Texte intégral
J'ai souhaité pour cette rencontre répondre à la question, déjà posée par Edmond Fleg en 1927 dans un ouvrage éponyme : Pourquoi je suis juif ? Et plus précisément : pourquoi je suis un juif engagé.
Question à la fois intime et politique, dont l'actualité est inépuisable.
Je me livre donc à cet exercice aujourd'hui, pour la première fois publiquement. Après 40 années d'engagement et de militantisme, jamais je n'ai mis ma judéité en avant.
Jamais même je n'en ai fait un objet de discussion, ou de distinction.
J'ai vécu ma judéité sans honte mais sans publicité, moi qui ai choisi d'être un homme public.
Dès lors, il me faut répondre à une première question : pourquoi maintenant ?
J'ai évidemment été sensible à l'invitation qui m'a été faite par la communauté juive de Lille que je remercie chaleureusement.
Quand des amis vous adressent une invitation, vous êtes tentés d'y répondre positivement.
Qu'il me soit permis de remercier ici ces amis : Guy Bensoussan et Jacques Weill.
Lille, j'y suis né, j'y ai vécu toute ma vie.
C'est auprès des Lillois que j'ai brigué chacun de mes mandats politiques. La confiance qu'ils m'accordent depuis des années me touche et m'oblige.
Si je dois partager un sentiment profond, c'est d'abord avec eux que je veux le faire.
Mais je dois être honnête, cette invitation arrive à un moment particulier.
Peut-être serais-je resté dans ma pudeur si une telle invitation m'avait été faite il y a plusieurs années.
Mais voilà, elle arrive maintenant.
Elle arrive alors que je vois mon pays, la France, en proie à des attaques antisémites.
Elle arrive après qu'un triste sire a trouvé bouffon de réhabiliter le salut nazi et d'en faire un signe de ralliement. La vulgarité aurait pu passer si elle n'avait pas trouvé tant d'écho, si les réseaux sociaux n'avaient pas vomi tant de photos abjectes, de vidéos ignobles.
Elle arrive alors que dans mon pays, la France, de manifestations pro-palestiniennes, en dévoyant une cause légitime, ont surgi des « morts aux juifs », des « juifs dehors ».
Elle arrive après que Ilan Halimi a été kidnappé, torturé pendant des jours, jusqu'à la mort, parce que juif, et en tant que tel, supposé avoir de l'argent. Il m'a semblé alors que l'indignation n'était pas à la hauteur de la barbarie.
Elle arrive après que des enfants se sont fait tuer dans la cour de leur école, parce que cette école était une école juive. Il m'a semblé alors que l'indignation n'était pas à la hauteur de la barbarie.
Elle arrive après la séquestration d'un jeune couple à Créteil, là encore présumé fortuné parce que juif.
Il m'a semblé alors que l'indignation n'était pas à la hauteur de la barbarie.
Elle arrive après que des attentats d'une rare violence ont été perpétrés par des Français contre d'autres Français. Parmi ceux-là, des juifs visés parce que juifs à l'hyper casher de la porte de Vincennes.
Cette invitation arrive à un moment où afficher sa judéité n'est plus une question existentielle mais une question politique. Elle arrive alors que se taire devient un crime.
Le dessinateur Charb, lui aussi victime de la barbarie, avait eu ces mots en 2012 : « j'ai moins peur des extrémistes religieux que des laïcs qui se taisent ». Je ne serai pas de ceux-là.
J'ai consacré ma vie à défendre les valeurs humanistes. Aujourd'hui, je suis prêt à redoubler d'ardeur dans le combat, et cela passe notamment par le fait d'affirmer la place des Juifs de France dans la République.
Ce n'est pas un message de repli.
Ce n'est pas un message d'exclusion à l'égard de ceux qui ne partagent pas cette condition.
Je conçois au contraire cette affirmation de mon identité comme un chemin possible vers la conscience de notre commune humanité, ce qui me paraît être notre grand défi.
