Déclaration de M. Edouard Balladur, Premier ministre, sur la politique de défense et le contenu du Livre Blanc, devant les élèves de l'école polytechnique, à Palaiseau le 25 mars 1994.

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Circonstance : Rencontre avec les officiers-élèves de l'Ecole polytechnique, à Palaiseau le 25 mars 1994

Texte intégral

Mesdames, Messieurs,
Seule, la durée éclaire le sens d'une politique de défense : elle lui donne une orientation et une signification. Elle permet de discerner l'essentiel, dans les mutations souvent rapides et confuses du monde qui nous environne, de distinguer ce qui est indispensable à notre défense, de définir les objectifs, et les moyens d'y parvenir.
Dessiner la perspective des vingt années à venir, celles que vous consacrerez au service de notre pays, tel est l'objectif du Livre blanc sur la Défense.
Les forces armées ont déjà, dans les dernières années, engagé leur modernisation. Bien des innovations réalisées correspondent aux nécessités du temps : le Corps européen, la Direction du renseignement militaire, le Collège interarmées de défense, par exemple.
Je tiens à rendre hommage aux hommes et aux femmes, civils et militaires, qui ont mené à bien ces évolutions indispensables. Il reste d'autant plus à faire que la situation est nouvelle.
La France n'a plus, pour la première fois depuis longtemps, de menace directe d'agression militaire à la proximité de ses frontières. Et pourtant, jamais nos concitoyens n'ont ressenti, à observer le monde tel qu'il va, un tel sentiment d'insécurité, diffus et impalpable.
La guerre froide a pris fin. Mais à un risque précis, bien identifié ont succédé des menaces d'une autre nature. Partielles, multiples, imprévues, elles ont des contours et des modalités souvent indiscernables, dans notre temps incertain où l'équilibre du monde est instable. Des périls, des tentations, des épreuves qu'on croyait à jamais révolus, ressurgissent soudain. Autant de raisons pour tous ceux qui sont en charge des affaires de la nation d'assumer leurs responsabilités.
J'ai donc décidé, en accord avec Monsieur le Président de la République, de commander au Ministre d'Etat, Ministre de la Défense, d'organiser une réflexion permettant d'élaborer un Livre blanc sur la défense. La Commission d'experts, de hauts fonctionnaires, d'officiers généraux a été constituée. Présidée par Monsieur Marceau LONG, vice-président du Conseil d'Etat. ses travaux auront duré près de sept mois et sollicité tous les départements ministériels concernés par la défense de notre pays, défense entendue au sens large.
Le résultat est là : ce Livre blanc sur la Défense, manifeste l'effort de notre pays pour s'adapter au monde nouveau, et concevoir l'environnement, les objectifs et le cadre de notre politique de défense dans les quinze à vingt prochaines années. Il en déduit la stratégie et les capacités nécessaires à nos forces armées. Il fait le point sur ces problèmes majeurs que sont le service national, l'industrie de défense et les rapports entre la défense et la société.
Le Livre blanc fait d'abord le bilan de la situation du monde, et des conclusions stratégiques qu'il convient d'en tirer. Chacun sait que l'absence de menace militaire directe aux frontières, n'élimine pas pour autant tout risque nouveau. La prolifération des armes de destruction massive, le terrorisme, les extrémismes religieux et les nationalismes, les trafics de tout genre peuvent affecter la sécurité et la défense de notre pays.
Sur notre continent, en Europe centrale et orientale en particulier, nous sommes heureusement sortis du partage du monde tel qu'il existait depuis la guerre. Mais des passions dangereuses renaissent et peuvent s'étendre, des vulnérabilités nouvelles apparaissent.
L'équilibre européen ancien était contraint et l'ordre international précaire, comme l'expérience l'a montrée. Aujourd'hui, les choses ont changé, notre réflexion, nos décisions doivent en tenir compte.
Une ambition demeure : la France doit pouvoir assurer sa protection et garantir ses intérêts dans le monde. Son histoire, sa présence sur tous les continents et sous toutes les latitudes, ses responsabilités dans le monde, justifient qu'elle ait des exigences et des devoirs propres. Mieux, c'est un devoir pour elle.
Quels sont nos objectifs ?
Le premier est de défendre nos intérêts vitaux, la vie, la survie du pays. Nous sommes prêts à le faire, seuls s'il le fallait.
Notre deuxième objectif est de construire l'Europe et de promouvoir un cadre international stable et paisible. Une France forte dans une Europe unie pourra d'autant mieux tenir son rang dans le monde.
Troisième objectif : notre défense doit être globale, associer étroitement toutes les activités du pays, s'inscrire dans la continuité. La défense concerne la Nation toute entière, notre terre, notre langue, notre culture, toutes les valeurs matérielles et immatérielles qui disent notre volonté de vivre ensemble.
