Déclaration de M. Jean-Jack Queyranne, secrétaire d'Etat à l'outre-mer, sur l'oeuvre de Gisèle Pineau, écrivain, Paris le 8 mars 2000.

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Circonstance : Remise de l'insigne de chevalier dans l'ordre des arts et lettres à Mme Gisèle Pineau, le 8 mars 2000

Texte intégral

Chère Gisèle, j'ai l'honneur et le plaisir de vous remettre ce 8 mars, journée internationale de la femme, les insignes de chevalière de l'ordre des arts et lettres. Comme le veut la tradition, il me revient d'évoquer votre parcours personnel.
La vie professionnelle de votre père, Barthélémy Pineau militaire de carrière, conduit vos parents à Paris. C'est là que votre maman, donne naissance un 18 Mai, à une petite Gisèle.
Vous vivez quelques temps en Afrique où a été affecté votre père. Vos parents, accompagnés de leurs trois fils et de leurs trois filles, s'installent ensuite dans la Sarthe puis au Kremlin Bicêtre, où vous restez jusqu'en 1970, année où vous partez pour 30 mois vivre en Martinique, puis en Guadeloupe. Vous êtes de retour en région parisienne en 1975 où vous entreprenez des études de lettres à l'université de Nanterre puis d'infirmière en psychiatrie au Centre hospitalier spécialisé de Villejuif.
En 1980, vous vous installez en Martinique puis au bout de quelques mois en Guadeloupe. Vous donnez naissance à Willy puis à Laure. Vous entrez à l'hôpital de Saint Claude comme infirmière en psychiatrie, et depuis quelques mois vous êtes chargée de la mise en place d'un projet culturel au sein de cet hôpital.
Jusque là, votre histoire ressemble au parcours des jeunes antillais de votre génération que les circonstances de la vie ont conduit à naître en métropole mais qui choisissent, arrivés à l'âge adulte, de vivre aux Antilles.
C'est en Guadeloupe, à Capesterre Belle-eau, là où vous vivez aujourd'hui, que vous réalisez la vocation d'écrivain dont vous rêviez depuis votre enfance. En 1987, paraît un premier recueil de nouvelles "Paroles de terre en larmes", pour lequel vous recevez le premier prix du concours "Ecritures d'Iles" organisé par le Centre d'Action Culturelle de Guadeloupe, puis vous écrivez coup sur coup huit ouvrages, immédiatement reconnus par le public et les critiques:
- "Un papillon dans la cité" en 1992, couronné du Grand prix du livre de jeunesse de la Martinique
- "La grande drive des esprits", l'année suivante, pour lequel vous recevez le prix carbet de la Caraïbe et le grand prix des lectrices de Elle.
- "L'espérance macadam" en 1995, prix RFO l'année suivante.
- "L'exil selon Julia" en 1996, livre autobiographique pour lequel vous recevez le prix "Terre de France"1996 et le prix Rotary en 1997.
- 1998 est une année faste, vous publiez deux romans, "L'âme prêtée aux oiseaux" et "Le cyclone de Marilyn" destiné aux jeunes et à l'occasion du 150 ème anniversaire de l'abolition de l'esclavage, "Femmes des Antilles", que vous écrivez avec Marie Abraham.
- Enfin votre dernier livre "Caraïbes sur Seine" vient de paraître, court roman écrit pour un public d'adolescents.
Huit ouvrages en sept ans, sans compter les nouvelles: Aimée de Bois Vanille, les Enchaînés, De fleurs, miel et satin, Amélie et les anolis, Piéça dévorée et pourrie. Et nous attendons avec impatience votre prochain livre, un grand roman annoncez vous, dont la parution est prévue pour la rentrée littéraire de Septembre 2001.
Déjà vous avez semé les grains d'une belle carrière littéraire.
D'où vous viennent ce talent et cette passion d'écrivaine?
"L'exil selon Julia" fournit quelques éléments de réponse. Vous devez à votre mère l'amour de la lecture, alimenté par les livres que votre père ramène à la maison, ou ceux que vous lisez en cachette dans le grenier et qui ne sont pas toujours des lectures de petite fille... Vous découvrez ainsi "Les liaisons dangereuses" à l'âge de sept ans !!
Votre vocation naît également d'une conjonction de situations qui toutes provoquent le détour par l'imaginaire pour penser le monde.
- l'expérience de l'Afrique dans votre petite enfance, la clôture du quartier militaire et les fantasmes qu'elle nourrit sur la jungle et ses habitants,
- la relation centrale avec votre grand-mère man-Ya en métropole, l'exil de Julia qui tisse "jour après jour, un pont de corde solide entre Là-bas et le Pays" entre pays du dehors et pays du dedans.
