Tribune de M. Jean-Pierre Chevènement, candidat du MDC à l'élection prédidentielle 2002,dans "Le Monde" le 12 octobre 2001, sur le ralentissement de l'économie mondiale après les attentats du 11 septembre aux Etats-Unis, et la nécessité de mesures de relance au niveau européen.

Prononcé le

Intervenant(s) : 

Média : Emission la politique de la France dans le monde - Le Monde

Texte intégral

Lors des discussions sur la relance de la croissance au sommet du G7 de Washington du 6 octobre dernier, l'Europe a tourné le dos à ses responsabilités mondiales. Il lui faut se ressaisir et prendre toute la mesure de son rôle dans l'économie mondialisée.
Certes, reprenant la traditionnelle langue de bois des manifestations officielles, le communiqué final du G7 rappelle sa confiance dans l'avenir. Comme le précédant et, quoi qu'il arrive, comme le prochain. En attendant, avant même que l'effet des attentats du 11 septembre ne se fasse sentir, l'économie mondiale affronte une périlleuse phase de dépression. Les Etats-Unis sont en récession. La croissance française avoisinera 2 % en 2001 et elle est aujourd'hui sur un rythme annuel de 1,2 %. Celle de l'Allemagne sera encore beaucoup plus faible, voire inférieure à 1 % cette année si l'on en croit Ernst Welteke, le président de la Bundesbank. En Asie, la situation, trois ans après la crise, redevient alarmante. La Chine parait elle-même touchée alors que le Japon s'englue dans une spirale déflationniste. Il reste la consommation, ultime espoir de redémarrage rapide outre-atlantique, mais elle pourrait bien se heurter au niveau d'endettement historique des ménages américains, à plus de 100 % du revenu, soit quatre fois supérieur à celui des ménages français.
Si les marchés financiers sont revenus à leurs niveaux d'avant le 11 septembre, l'inquiétude s'accentue pour les perspectives de croissance. L'Administration américaine l'a compris puisqu'en trois phases, elle a finalement décidé d'un effort budgétaire de 120 milliards de dollars. Ils viennent s'ajouter à la réduction mécanique déjà constatée de l'excédent budgétaire du fait du recul des recettes fiscales, effet connu sous le terme de stabilisateur automatique. L'ensemble représente plus de 2 % du PIB, le solde budgétaire passant d'un excédent prévisionnel de 176 milliards de dollars à un déficit de 25 milliards environ. Au passage on peut observer que malgré cette très forte relance budgétaire, comme celle de Ronald Reagan dans les années 80, personne en France ou en Europe ne critique les Etats-Unis comme d'archaïques keynésiens.
Dans l'élan de solidarité attendue de ses partenaires, le secrétaire au Trésor américain, Paul O'Neill, a demandé aux Européens de stimuler, eux-aussi la croissance mondiale. Il a été promptement éconduit par ses homologues allemand et français qui ont invoqué un objectif bien supérieur à celui de la lutte contre les effets économiques du terrorisme : le pacte de stabilité budgétaire !
Dans le même temps, la Commission de Bruxelles mettait en cause les aides accordées aux compagnies aériennes en arguant des règles concurrentielles, ce qui n'est pas sans rappeler un fait d'arme similaire de la même Commission à l'encontre des premières mesures prises par les gouvernements européens en vue d'endiguer la maladie de la vache folle.
Pourtant, l'économie mondialisée ne peut se permettre que l'Europe, qui en représente 20 %, reste fermée sur elle-même, autiste aux appels de la planète. Les victimes d'une nouvelle dépression mondiale seraient avant tous les pays en voie de développement. Des inquiétudes sont déjà exprimées par le FMI sur l'avenir immédiat des pays d'Amérique latine. La Banque mondiale a estimé que 10 millions de personnes passeraient sous le seuil de pauvreté d'un dollar par jour, du fait de la dépression qui s'annonce. Dans nos pays, la hausse du chômage a commencé et continuera à toucher les plus exposés économiquement : salariés soumis au risque de délocalisation des activités, comme ceux de Moulinex, travailleurs peu qualifiés qui sont devenus les variables d'ajustement économique.
Bien entendu, la rigidité affichée par les ministres des finances tient en partie d'un jeu de rôles. Il s'agit pour les gouvernements européens en affichant une position orthodoxe de permettre à la Banque centrale européenne de baisser fortement ses taux d'intérêts. Il y a tout lieu de croire que ce sera le cas, la BCE disposant, au rythme actuel de l'économie, d'environ 100 points de base de marge de manoeuvre avant de retrouver un seuil de neutralité monétaire, ce qui montre l'irresponsable retard de ses décisions. Pour suivre la FED dans sa politique active de relance de l'activité, ce qui serait un signe bienvenu de clairvoyance, une réduction en quelques mois des taux de 150 points de base à 2,25 % serait nécessaire.
Mais ce jeu de rôles met aussi en exergue l'inversion des rapports de pouvoir dans les démocraties européennes. La réussite du putsch de velours de la BCE à l'encontre de gouvernements ne demandant par faiblesse qu'à être dessaisis de leurs responsabilités, est de plus en plus manifeste.
Déployant sans encombre la logique du Traité de Maastricht, la BCE s'est instaurée en autorité de contrôle des gouvernements et leur a naturellement fixé des bornes de croissance - entre 2 et 2,5 % - et d'emplois, la baisse du chômage étant réputée devenir inflationniste à 8 ou 9 % de la population active. Le maintien d'une faible croissance et d'un chômage élevé sont érigés en dogmes européens asservis à la lutte contre une inflation, pourtant manifestement de plus en plus fantomatique.
