Déclaration de M. Jean-Yves Le Drian, ministre de la défense, sur les défis et priorités de la politique de défense de la France, à Paris le 12 janvier 2017.

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Circonstance : Clôture du colloque « De Gaulle et la Défense de la France, d'hier à aujourd'hui », à Paris le 12 janvier 2017

Texte intégral


Monsieur le président, cher Jacques Godfrain,
Messieurs les ministres, cher Jean-Pierre Chevènement, cher Hubert Védrine,
Monsieur le secrétaire général de la défense et de la sécurité nationale, cher Louis Gautier,
Monsieur le secrétaire général pour l'administration, cher Jean-Paul Bodin,
Messieurs les officiers généraux,
Mesdames et Messieurs les officiers,
Mesdames et Messieurs, chers amis,
Je suis heureux de vous recevoir à l'Hôtel de Brienne pour conclure les travaux de votre séminaire consacré à « De Gaulle et la Défense de la France, d'hier à aujourd'hui ». Je me réjouis de pouvoir m'exprimer à ce sujet dans cette maison qui est, comme vous le savez, l'un des hauts lieux de la mémoire gaullienne. La croix de Lorraine sur le fronton de l'Hôtel de Brienne, le bureau du général de Gaulle à quelques mètres de nous, tout cela exprime de façon éloquente cette empreinte gaullienne. Bienvenue donc à la Fondation Charles de Gaulle ; vous êtes ici en voisin, cher Jacques Godfrain, et je salue le travail de vos équipes pour interroger l'actualité de la politique gaullienne, hier dans le domaine constitutionnel et social, aujourd'hui dans le domaine militaire.
Durant trois journées, vos débats ont été aussi riches que variés, par les sujets traités comme par les points de vue exprimés, ceux d'universitaires, de haut fonctionnaires, d'industriels, de responsables militaires et politiques de haut niveau. Ce soir, j'ai à mon tour l'occasion de partager avec vous quelques réflexions et convictions que je tire de mon expérience à la tête de ce ministère. Et je suis heureux de le faire à la lumière des principes et des actes fondateurs de la politique gaullienne de défense.
La vitalité d'une institution se mesure aussi à sa capacité à réfléchir son histoire, à s'interroger sur ce qui la prolonge ou la métamorphose. Dans une période d'engagement intense de nos armées, alors que notre environnement stratégique connaît de graves bouleversements, c'est autant une exigence intellectuelle qu'un impératif politique. Assumer cela, peut-être est-ce une première manière d'être gaullien : aborder les problèmes les plus actuels à la lumière de la longue durée.
- Retour du régalien et des questions militaire
Nous en sommes tous conscients, nous sommes entrés dans une phase nouvelle de la vie internationale ; elle fait évoluer nos conceptions de la sécurité, avec de très nombreuses conséquences pour la Défense, les armées, nos services de renseignement, ainsi que nos industries.
Cette époque nouvelle rend caduque bien des manières de nous confronter à l'actualité mondiale, à l'avenir aussi. Nombre de tendances et de certitudes qui remontent à la période ouverte à la fin de la guerre froide se trouvent désormais corrigées ou invalidées. Nous retrouvons la vérité profonde de la formule bien connue de De Gaulle : « La Défense nationale, c'est la première raison d'être de l'Etat ».
C'est un paradoxe : nous mesurons bien sûr la distance qui nous sépare du moment gaullien et pourtant, dans un contexte stratégique renouvelé, nous redécouvrons ce qui fut l'un des principes intangibles de sa politique : donner à l'Etat les moyens d'assurer l'indépendance de la Nation, ou autrement dit, il ne peut y avoir de souveraineté politique, ni de liberté, sans autonomie stratégique, par conséquent sans les moyens militaires susceptibles de l'assurer.
Lorsque dans le dernier Livre blanc, nous avons identifié deux types de dangers pesant sur la France et l'Europe, je veux parler des risques de la faiblesse et des menaces de la force, nous avons du même coup rappelé la centralité des Etats dans la vie internationale. Que sont les risques de la faiblesse, sinon justement la fragilisation, voire la faillite, sur le plan sécuritaire et régalien, de certains Etats ? Que sont les menaces de la force, sinon le développement d'attitudes d'affirmation, y compris militaire, par d'autres Etats, souvent au mépris du droit international ?