- le racisme au quotidien, l'exclusion dont vous vous protégez en laissant votre pensée fuir dans d'autres contrées. Enfant, vous devenez, dites vous, "un livre fermé bourré d'aventurières, de sorcières, où l'or, l'amour et la beauté se conjuguent sur tous les temps. Un livre qui ouvrirai des mondes fantasmagoriques, comiques et cruels comme la vie. ... un grand oiseau, (qui) vole vers un pays où toutes variétés de personnes vivent ensemble".
- l'écriture, combat contre les préjugés, est aussi une entreprise de conjuration de la mort. En évoquant ces deux figures de la littérature, la Marquise de Merteuil et la princesse de Clèves, vous écrivez: "Même si le papier jaunit et se tache de vieillesse, ces dames resteront belles. Elles se fichent bien de ceux qui ne lèvent pas les yeux sur leurs vies. La mort n'est rien pour elles".
Votre confrontation quotidienne aux malheurs des êtres emmurés à l'hôpital de Saint Claude, dans des délires silencieux, nourrit aussi votre itinéraire d'écrivaine, leur offrant un espace de parole.
"Ecrire pour s'inventer des existences" dites-vous. Vous décrivez là notre condition, celle qui nous conduit à rêver notre vie en même temps que nous la vivons. Mais nous ne devenons pas tous écrivain !! Ce qui fait la différence, c'est sûrement une sensibilité exceptionnelle, mais aussi un formidable pouvoir de donner un sens aux mots avec les blessures de la vie.
C'est cela qu'on appelle le talent d'écrivain.
Ce talent, vous le mettez au service de vos soeurs, les femmes.
· Les femmes esclaves, humiliées, souillées, auxquelles vous rendez hommage dans "Femmes des Antilles", ces "solides guerrières de l'ombre et de la soumission toujours feinte",
- hommage à ces femmes qui surent mettre au point ces stratégies subtiles de subversion ou de résistance, perturbant "l'ordre figé de la relation maître esclave par une présence qui trouble le monde du blanc",
- hommage aux figures de la résistance contre l'esclavage, la mulâtresse Solitude, Marthe-Rose la compagne de Delgrès et toutes leurs soeurs, martyres anonymes de l'insurrection,
· hommages aux femmes des Antilles d'aujourd'hui dont vous décrivez le courage, la détermination, l'esprit d'indépendance, hommage à ces femmes qui luttent contre l'injustice et la perpétuation des rapports de domination, 150 ans après l'abolition de l'esclavage.
· hommage enfin à la beauté des femmes des antilles, à leur "corps ...lisse et noir, strié des ...reflets de cuivre et de bronze" que les hommes aiment "tant parcourir du regard ou du bout de (leurs) doigts si blancs sur la peau noire", à ces corps qui racontent à eux seuls "la géographie d'un pays (la Guadeloupe) où les mornes poussent à mesure près d'anses abandonnées, sauvages ... où la terre nue s'étend à l'infini et débouche enfin sur d'obscures mangroves."
Vous êtes une merveilleuse conteuse.
Vous savez avec finesse et sensibilité faire appel chez vos lecteurs à toute la gamme des émotions,
- le rire, je pourrais citer de nombreuses scènes: l'interpellation de Man-Ya par les gendarmes, l'équipée de Man-Ya au Sacré Coeur, la rencontre entre Léonce et Myrtha, celle de Renélien et Eliette, l'angoisse de Léonce pendant que Myrtha accouche de Célestina.).
- la tendresse bien sûr. Vous savez merveilleusement vous faire aimer de vos lecteurs et faire aimer vos héros. Votre humour n'est jamais caustique, jamais méchant, toujours généreux comme le regard que vous portez sur le monde.
- la colère (l'insupportable madame Baron, les multiples manifestations de racisme, dont vous même, vos héros sont victimes ou témoins), la colère aussi contre les multiples formes de la violence et la bêtise humaine,
- la gourmandise (ah! ce subtil dosage de la cannelle, du citron vert et de la vanille, qui rend inimitable la crème-caco de votre grand mère maternelle, l'exquise crème brûlée du fond de la casserole ...,)
Vous savez merveilleusement décrire les "couleurs de l'amour":
- le frisson du premier regard,les scènes de séduction,l'éveil des sens, la naissance du désir "le désordre et les sauts du coeur, les gestes fous, l'odeur grisante et le feu des corps", les passions "trop raides" qui laissent hébété,les gestes de l'amour "ces gestes inutiles et merveilleux qui transportent et apaisent l'existence", les étreintes violentes et les passions secrètes, les folles espérances, mais aussi les regrets, les déchirements, les cruels désenchantements, "ces sentiments ennemis qui n'en finissent pas de naître l'un de l'autre".