Je pars de ce que je connais, mon expérience, pour décrire ce qui a nourri mon engagement, assuré que d'autres, par d'autres chemins, tout aussi escarpés, se rendent vers la même destination, quelles que soient leurs origines et leurs religions.
Avant de vous dire pourquoi je suis juif dans ce moment si particulier, je tenais à vous dire ma fierté. Ma fierté de servir mon pays auprès d'un Président de la République et d'un Premier Ministre qui, en chacune des circonstances dramatiques que j'évoquais, ont systématiquement trouvé les mots et les attitudes justes.
Ils ont su faire preuve d'autorité quand il s'est agi de condamner.
Ils ont su faire preuve de détermination quand il s'est agi de débusquer.
Ils ont su faire preuve de discernement quand il s'est agi d'apaiser et de rassembler.
Encore la semaine dernière, le Premier Ministre a accueilli de nombreux représentants de l'Islam de France. Je me joins à lui pour dire que nous devons « faire la démonstration pour le monde entier que la France et l'islam sont pleinement compatibles » et que « l'islam doit s'épanouir dans notre pays ».
Aujourd'hui, le sentiment d'islamophobie est plus faible qu'avant les attentats de janvier, là où tous les prétextes à la stigmatisation étaient servis sur un plateau aux démagogues et aux xénophobes.
Mais aujourd'hui, notre pays doute. La République doit reconquérir les esprits, et peut-être encore plus les curs.
Toutes les critiques peuvent être faites à ce gouvernement, c'est normal, c'est le jeu de la démocratie. Mais je tenais à souligner que sur ce qu'il y a de plus fondamental, sur les valeurs de la France et la cohésion nationale, l'exécutif s'est montré à la hauteur.
* Je suis un juif engagé car je m'inscris dans une histoire
Quand l'histoire de sa famille rencontre l'histoire d'un peuple, une histoire éminemment tragique, on comprend le sens du mot héritage.
Il n'est alors pas question de droit d'inventaire. Il faut vivre avec.
Cet héritage s'est niché dans les plis de votre corps, enfoui dans vos entrailles, dans vos tripes, dans votre conscience, très tôt.
Être juif, ce n'est pas un raisonnement, une croyance, un attachement.
C'est avant tout une histoire de corps, une histoire qui vous prend au corps.
Être juif, c'est ressentir au plus profond de votre chair l'horreur qu'ont subi les corps de vos ancêtres, des corps suppliciés, des corps affamés, des corps meurtris.
Être juif, c'est « une donnée indubitable » comme l'affirmait Hannah Arendt.
Être juif, c'est hériter de l'humiliation vécue par une jeune adolescente née à Lille de porter l'étoile jaune, ici, dans nos rues.
Ce n'est qu'après la guerre que cette adolescente devenue jeune femme rencontra mon père. Lui aussi, ses parents venaient de Pologne. Lui aussi, était juif, et face à l'oppression nazie, il fit le choix de la résistance.
Être juif, c'est porter toute cette histoire en soi, en être le dépositaire.
En hébreu, l'être humain masculin se dit « Zakhar », et la mémoire « Zekher », « celui qui se souvient ». Je me souviens de tout.
Cette mémoire, parfois inconsciente, est ma boussole. Elle m'aide à m'orienter dans mes choix éthiques et politiques.
Je sais grâce à elle ce que l'histoire peut réserver de chausse-trappes et de soubresauts.
Je sais que cette histoire ne tend pas inexorablement vers le progrès. Que le progrès est un combat et qu'il convient de le mener.
Aussi, dans cette histoire, je me considère comme un progressiste inquiet, ou plutôt un progressiste vigilant.
* Je suis un juif engagé car je me reconnais dans un certain nombre de valeurs du judaïsme.
Celles-ci ne sont pas en contradiction avec mes convictions de gauche et républicaines. J'y vois même de grandes convergences.