Le Livre blanc trace fermement le cadre de notre défense. Nous voulons construire l'Europe politique, historique et culturelle. Nous affirmons l'identité européenne de la défense, à travers l'Union de l'Europe Occidentale - l'U.E.O. - et une Alliance atlantique rénovée.
La France entend garder le droit de juger des conditions de sa sécurité et d'en choisir les moyens. Elle reconnait toutefois dans l'OTAN le lien privilégié qui existe entre les Européens et les Américains dans le domaine de la sécurité.
Mais les missions, les structures, les conditions de fonctionnement de l'Alliance atlantique doivent être reconsidérées. Le sommet que l'OTAN a tenu le 11 janvier dernier a d'ailleurs marqué un progrès significatif. Le communiqué final de ce Sommet confirme notamment que l'Union de l'Europe occidentale - l'UEO - est l'instrument de la défense de l'Union Européenne et reconnu comme tel. L'Alliance Atlantique doit faciliter cette évolution et mettre à sa disposition des moyens de l'OTAN.
Ainsi, l'UEO comme l'OTAN, mettront-elles demain la force au service du droit. L'UEO pourra, mieux qu'aujourd'hui, maintenir ou rétablir la paix "si et quand" l'Organisation des Nations Unies le demande. Cette organisation continuera à être la seule à pouvoir décider d'agir au nom de toute la Communauté internationale. Elle a pour cela la légitimité et les capacités requises, même si son organisation interne, ses méthodes et son fonctionnement doivent se modifier.
Ces perspectives, renouvelleront notre stratégie.
Le choix fondamental de la France en faveur de la stratégie nucléaire se justifie toujours : il faut protéger nos intérêts vitaux contre tous les risques et assurer, en toutes circonstances, notre indépendance.
Mais notre avenir stratégique ne repose pas sur la seule dissuasion nucléaire. En effet, les menaces vitales semblent, pour les années qui viennent, moins présentes, alors que les forces conventionnelles ont à gérer des crises fréquentes, sans que le risque d'escalade nucléaire soit direct.
La dissuasion reste au coeur de notre politique de défense : nous devons également peu à peu reconvertir nos moyens conventionnels. Auxiliaires premiers de notre dissuasion il y a encore peu, ils doivent gagner en aptitude propre et en autonomie pour prévenir, agir et protéger.
Nous nous fixons ainsi un double objectif : dissuader et agir. Le Livre blanc met l'accent sur la stratégie d'action sans remettre en cause la place majeure et primordiale de la dissuasion. Pourquoi ? La première ligne de notre sécurité consiste à défendre nos intérêts, nos valeurs dans des lieux éloignés du territoire national. Nous le voyons aujourd'hui dans les Balkans : il est de notre intérêt de contribuer à régler ce conflit à nos portes.
Pour bien voir les enjeux des évènements auxquels nous pouvons être confrontés, cinq scénarios ont été retenus. Ils couvrent l'éventail des hypothèses d'emploi de nos forces.
Le premier, le plus probable, résulte de conflits entre des puissances régionales qui seraient susceptibles de nuire à nos intérêts stratégiques. Nous pouvons être amenés, en étroite coopération avec nos Alliés, à intervenir dans ces affrontements pour rétablir la paix et le droit international, en Europe, au Moyen-Orient et dans le Bassin méditerranéen. Cette hypothèse peut déboucher sur des engagements importants.
Le deuxième scénario ne se distingue du premier que par l'implication d'une puissance régionale nucléaire. Il est envisageable à l'aube du siècle prochain.
La possession d'armes nucléaires donnerait, dans ce cas, une place toute particulière à la France, quel que soit le niveau de sa participation.
Les trois scénarios suivants envisagent les atteintes qui seraient portées à l'intégrité de notre territoire national en dehors de la métropole, la mise en oeuvre de nos accords de défense bilatéraux, les opérations en faveur du maintien de la paix et du droit international.
Un scénario supplémentaire a également été étudié : il prend en compte la menace d'une agression majeure venant d'un Etat ou d'un groupe d'Etats animés d'une ambition hégémonique et disposant d'armes nucléaires et d'importantes forces classiques.
Quoiqu'il soit moins probable à l'horizon considéré, ce scénario a été retenu car, s'il se vérifiait, il s'agirait d'un risque mortel pour notre pays.
A partir de là, nous pouvons déterminer les capacités dont nos forces armées auront besoin dans les vingt ans à venir.
La stratégie et la définition de nos capacités militaires seront revues. L'indépendance et l'autonomie stratégiques dépendront de la dissuasion comme de la maîtrise de quelques fonctions clés. C'est pourquoi le Gouvernement met l'accent sur des priorités nouvelles : les capacités de projection de puissance, les moyens de commandement interarmées mobiles, les instruments de recueil, d'analyse et de fusion du renseignement, notamment spatial.
Ces capacités prioritaires s'inscrivent dans de ce qu'il convient de nommer une posture permanente de sûreté. Ce concept novateur recouvre toutes les dispositions prises pour mettre notre pays à l'abri d'une agression, même limitée, en toutes circonstances.