- l'impossibilité de l'amour aussi: Lila et Hans, Lila et Henry, Robert et Clothilde, Sybille et Gino, Jenny et George Mac Dowel, Nanny et Percy, vos héros de "L'âme prêtée aux oiseaux", ces histoires d'amour rendues impossibles par les préjugés, le racisme, la marque laissée dans la chair et le coeur des femmes et des hommes par l'histoire de l'esclavage, mais aussi par des blessures plus secrètes: les blessures d'enfance, les Ténèbres qui tombent sur l'existence, la Bête qui éteint, casse et meurtrit au plus intime, l'oeil du cyclone qui terrasse l'amour, condamne au silence et hante la plupart de vos livres.
- la confrontation des hommes et des femmes avec le mystère de leur naissance, la quête des origines. Eliette et Rosan dans "Espérance macadam", Henry, fils de George, Marcello fils de Gino, James Lee fils de Lila et Henry, Marie la jalousie, fille de Nérée dans "L'âme prêtée aux oiseaux", Myrtha dans la "Grande drive des Esprits", dont l'existence est marquée par la mémoire des deux femmes qui bercèrent ses premiers jours.
"La fragilité et l'inquiétude s'alimentent de poésie", écrit René Char.
Vous livrez votre fragilité, vous avouez à mots couverts vos blessures, mais c'est de la condition des hommes et des femmes dont vous parlez, avec humour et tendresse, sans rancune, avec un infini respect pour vos personnages. "La rancune mêlée aux souvenirs amers accouche de petits monstres", écrivez-vous.
Vous croyez au pouvoir des mots. Les mots producteurs de sens, les mots thérapie, ces mots que vous écrivez avec jubilation et sensualité, que vous "sucez jusqu'à l'âme comme des mangos-pommes, en cherchant à déceler des parfums de fleur, de rhum ou de vanille", les mots d'Hermancia dans "Espérance Macadam", ces mots assemblés "en rimes ardentes, sonnantes et chatoyantes qui faisaient fondre tous les coeurs, même ceux raidis dans une misère ancienne","les mots doux, les mots miel" de Zébio qui allumaient le feu qui consumait Hortense.
Mais vous restez lucide. Le langage est aussi un masque et une protection contre l'épreuve de vérité, "pour ne pas avoir à évoquer les choses fragiles et acérées" que nous avons en nous, cette vérité que Lila, dans "L'âme prêtée aux oiseaux", "retenait en elle, dans des fioles, des petits vases de porcelaine et de cristal déposés sur une des tables de sa mémoire, et qu'elle évitait de regarder, de crainte de réveiller ce qu'il y avait à l'intérieur.".Ces mots dont vous dénoncez la charge d'illusion "ces mots de miel qui font croire au ciel et donnent de grands frissons de chair" et qui prennent parfois "des formes étranges et dangereuses, pareils à des morts ressuscités","ces belles paroles descendues tout droit d'un prétendu paradis authentique", mais qui peuvent engendrer blessures et illusions.
Ne pas prendre le mot pour la chose. Celui qui ne décèle pas la distance entre le mot et la chose, parcequ'il ne distingue plus le réel et l'imaginaire, finira par en payer le prix, sans recours possible.
Gerty, l'institutrice, la fille de Léonce et Myrtha dans la Grande drive des esprits vit, aime, ressent le monde, exclusivement dans l'univers des mots."Un illustre poète (Victor Hugo) remplissait sa vie. C'était pour elle le compagnon rêvé. Il n'élevait jamais la voix ailleurs que sur du papier. Le soir venu, à la clarté d'une lampe amie, il lui susurrait des mots doux, parfumant ses nuits d'essences rares puisées au coeur des divines poésies qu'elle effeuillait avec langueur dès que le soir descendait couvrir la nudité du ciel". A vivre ainsi exclusivement dans l'univers des mots, Gerty quitte le monde réel et sombre dans le désespoir et la folie.
"Il ne suffit pas de rêver, il faut vivre les choses pour comprendre le monde", faites vous dire à Lila dans "L'âme prêtée aux oiseaux".
Le plaisir de la lecture vient de la perception de ce va -et-vient entre le réel et l'imaginaire. L'écriture, votre écriture, donne vie à ces fantômes qui naviguent au beau mitan de nos rêves, ces fantômes qui hantent la vie de vos héros et qui grâce à vous, voyagent "de corps en corps -dans le corps de vos lecteurs- pour y loger leur âme tourmentée."
Pour tous ces fantômes, pour toutes ces histoires que vous inventez "pour colorer nos vies", nous vous remercions Gisèle. Car, "la seule signature au bas de la vie blanche, c'est la poésie qui la dessine."(René Char).
(Source http://www.outre-mer.gouv.fr, le 14 mars 2000)