D'ailleurs être un juif engagé est un pléonasme car la première valeur du judaïsme dans laquelle je me reconnais, c'est précisément le devoir de s'engager dans la cité.
En hébreu, le mot foi n'existe pas. On utilise généralement « Emouna » : « j'adhère à », « je crois en ».
Marquer son adhésion, c'est prendre parti dans les affaires publiques, c'est refuser de rester spectateur de notre destin collectif.
C'est ce que j'ai toujours fait depuis mon adolescence. Dans le champ associatif, comme dans le champ politique, j'ai toujours eu à cur de ne pas me contenter de la marche du monde, mais d'agir pour en infléchir le cours. J'ai très vite compris que la condition d'efficacité de cette action était d'être portée collectivement.
Mais surtout, j'ai compris que l'essentiel était d'agir. De ce point de vue, la tradition judaïque ne dit pas autre chose : les mitzvots sont les premières manifestations de l'engagement, avant même la prière et parfois il n'y a pas de prière.
En tant que Ministre de la jeunesse, je voudrais vous dire, contrairement à une idée répandue, les jeunes ont ce goût de l'action, de l'action au service des autres.
Ils participent largement à la dynamique associative dans notre pays. Ils ont soif d'engagement et c'est pourquoi nous développons à grande échelle le service civique.
Nous le faisons passer de la confidentialité à l'universalité : en 2016, tous les jeunes qui le souhaitent pourront faire un service civique : on les estime à 150 000.
Dans la tradition judaïque, l'acte l'emporte sur la parole. Ou plutôt parole et acte ne doivent faire qu'un.
Cette exigence d'une parole arrimée à l'action continue de m'inspirer.
En effet, la coïncidence du verbe et du geste sont indispensables alors que la défiance des citoyens à l'égard de la représentation politique grandit. La démocratie ne peut pas prospérer si cette déconnexion entre représentants et représentés progresse.
Notre jeunesse a envie de réinvestir le champ du politique si on lui laisse aussi de la place.
Être un juif engagé, c'est se comporter avec éthique.
Sur la même racine que « Emouna », l'hébreu rappelle la notion de « confiance. » C'est bien cette confiance qui est au fondement de la démocratie.
Elle repose notamment sur l'observance de la morale par les élites. C'est le sens de la locution latine « imitatio dei » : tout ce que Dieu demande de faire, Dieu doit le faire. Pour reprendre une expression courante, il ne peut y avoir durablement deux poids, deux mesures en démocratie.
Les élus et les responsables politiques sont donc tenus à une probité incontestable.
Les dévoiements, les errements, les manquements sont d'autant plus insupportables que notre pays connaît la crise économique et que l'impératif de redressement de nos comptes publics a conduit à demander aux Français des efforts substantiels via l'impôt.
A l'opposé de ces comportements condamnables, la force de caractère de certains hommes, et de certaines femmes bien entendu, nous donne des points de repère.
Admirable a été l'attitude d'Alfred Dreyfus. Alors que l'institution qu'il a servie avec courage le condamne pour trahison. Il reste digne, continue à clamer son attachement à son pays, refusant de considérer que ses origines puissent être la raison d'un dévoiement des valeurs républicaines qu'il continuera à défendre, même sur les îles du salut.
Je ne suis pas le partisan d'une gauche morale dans le sens où celle-ci ferait des leçons de morale, mais je soutiens tout ce qui permet le dévoilement de la vérité, toutes les vérifications et procédures de transparence qui sont mises en place vont dans le bon sens.
La révolution monothéiste qu'opère le judaïsme a des conséquences considérables : c'est la fin du relativisme, de la coexistence de plusieurs systèmes de valeurs. C'est au contraire l'inauguration de l'idée de bien universel, et de référence éthique unique.
Ma gauche, c'est aussi une gauche qui a une idée précise et étayée de ce qu'est le bien et le mal, qui ne considère par la morale comme un gros mot, mais comme la condition d'une vie collective harmonieuse, en même temps qu'une source d'épanouissement.