A partir des scénarios et des capacités requises pour nos forces, le format global des forces armées a pu être défini.
L'Armée de Terre doit disposer de 120 000 à 130 000 hommes - soit huit à neuf Divisions – projetables, comprenant les unités de combat et leur soutien opérationnel.
La Marine devra maintenir les moyens de présence, de maîtrise de la mer et de projection de puissance, qui font sa force et la rendent indispensable à un grand Etat, soit une centaine de bâtiments, la capacité aéronavale et les sous-marins compris.
L'Armée de l'Air devra s'appuyer sur une vingtaine d'escadrons de combat, auxquels s'ajouteront les escadrons nucléaires, les avions ravitailleurs et les appareils de transport tactique et logistique.
A ces ensembles de forces, il convient de joindre les unités et les organismes destinés à la protection du territoire, au prépositionnement, à la formation et au soutien.
Ces formations, non projetables par destination, complètent le format global des armées et sont indispensables pour mettre en oeuvre les capacités requises par divers risques auxquels nous pouvons être confrontés.
La Gendarmerie enfin qui accomplit des missions relevant, elles aussi, de la posture permanente de sûreté et ces missions de service public, doit pouvoir faire face à ses obligations de temps de paix avec 95 000 à 100 000 hommes.
Quels sont le sens et les moyens de la défense sinon ceux que lui donnent les hommes et les femmes, civils et militaires qui la servent ? Ceux que lui donnent la qualité, l'adhésion et le sens du service qui les animent. Ferment de la cohésion géographique, sociale et culturelle du pays, le service national reste le mode de recrutement le plus adapté au cadre et au contexte de la stratégie, aux objectifs et à la politique de défense française, comme aux moyens qu'elle y consacre. Le choix d'un système mixte, avec une composante professionnelle renforcée et une conception valorisée du service militaire en est la traduction.
Mais la défense recouvre aussi l'ensemble de l'industrie de défense qui nous est indispensable : instrument de notre souveraineté, elle participe à l'économie générale du pays. Des restructurations de l'outil industriel et une révision des programmes semblent d'ores et déjà inéluctables.
Elles devront tenir compte des menaces nouvelles et des besoins d'équipement des forces armées, des choix technologiques, des arbitrages financiers indispensables. Elles travailleront à l'émergence d'une industrie de défense européenne, tant il est vrai que notre industrie nationale ne pourra plus, comme par le passé, être présente et performante partout.
Il nous faudra repenser les relations entre Etat et industrie. Il nous faudra résorber les surcapacités, soutenir les entreprises innovant, notamment les PME PMI.
La défense représente une somme d'efforts financiers, technologiques et intellectuels à conjuguer avec cohérence. Elle signifie aussi des sacrifices. Le confort d'aujourd'hui, même relatif, ne peut s'acheter au prix d'une insécurité extérieure ou d'un affaiblissement national futur. C'est pourquoi le Livre blanc maintient l'effort de défense français sur la période considérée. Cette orientation contraignante et ambitieuse imposera de parvenir à des coûts rigoureux et réduits, car les possibilités budgétaires ne sont pas illimitées.
Dans le dialogue qu'entretiennent constamment la défense et la société, prolongeant ainsi les liens très anciens de la Nation et de son Armée, le citoyen doit savoir que la défense est l'affaire de tous. Elle est la sienne aussi. En retour, devant les risques nouveaux et à formes multiples du monde d'aujourd'hui, les forces armées exercent la noble mission d'unir les Français dans une espérance et un destin communs.
Cette action passe par la présence des forces armées sur l'ensemble du territoire. Elle requiert un débat public, où civils et militaires se rencontrent. Elle implique les formes civiles du service national, une fois contrôlés et unifiés les dispositifs qui les définissent. C'est la défense civile enfin, lieu où civils et militaires mettent en commun leurs forces, leurs responsabilités, leur sens du service de la Nation, dans un même souci d'efficacité.
Le Livre Blanc est, pour les jeunes générations d'officiers et de cadres que vous représentez ici, une nouvelle raison d'espérer.
Dans les années qui viennent, les missions et les moyens des armées vont évoluer. Vous ne devez pas craindre cette évolution, quelle qu'y soit votre place. Les tâches qui vous seront assignées demain seront de toute façon plus diverses et plus riches que celles que vos camarades plus anciens ont assumées avec abnégation et succès pendant la "guerre froide".
Notre histoire et nos ambitions, nos intérêts et notre culture, définissent des valeurs au service desquelles vous devez vous engager sans réserve.Le Livre Blanc dessine un pays qui se défend et résiste, un pays qui s'engage et n'hésite pas à aller à contre-courant. Un pays qui demain, aura montré le chemin de l'Europe de la défense, la voie est difficile et exigeante, mais elle est méritoire. Il s'agit, là comme ailleurs, que la France soit un exemple pour les nations éprises de liberté et de paix, désireuses de rester elles-mêmes tout en respectant les autres.