Dans un contexte d'augmentation mondiale des dépenses militaires, le rôle des Etats, leur puissance et leurs marges d'action, sont à nouveau au centre de l'attention. Nous assistons au retour d'une conception réaliste de la puissance accompagnée, parfois, d'une vision tragique de l'histoire, non sans écho avec les analyses de De Gaulle. Pourquoi un tel renouveau de cette approche dans les affaires internationales ? Parce que dans un monde aujourd'hui multipolaire et instable, la mondialisation conduit autant à l'approfondissement des liens internationaux qu'à la mise en concurrence des puissances pour l'hégémonie sur certains espaces disputés ainsi que sur les ressources économiques, matérielles ou immatérielles. Ce retour des enjeux de souveraineté sur le devant de la scène, redonne une place centrale dans le débat public aux questions militaires et aux politiques de défense.
C'est en ce sens que nous continuons d'être gaulliens : en plaçant l'exigence d'autonomie stratégique au coeur de notre politique de défense afin de garantir notre liberté d'action, élément indispensable à l'exercice de notre souveraineté, à la défense de nos intérêts. Ce n'est pas sans difficultés que la France est parvenue à imposer la thématique de l'autonomie stratégique au niveau européen. Cette quête d'autonomie est une particularité française sur le continent, même si d'autres s'y rallient. Et c'est une particularité que nous devons en grande partie à Charles de Gaulle, qui reste la figure la plus emblématique du XXème siècle français.
C'est tout l'enjeu du maintien, aujourd'hui et dans les années à venir, de l'ensemble de nos fonctions stratégiques. Je pense bien sûr à notre dissuasion nucléaire, dans ses deux composantes, et il n'est pas besoin de rappeler ce qu'elle doit au général de Gaulle, pour son organisation selon une force de frappe nucléaire, mais également pour qu'elle fasse l'objet d'un véritable consensus national. Le retour des stratégies de puissance auquel nous assistons tant en Asie que sur le continent européen ne fait que confirmer les choix qui ont été faits en la matière, et qui devront être pérennisés dans les années à venir.
Je pense également à la protection et à l'intervention ; le niveau actuel de sollicitation de nos forces montre combien nous devons maintenir notre capacité à agir dans l'ensemble du spectre des moyens militaires. C'est également tout l'enjeu de l'indépendance de notre renseignement et de nos capacités de recherche et d'analyse. C'est un sujet que vous avez abordé aujourd'hui.
Quelles que soient les circonstances et les difficultés économiques rencontrées, la France ne doit pas renoncer, et aujourd'hui moins que jamais, à disposer de l'éventail complet des moyens militaires nécessaires à sa sécurité, son autonomie stratégique, son indépendance politique. Il y a, en ce sens, le prolongement volontaire d'une inspiration et d'une ambition : la défense nationale doit continuer de garantir notre souveraineté ; elle doit contribuer au maintien de notre position dans le monde, celle d'un membre permanent du Conseil de sécurité des Nations Unies, et d'une puissance majeure dans l'Europe de la Défense. Notre voix ne peut porter que si elle est fondée sur une capacité d'action autonome.
- Réforme et modernisation institutionnelle
Cette capacité réclamait des institutions adaptées. La première dimension de l'action du général de Gaulle, c'est d'avoir perçu la nécessité de réformer l'organisation institutionnelle de la Défense, afin d'unifier le champ militaire en un seul domaine ministériel, comme cela a été évoqué lors de la table-ronde à laquelle vous avez participé, cher Jean-Pierre Chevènement.
Pour agir, il faut un cadre unique et unifiant. Cette conviction a trouvé sa traduction institutionnelle, d'abord dans la nomination d'un seul ministre des armées, puis avec l'ensemble des décrets de 1961 opérant l'unification administrative du ministère. Cette réforme, inédite par son ampleur, a permis de rassembler en un seul domaine la plénitude des moyens qui définissent la Défense nationale : les forces et leur soutien administratif, technologique et industriel, avec la création du secrétariat général pour l'administration, et de la délégation ministérielle pour l'armement, qui deviendra quelques années plus tard la DGA.
Ce point d'orgue d'une dynamique d'unification datant de la fin du XIXe siècle, nous l'avons prolongé avec le décret du 12 septembre 2013, relatif aux attributions du ministre de la défense et du chef d'état-major des armées comme avec le rassemblement sur un même site, à Balard, des états-majors, des directions et des services. Cette volonté d'unité et de définition claire de l'autorité ministérielle, nous la retrouvons également avec la tenue régulière des comités exécutifs que je préside, ici même.
- Une stratégie des moyens
Vous connaissez la formule du général de Gaulle à propos de la force de dissuasion : « Quand on veut quelque chose, il faut s'en donner les moyens. » De façon globale, c'est une véritable stratégie des moyens que le Général a impulsée dans le domaine de la Défense. Je crois que cette stratégie répondait à deux défis qui sont toujours les nôtres. La cohérence de long terme des moyens développés, d'abord, et, corollaire indispensable, la capacité à s'adapter.