Je suis d'une gauche qui pense que l'action collective est indispensable mais que la transformation du monde passe aussi par un effort sur soi.
Se comporter avec droiture, chercher à faire le bien. Bref, je suis un juif engagé car je considère que pour être de gauche, il faut d'abord être un « mensch ».
Être un juif engagé, c'est être ouvert à l'altérité
L'éthique dont je parle est fondée sur la relation à l'autre. L'autre est la mesure de toute chose.
Cette idée est au cur de la réflexion de philosophes comme Martin Buber ou Emmanuel Levinas, qui ont accompagné mon parcours intellectuel et militant.
Quand Levinas nous dit que l'on rencontre Dieu dans le visage de l'autre, Buber le précise dans le Je et le Tu : « Je m'accomplis au contact du Tu, je deviens Je en disant Tu. Toute vérité est rencontre. »
En cela, Buber prolonge la pensée judaïque qui postule une égalité fondamentale entre le citoyen et l'étranger, rappelant à chaque juif : « Tu as été étranger en Egypte. »
L'égale dignité des êtres humains justifie ce souci de l'étranger, ce refus de l'indifférence à l'égard de son prochain.
Nous sommes tous liés par notre commune condition, et nous avons donc une responsabilité réciproque les uns envers les autres.
Cet humanisme fondamental fait du bien, je trouve, alors que certains responsables politiques attisent les haines, prospèrent sur le racisme, prônent la préférence nationale.
Pendant ce temps, les effets conjugués de la pauvreté, de la guerre, des changements climatiques, poussent des milliers de personnes à risquer leur vie pour refaire leur vie. Nombreux sont ceux qui périssent en pleine mer.
Je ne dis pas que les migrations internationales ne posent pas de problèmes. Mais là encore, je me sens pleinement juif quand l'humanité l'emporte sur le cynisme et sur la xénophobie.
Ce gouvernement a eu raison de mettre fin à la circulaire dite Guéant sur la limitation des visas des étudiants étrangers.
La France n'est plus complètement elle-même si elle est incapable d'accueillir ceux qui veulent y étudier, nous qui avons une si longue et si honorable tradition universitaire.
La France n'est plus complètement elle-même si elle fait du droit d'asile une variable d'ajustement de sa mission humanitaire d'accueil.
Je veux, à mon niveau, encourager ce sentiment de fraternité, de fraternité inconditionnelle, de fraternité internationale.
C'est notamment l'objet du programme Erasmus que chacun connaît. Nous le développons en ce moment de manière considérable, ainsi que d'autres dispositifs voisins, avec l'ambition à terme de proposer aux jeunes un droit universel à la mobilité internationale, c'est-à-dire un droit à la découverte de l'autre.
Ce sentiment de fraternité vaut aussi dans nos propres frontières.
Après le choc terrible que notre pays a connu, nous devons faire en sorte de nous rassembler, de ne pas céder aux tensions, aux amalgames, au ressentiment.
Nous avons su nous retrouver dans un moment douloureux, il est important aussi que nous puissions nous retrouver dans des moments plus joyeux.
C'est ainsi que je veux mettre le sport, dont on ne perçoit pas toujours la puissance politique, au service de la cohésion nationale.
La candidature officialisée ce mardi de la France aux Jeux olympiques s'inscrit dans cette ambition. D'ici là, la France accueillera de nombreux événements sportifs de dimension internationale, notamment l'an prochain l'Euro 2016 de foot.
Je travaille à ce que cette manifestation ne soit pas qu'une rencontre sportive, mais une véritable fête populaire, une fête nationale.
Autre enjeu de cohésion et de fraternité qui me préoccupe : le fait de lutter contre la fragmentation de nos territoires, contre la relégation de certains de nos concitoyens dans de véritables ghettos, c'est-à-dire des quartiers qui cumulent les difficultés de manière insoutenable.
