans l'amour, à une époque où l'amour n'échappe pas à la contestation des valeurs, c'est aussi un engagement. Et cet engagement, ARAGON le tiendra jusqu'au terme de sa vie.
Il a fermé la chambre d'ELSA comme un reliquaire et laissé la sienne ouverte à sa propre vieillesse. Renouant avec une jeunesse évanouie, il erre dans les rues de Paris.
Pas une forme de détresse qu'il n'ait éprouvée ou soupçonnée, pas une dont il n'ait tenté de partager la douleur pour en chercher l'issue.
Capable d'explorer toutes les cultures, toutes les histoires ;
Capable de connaître les méandres les plus subtils de la pensée arabe, mais aussi de ressusciter, dans "La Semaine Sainte", la période napoléonienne des Cent Jours ;
Capable de décrire tous les mondes, la bourgeoisie dans "Aurélien", la vie quotidienne dans "Les Beaux Quartiers", il semblait que rien ne lui était impossible.
Il donnait l'illusion de la facilité la plus déconcertante. Aucune forme de l'écriture ne lui était étrangère. Il passait des rimes aux vers libres, des vers libres à la prosodie la plus savante, du poème au roman, du roman à la peinture, il faisait de tout : écriture.
Mais, en écriture rien n'est facile. Il comparaît, parfois, l'exercice d'écrire à l'exercice de ces acrobates forains qui se mettent des bracelets de cuir autour des mains, pour les former à leur art. Ces bracelets de cuir de l'écriture, il les porta presque toute sa vie.
Presque.
Vint le moment où il se tut. De lui-même. Délibérément.
Lui qui avait si souvent écrit sur les miroirs, lui qui avait toujours su les pouvoirs des mirages, lui qui contait des illusions et glorifiait les images formées et déformées, il entra dans la vieillesse, masqué.
Forain encore, écrivain toujours, il passa de l'écriture au geste, joueur déconcertant, fidèle à ce qu'il fut toujours : un vagabond de l'histoire, à la fois maître et servant des mots.
ARAGON aura été parmi nous une présence.
Dorénavant il nous restera de lui ce qu'il nous a légué en héritage : le pouvoir infini des mots.
Il nous restera aussi cet élan qui, à travers les plus lourdes peines, les plus amères tristesses, lui faisait discerner la lueur d'une aube. Sa force c'était aussi une exceptionnelle capacité d'espérer.
"Il faut bien accepter ce qui nous transfigure,
"Tout orage a son temps, toute haine s'éteint,
"Le ciel toujours redevient pur,
"Toute nuit fait place au matin".
(le roman inachevé)
C'est cet espoir toujours renaissant qui lui accordait un don unique de communication avec ses contemporains.
Parfois sans même le savoir, ils ont sur les lèvres ou en mémoire, un vers ou un refrain d'ARAGON.
Combien sommes-nous à avoir placé notre voix dans l'écho de la sienne, lorsqu'il chantait l'amour d'ELSA ?
Il nous a précédé vers d'autres mystères, auxquels il s'était depuis longtemps préparé.
"Ces pas-ci vont vers d'autres demeures,
"Je ne reprendrai pas les sentiers parcourus.
"Dieu merci, le repos de l'homme, c'est qu'il meure,
"Et le sillon jamais ne revoit la charrue.
"On se fait, lentement, à cette paix profonde
"Qui avance vers vous comme l'eau d'une crue.
(le roman inachevé)