Nous nous reconnaissons tous, je crois, dans la nécessité d'un Etat stratège capable d'engager des travaux sur plusieurs décennies, et de soutenir des investissements au long cours. Vous avez eu aujourd'hui l'occasion d'en parler, avec les industriels et la DGA, que je salue. Ce fut le cas bien sûr du développement de la force de frappe nucléaire et des technologies de pointe qu'elle implique. C'est le cas aujourd'hui avec les enjeux de la modernisation de la dissuasion, mais aussi la cyberdéfense. Là encore, hier comme aujourd'hui, il faut un cadre unique et unifiant afin de garantir l'efficacité de l'action de l'Etat.
Cette vision, nous en assumons l'ambition. La Défense a en effet toujours cultivé une capacité d'adaptation remarquable. Ce qui l'a rendue possible, c'est le souci permanent de préparer l'avenir, grâce à une capacité de planification pluriannuelle. Ce que fit le Général en décidant de l'institution des lois d'équipement militaire, traduction sur le plan militaire de la programmation du commissariat général au Plan, nous le prolongeons aujourd'hui avec des Livres blancs qui travaillent sur un horizon de quinze ans, et les lois de programmation militaire régulières, sur six ans. Je note d'ailleurs que la LPM votée en 2013 intègre la prévision de son actualisation, comme ce fut le cas en 2015, et qu'elle sera pour la première fois d'ailleurs, intégralement respectée.
Un tel dispositif nous permet de préserver notre capacité à comprendre, décider et agir de manière autonome ; cela doit rester le guide de notre réflexion stratégique, au sein d'une « culture de l'adaptation » qui est la marque de notre action au sein de ce Ministère, y compris face aux bouleversements stratégiques les plus improbables, comme l'apparition d'un califat en Syrie et en Irak ou, plus récemment, le Brexit.
Dans le domaine industriel et technologique justement, le Ministère de la Défense s'est donné les moyens de préparer l'avenir. Cette volonté se traduit chaque année par un investissement de 3,6 milliards d'euros dans la Recherche et le Développement (R&D) cumulés. C'est une capacité unique au sein de l'Etat, indispensable au maintien de l'excellence technologique de notre pays sur le long terme. Elle se concrétise aussi avec les écoles d'ingénieurs sous la tutelle de mon ministère. Former des ingénieurs aujourd'hui, s'assurer de l'excellence scientifique, technique, humaine de cette filière, c'est contribuer au maintien de l'autonomie stratégique française pour les générations à venir, ceci dans le droit fil de l'unification dans un même corps des ingénieurs de l'armement, décidée le 1er janvier 1968.
- Politique internationale de Défense
Dans le contexte incertain que j'ai rappelé, je suis convaincu que la France peut jouer un rôle majeur, dans le prolongement de l'ambition du fondateur de la Ve République. Nous sommes en effet l'un des seuls pays occidentaux à oeuvrer de façon globale en faveur de la sécurité collective. Aujourd'hui, le ministère de la Défense joue un rôle international de premier plan. C'est la raison pour laquelle j'ai souhaité créer la Direction générale des relations internationales et de la stratégie qui sert l'action du ministre et des grands subordonnés sur le plan international. Les fréquents déplacements qui me conduisent auprès de nos forces, de nos alliés et de nos partenaires l'expriment également. Si j'ai parcouru 1,5 million de kilomètres depuis 2012, ce n'est pas par goût des avions : c'est par nécessité, parce que, avec mes équipes, j'ai compris que la France était aussi attendue dans le monde en tant que puissance militaire. « Nous sommes un peuple qui doit vivre avec une grande vocation, avec une grande tâche », disait le général de Gaulle. Cette vocation de la France, le ministère de la Défense l'assume avec constance et détermination.
Cette politique internationale comporte différents niveaux. D'abord, la conduite des opérations et leur accompagnement international, qu'il s'agisse de la coalition contre Daech au Levant ou de la lutte contre les groupes terroristes au Sahel, mais aussi de la sécurisation de nos flux d'approvisionnement en Océan indien, ou de nos ressources stratégiques là où elles pourraient être menacées. Dans tous les cas, notre action est aussi bien politique que militaire ; et dans chacun de nos engagements, les combats que nous menons sont nos combats. J'ai rappelé notre volonté de garantir notre autonomie stratégique. L'indépendance, chez de Gaulle lui-même, n'a jamais été synonyme de solitude ou d'isolement ; la grandeur de la France est tout sauf un repli obsidional.
L'enjeu du deuxième volet de la politique internationale de défense que je conduis, c'est justement le suivi et l'animation de nos alliances, européenne et atlantique. Vous avez traité lors de la deuxième journée de la question du retour dans le commandement militaire intégré de l'OTAN. Je salue la présence d'Hubert Védrine qui a travaillé sur ces questions, à la demande du Président de la République.