Nous concentrons plusieurs milliards d'euros sur cette centaine de quartiers pour retrouver une forme d'unité territoriale.
Être un juif engagé, c'est uvrer pour la justice sociale
La justice sociale est au cur de l'idée socialiste et elle est au cur du judaïsme.
D'ailleurs, une grande figure du socialisme, Léon Blum, disait que le judaïsme était la religion de la justice.
Pour les Juifs, la fameuse « Sedaka » : la « charité », la « justice », est un devoir.
Alors qu'un enfant sur quatre vit sous le seuil de pauvreté en France, alors que les inégalités se creusent, que le chômage frappe durement, comment ne pas se sentir lié par ce devoir de justice ?
Ce devoir ne se confond pas avec l'aumône. Le plus haut degré de solidarité réside dans le fait de donner sans savoir à qui et le fait de donner ne libère de rien.
Président de l'Union nationale des centres d'action sociale, puis Président du département du Nord, j'ai rencontré la misère.
On ne s'y habitue pas.
Je ne m'habitue pas davantage aux discours de stigmatisation des pauvres.
La pauvreté, on ne la choisit pas, on la subit !
Par conséquent, notre devoir collectif, c'est de faire preuve de solidarité, c'est de comprendre la dette que nous avons à l'égard des personnes démunies dans une société qui a fait de l'égalité sa valeur cardinale.
Pour autant, la conception judaïque de la justice sociale n'est pas une conception égalitariste. Elle tient compte de la diversité des aspirations et des talents.
Cela me semble normal que de telles différences existent ; elles sont légitimes.
Simplement, elles ne peuvent pas s'étendre à l'infini car nous ne devons jamais perdre de vue une chose : nous sommes des semblables, nous constituons une seule et même communauté : la communauté humaine et à ce titre, nous sommes égaux en dignité.
Quand nous encadrons les salaires des grands patrons du public, nous ne disons pas autre chose : les compétences, les responsabilités justifient des écarts de salaires, mais cet écart est nécessairement limité.
La conception judaïque de la justice sociale n'est pas non plus une conception aliénante, une conception qui placerait en état de dépendance la personne aidée.
C'est ainsi que chacun est invité à contribuer à l'impôt. Pas au point de se mettre en péril, mais tout le monde doit pouvoir participer à l'effort national.
C'est une manière d'éviter l'enfermement dans des statuts d'assistés et d'assistants.
Là encore, je retrouve dans cette approche des points d'appui pour mes décisions politiques. Quand nous créons la « garantie jeunes », nous allouons 500 à des jeunes qui n'avaient droit jusqu'à présent à aucune aide. Mais ceux-ci s'engagent aussi dans un contrat de formation ou d'insertion, car nous ne perdons jamais de vue que l'objectif est l'émancipation.
De la même manière, nous refondons la prime pour l'emploi et le RSA activité car ces politiques ne touchaient pas leur cible.
Elles ne remplissaient pas efficacement leur objectif de solidarité. Or nous voulons une solidarité effective, pas uniquement théorique. En l'occurrence une solidarité vis-à-vis des petits salaires, des travailleurs qui parfois, malgré leur emploi, vivent dans la pauvreté.
Des jeunes, nombreux, sont dans cette situation. Jusqu'à présent ils ne pouvaient prétendre à ce « coup de pouce » s'ils avaient moins de 25 ans.
Cela m'a semblé injuste et j'ai donc plaidé pour que la nouvelle prime leur soit ouverte, ce qui a été retenu.
La recherche de la justice passe davantage par le fait de permettre aux individus d'acquérir leurs propres moyens de subsistance que de pourvoir à ces besoins. En cela, une politique de justice est indissociable d'une politique d'émancipation.
* Être un juif engagé, c'est être laïc
Le principe talmudique « Dina demalkhouta dina » : « la loi du royaume (et donc celle de l'Etat) est la loi ». La Torah est finalement la base de la société laïque.