Alan Greenspan a bien compris que la mondialisation modifiait radicalement les mécanismes inflationnistes, par la rudesse de la concurrence et par la diffusion des technologies. Pourtant, l'Europe reste enfermée dans des schémas d'orthodoxie monétaire. Ces schémas sont dangereux et ils ne sont d'ailleurs pas étrangers aux difficultés qu'éprouve aujourd'hui l'Allemagne à surmonter les coûts de sa réunification.
L'euro se voulait protecteur pour l'Europe, ce que Christian Noyer, le vice-président français de la BCE, rappelait encore la semaine dernière. S'il a évidement prévenu une éventuelle crise des changes intra-européenne, l'euro n'a pas empêché la contagion de la chute des marchés financiers, ni celle de la récession américaine et la dégradation de la situation de l'emploi. Pour jouer ce rôle, il faut accroître les capacités réactives de la politique économique européenne et dépasser les rigidités créées par le Traité de Maastricht et le Pacte de Stabilité.
L'arrivée de l'euro dans une telle conjoncture rend nécessaire une nouvelle dynamique européenne. Une réflexion doit être engagée avec nos partenaires allemands sur le rééquilibrage institutionnel qui permettra à l'Europe de devenir un acteur d'une mondialisation qu'elle ne fait aujourd'hui que subir. Le Conseil de l'euro doit à l'évidence prendre le pas sur la Commission et la BCE, les statuts de cette dernière doivent s'ouvrir à des objectifs d'emplois et de croissance comme c'est le cas pour la FED, le pacte de stabilité doit être corrigé en pacte de coordination budgétaire. Cette coordination budgétaire doit permettre à l'Europe de répondre aux chocs économiques externes. Elle doit aussi assurer une flexibilité des politiques budgétaires d'un pays à l'autre en fonction des écarts de croissance.
Dans l'immédiat, le moins que l'on puisse attendre de l'euro est qu'il ne soit pas un facteur d'amplification de la crise, ce qui implique que le Conseil de l'euro laisse jouer les stabilisateurs automatiques. Le gouvernement français n'a pas caché son intention de les laisser jouer car ils restent pour l'heure compatibles avec le Pacte de Stabilité. Sous cette condition limitative, le gouverneur de la Banque de France a lui-même fait part de son acquiescement.
L'accroissement mécanique à venir des déficits budgétaires peut cependant entraîner, de facto, une mise en cause de ce Pacte. Faut-il rappeler que le déficit américain a dépassé 4 % de PIB à chacune des précédentes dépressions (1975, 1982, 1992) ? Ne pas l'accepter conduit à transformer la politique économique en action d'amplification des cycles économiques, ce qui a coûté six millions d'emplois à l'Europe dans la première partie des années 90. Il ne faudrait aujourd'hui commettre à nouveau une telle erreur.
Les partenaires de l'Europe attendent pourtant davantage d'elle. Hans Eichel et Laurent Fabius font observer à juste titre que la situation budgétaire de l'Europe n'est pas celle des Etats-Unis. La politique aberrante conduite dans la foulée de Traité de Maastricht n'y est pas étrangère. Mais telle est la réalité. Il faut donc répondre à l'exigence de la situation sans peser durablement sur les finances publiques. Ceci interdit un nouveau programme de baisse d'impôts, proposé fort démagogiquement par Édouard Balladur ou Alain Madelin, ou d'accroissement des dépenses courantes. Dix ans après le Traité de Maastricht, l'Europe n'a pas les moyens de suivre sur ce plan les États-Unis.
Pour autant, l'Europe doit participer à la politique de relance mondiale qui se dessine. Les politiques de relance sont souvent critiquées parce que décidées par un seul gouvernement, elles restent relativement inefficaces. Aujourd'hui justement une coordination mondiale d'une relance de la croissance est possible. L'Europe ne peut pas laisser passer ce moment historique alors qu'elle subit encore un chômage de masse.
L'Europe doit donc lancer un programme d'investissement de grande envergure. Au sein de la zone euro, le taux d'endettement des administrations allemandes et françaises est aujourd'hui similaire à celui des administrations américaines (environ 60 %). Une marge de manoeuvre existe. Répondant à l'ampleur de l'action américaine, il devrait être fixé à 1 % du PIB européen soit 85 milliards d'euros pour l'ensemble de l'Union et 65 milliards pour les pays de la monnaie unique. Pour ces derniers, ce programme devrait être l'occasion d'un emprunt multi-émetteurs assurant une solidarité financière des Etats, principe que le Traité de Maastricht avait récusé. La généralisation de ces emprunts multi-émetteurs pourraient progressivement constituer en Europe le gisement d'un marché de la dette publique comparable à celui des Etats-Unis.
Pour la France, ce programme représenterait 90 milliards de francs, soit environ 10 % de l'investissement des sociétés non financières. Il devrait être alloué à trois domaines prioritaires : pour la ville, la réhabilitation des logements sociaux et les équipements urbains ; le développement des infrastructures de transport (ferroutage sur les grands axes, TGV européens, désenclavement routier) et de télécommunication (lignes à haut débit, équipements informatiques en milieu scolaire) ; la modernisation des moyens donnés à la Justice et à la Police, notamment à la police de proximité.
L'euro est né dans l'ambiguïté : symbole d'une ouverture à la modernité, l'euro reposait sur le Traité de Maastricht qui en est la négation même. Une croissance forte, comme celle des quatre dernières années, pouvait permettre d'occulter ces contradictions. Face aux difficultés, les débats resurgissent inévitablement. Pour que l'Europe joue son rôle dans le monde, il lui faut changer la politique de l'euro.
(source http://www.chevenement2002.net, le 15 octobre 2001)