A ce propos, je crois que nous sommes aujourd'hui dans une situation bien différente de celle qui a motivé la décision de De Gaulle en 1966. Pourquoi ? Précisément parce que nous bénéficions de cinquante années de réflexion stratégique nationale ; ceci nous place devant l'exigence d'être proactif au sein de l'Alliance tout en maintenant l'ensemble de nos capacités d'actions en propre, comme je le rappelais. L'autonomie stratégique ce sont des moyens mais aussi un état d'esprit ; c'est cela qui conduit à être un allié pleinement solidaire mais également, lorsque c'est nécessaire, résolument critique, notamment face à l'inflation budgétaire permanente de l'OTAN, que rien ne justifie.
La France doit également être à l'initiative concernant l'Europe de la Défense. Dans le dialogue transatlantique, il est certain que nous devrons montrer à notre partenaire américain que nous sommes responsables et acteurs de notre propre sécurité sur le continent européen. Pour cela, nous devons impérativement renforcer nos moyens en matière de défense et relancer la Politique de Sécurité et de Défense Communes, dans une logique de complémentarité avec l'Alliance, garante aujourd'hui encore de notre défense collective. J'ajoute enfin que, si les citoyens britanniques ont fait le choix de quitter l'Union européenne, il importe au plus haut point que nous maintenions avec le Royaume-Uni la très forte relation de défense qui nous unit.
Il y a ensuite l'animation de nos partenariats stratégiques de défense avec des pays qui, s'ils ne sont pas des alliés au sens juridique du terme, n'en sont pas moins des partenaires essentiels de notre politique internationale de défense. C'est dans ce cadre que s'inscrivent notamment nos relations d'armement : elles nourrissent ces partenariats stratégiques, dans le contexte d'une concurrence mondialisée de plus en plus intense. Elles créent de la dépendance mutuelle. On fantasme souvent en France sur le fait que les contrats d'armement nous rendent dépendants de nos partenaires. C'est un non-sens d'un point de vue pratique. Si l'on y réfléchit une seconde c'est au contraire le pays qui se lie à nous sur le plan industriel qui met sa sécurité entre nos mains et cela nécessite un haut degré de confiance : confiance que nous avons su historiquement créer avec l'Inde ou plus récemment avec un pays comme l'Australie, pour ne reprendre que nos deux principaux succès.
L'implication de l'Etat vis-à-vis des exportations de défense répond également, il faut en avoir conscience, à une demande accrue de nos partenaires. Un partenariat étatique avec un soutien renforcé du ministère de la Défense devient souvent un paramètre nécessaire et incontournable pour renforcer la compétitivité des offres nationales à l'export et répondre aux besoins des pays partenaires. L'engagement fort des pouvoirs publics est perçu par les Etats importateurs comme un gage de qualité et de crédibilité de notre offre. C'est notamment ce qui nous a permis de remporter le contrat pour la commande de 12 sous-marins à l'Australie. Au coeur de la mondialisation, vous le voyez, l'Etat est incontournable dans ce domaine, en termes d'efficience économique et stratégique, en termes d'identité aussi. C'est là encore un écho majeur à la conviction gaullienne.
C'est aussi une clef de notre autonomie : les exportations nous permettent de maintenir en France des filières industrielles majeures et de minimiser notre recours aux industries étrangères. C'est un effort permanent de notre part, et qui doit se poursuivre.
Mesdames et Messieurs, chers amis,
Pour conclure, je crois que la compréhension de notre présent institutionnel et stratégique réclame en effet une connaissance fine de l'apport gaullien, mais aussi de ce qui a rendu possible l'irruption sur la scène de l'Histoire de cette figure visionnaire. Au vu des défis auxquels notre pays fait face, la préparation des serviteurs de l'Etat dont notre pays a besoin n'est pas une question à laisser de côté.
La contingence des événements fait, certes, que l'on peut ou non être exposé directement à l'Histoire et à ses drames. Charles de Gaulle le fut, à travers le feu des combats et l'épreuve de la captivité. En cela aussi il a incarné son siècle. Mais il fut également préparé à assumer le rôle que nous lui connaissons grâce à une formation académique de haut niveau, je pense notamment son passage au Centre des hautes études militaires, il y a 80 ans cette année ; je pense également à son expérience des grands enjeux politico-militaires, notamment au Secrétariat général de la Défense nationale. Cette formation de nos élites civiles et militaires, c'est une exigence qui est devant nous. L'autonomie stratégique est affaire de moyens ; elle implique aussi des qualités intellectuelles et morales indispensables à la décision, en des temps instables et incertains. La souveraineté de la République est à ce prix. Je vous remercie.
Source http://hoteldebrienne.fr, le 27 mars 2017