Nous devons retrouver le plein sens de cette valeur qui permet la co-existence pacifique d'individus qui croient et qui ne croient pas ou qui sont de confessions diverses.
Il y a aujourd'hui un grand trouble concernant ce pilier de la République.
Quelle différence entre le racisme et le blasphème ?
Entre la satire et l'incitation à la haine raciale ?
Entre le premier et le second degré ?
La laïcité est-elle une condamnation des religions ?
Est-elle le faux nez d'un système qui nous rejette ?
J'entends ces questionnements souvent dans mes déplacements. La confusion est à son comble. Elle est le terreau des idéologies réactionnaires, que le Gouvernement combat : stigmatisation de l'homosexualité, refus de l'égalité des sexes, xénophobie, dénonciation des droits de l'homme
La laïcité est à l'intersection de notre triptyque républicain.
La laïcité, c'est l'exigence de neutralité qui autorise la liberté de conscience et d'expression.
La laïcité, c'est une protection contre les traitements discriminatoires liés aux origines et aux croyances.
La laïcité, c'est une invitation à la tolérance, qui nous rappelle que, quelles que soient nos convictions et nos sensibilités, nous sommes fondamentalement liés les uns aux autres.
* Être un juif engagé, c'est se préoccuper de son environnement
Cette dimension est peut-être moins connue, mais comment interpréter autrement le concept du « Tikkoun olam » ? La mission de l'être humain est de réparer le monde.
De réparer les injustices, certes, je l'ai développé, mais aussi de réparer les dégradations de notre planète.
Cette préoccupation environnementale est explicite dans la tradition judaïque. Il est dit par exemple que dans la conquête d'une ville, il faut veiller à ne pas détruire les arbres fruitiers. Aussi, Tou Bichevat, la fête des arbres est-elle clairement la célébration du souci de la nature.
Cette sensibilité écologique contient d'emblée le souci des générations futures.
Ce qui a fondé la définition du développement durable établie en 1987, à savoir l'idée d'un développement qui répond aux besoins du présent sans compromettre la possibilité, pour les générations à venir, de pouvoir répondre à leurs propres besoins, est finalement très ancienne
Vous connaissez cette histoire du vieil homme qui plante un arbre, et à qui l'on demande : « pourquoi ? Vous ne le verrez jamais grandir. » Celui-ci répond : Parce que mes ancêtres ont fait de même pour moi. »
La solidarité entre les générations, y compris celles à venir, est posée et pour ainsi dire imposée par la conscience de la finitude du monde.
* Être un juif engagé, c'est être du côté de la vie
C'est tellement fondamental : défendre la vie. Je veux dire défendre idéologiquement la vie.
J'ai milité pour l'abolition de la peine de mort.
Nos ancêtres juifs en ont fait de même puisqu'on a assisté à une quasi abrogation de la peine de mort entre la période biblique et talmudique.
Mais depuis ce beau combat des années 80, porté avec brio par le Garde des sceaux de l'époque, Robert Badinter, je ne pensais pas que la vie serait à nouveau un enjeu de mon engagement.
Et pourtant nous sommes confrontés aujourd'hui à une idéologie morbide, une idéologie qui veut brimer nos désirs, éteindre nos envies et nos joies, réprimer notre créativité.
C'est une idéologie politique qui a volé les habits d'une religion, qui la instrumentalisée à des fins de pouvoir.
Cet islamisme qui est le nouveau visage du totalitarisme doit être combattu avec la plus grande des vigueurs.
Ce n'est pas un affrontement entre communautés comme certains essaient de nous le faire croire, c'est l'affrontement de l'humanisme contre la barbarie.
N'oublions jamais que les premières victimes de l'islamisme sont les musulmans.
Ce combat passe par les armes. Malheureusement.
Mais il passe aussi par les consciences, par la politique. Nous devons mettre un coup d'arrêt à tous les discours réactionnaires, notamment ceux qui visent les femmes.
L'ordre morbide défendu par cet extrémisme est essentiellement un ordre sexué. Mettons-le à bas en défendant hardiment l'égalité et la liberté.
Faisons la promotion insatiable de la culture, du beau, de l'émerveillement. Gardons la capacité de nous émerveiller et de célébrer la vie.
Cette histoire n'est pas une histoire de martyrs. Notre histoire est celle d'un peuple qui a voulu préserver la vie.
Les textes rapportent que « celui qui sauve une âme, c'est comme s'il sauvait le monde entier. Celui qui détruit une âme, c'est comme s'il détruisait le monde entier ».
Poursuivons dans cette voie pour que la vie, ici et maintenant, soit notre horizon commun.
Nous défendrons la vie contre l'oppression car être un juif engagé, c'est être insoumis.
La première fois que le terme juif apparaît, c'est pour décrire Mardochée dans le livre d'Esther : « celui qui refuse de se prosterner devant un homme. »
L'insoumission n'est pas le refus de toute règle. C'est le refus de la domination, donc de la règle illégitime. C'est l'affirmation de notre égalité.
Nous sommes des égaux, et nous sommes donc des êtres libres. Nous chérissons cette liberté.
Depuis ma Bar Mitzva, ici même il y a quelques années j'ai appris à donner de la voix. Je ne vous ferai pas de démonstration ici, mais je vous assure que j'ai la voix qui porte : on couvre difficilement ma voix dans l'hémicycle !
Faire entendre sa voix, choisir sa voie : voilà une homonymie pleine de sens qui a des échos avec une certaine philosophie américaine de la désobéissance civile.
Ne pas se laisser écraser, ni en tant qu'individu, ni en tant que peuple, est un objectif politique et un devoir moral.
On retrouve ici l'histoire de Hanouka. Le peuple juif a refusé de se soumettre à Antiochus IV qui voulait l'helléniser. Cela signifiait l'interdiction de pratiquer ses coutumes et l'obligation de se conformer à celle des syro-grecs.
L'anti-conformisme du peuple juif est célébré chaque année lors de Hanouka, la fête des lumières.
La lumière J'en terminerai par là.
Mon engagement n'a aucun sens si je ne le sais prolonger par d'autres, par des plus jeunes. Aussi, j'aimerais être un passeur de lumière.
Je parlais tout à l'heure de la finitude du monde. La finitude existentielle aussi conditionne mon engagement, sans doute.
Je me suis assez dévoilé ce soir, je ne me livrerai pas à une psychanalyse en public !
Je me contenterai de citer Woody Allen : « ce n'est pas que j'ai peur de la mort, je veux juste ne pas être là quand ça arrivera. »
Bref, si je dois trouver un sens profond à mon engagement, il est clair que je suis mû par l'idée d'un perfectionnement continu, à la fois individuel et collectif.
S'améliorer soi-même, toujours, se remettre en cause et donc remettre l'ouvrage sur le métier. Ne pas être accablé par ses erreurs. Avoir à cur non pas de les corriger mais de faire mieux la fois suivante.
Ce qui vaut pour un individu, vaut pour le collectif. C'est pour moi la définition véritable du progrès. Elle est exigeante, elle implique un effort, du travail.
Passeur de lumière était le qualificatif que l'on donnait aux artisans du vitrail. La lumière est invisible. Il faut le travail de la nature ou le travail de l'homme pour que la lumière devienne couleur, forme, relief.
Manipuler la lumière, rechercher inlassablement la connaissance : voilà la seule façon par laquelle nous pouvons devenir libres nous dit Spinoza.
Devenir libre : tout un programme, pour chacun de nous, pour nous tous réunis, et pour nos enfants et mon petit fils Rafael né dimanche dernier.
J'ai trop parlé, je vous cède la parole. Pour citer une dernière fois Woody Allen que j'aime tant : Allez-y, « j'ai des questions à toutes vos réponses. »
source http://www.patrickkanner.fr, le 21 juillet 2016