Entretien de Mme Florence Parly, ministre des armées, dans "Le Monde" du 14 octobre 2017, sur la politique de défense.

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Média : Emission la politique de la France dans le monde - Le Monde

Texte intégral


Q - La France est-elle une puissance moyenne, européenne ou globale ?
R - Dans un contexte international très incertain et instable, la revue dit avant tout ce que la France veut faire : conserver et même développer une autonomie stratégique, technologique et opérationnelle. Pour préserver cette autonomie, il est important que la France garde un modèle d'armée complet, ce qui justifie la remontée en puissance historique des moyens décidée par le président de la République.
Cela veut dire : le maintien de la dissuasion nucléaire, la capacité à intervenir seul ou en coalition, la capacité d'entraîner des alliés de l'OTAN et de l'Union européenne dans nos opérations. Au Sahel, notre capacité à intervenir sur l'ensemble du spectre militaire est un facteur incitatif pour que des partenaires nous rejoignent.
Q - La France est-elle en guerre ?
R - Cette sémantique, qui a pu être utilisée dans le passé, ne figure pas dans la revue stratégique. Les armées françaises assurent un certain nombre de missions sur le territoire national, dont l'opération «Sentinelle» en soutien des forces de sécurité intérieures, ainsi que des opérations sur différents théâtres comme au Sahel et au Levant, sans oublier les théâtres maritimes... Ces missions n'ont pas vocation à se réduire au cours des prochaines années. Ce qui n'empêche pas que cet effort sera revisité dans ses modalités.
Q - Quelle est la vocation prioritaire de la France : la Méditerranée et l'Afrique ?
R - Il y a une singularité de la France, à la fois membre fondateur de l'UE, seul détenteur de l'arme nucléaire dans cet ensemble après le Brexit, membre permanent du Conseil de sécurité de l'ONU. Dans le contexte nouveau du Brexit, cette singularité apparaît encore plus clairement, et prédispose la France à intervenir dans un bassin géographique plus large, qui n'est pas exclusivement celui de son voisinage.
Mais la revue met bien l'accent sur le fait qu'existe une zone géographique dans laquelle la France doit être en capacité d'intervenir seule si nécessaire et en lien avec nos alliés, dans le respect du droit : du bassin méditerranéen jusqu'en Afrique subsaharienne, zone où nos grands alliés ne viendront pas nécessairement spontanément. Nous devons être capables d'y intervenir rapidement, puis d'y tenir nos engagements dans la durée.
Q - La Syrie et l'Irak font partie de cet ensemble où la France a vocation à intervenir ?
R - Le président de la République nous a demandé de travailler spécifiquement sur cette question. Une fois l'organisation militaire de Daech - acronyme arabe de l'organisation État islamique - défaite, nous serons confrontés à une forme de mutation, d'autres mouvements terroristes pourraient se développer.
La question de la forme de l'engagement de la coalition va se poser très vite, et pour la France, celle du soutien à l'armée irakienne, à la demande de Bagdad, dans un processus qui est aussi diplomatique et économique. Le lien entre la menace terroriste djihadiste sur notre territoire et le vivier potentiel de menaces que constituera encore cette région dans le futur laisse penser que nous ne quitterons pas cette région du jour au lendemain.
Q - Dans le Livre blanc de 2013, le terrorisme islamiste n'était pas mentionné en tant que tel. Il l'est à quarante reprises dans cette revue.
R - Le terrorisme, menace majeure, est systématiquement qualifié de djihadiste. C'est une réalité du contexte de sécurité dans lequel nous vivons aujourd'hui, et dont nous n'avions certainement pas pris la mesure alors que Daech ne s'était pas encore implanté en Syrie et en Irak.
Q - Dites-vous comme certains de nos alliés que la Russie et la Chine posent une menace «existentielle» ?
R - Nous soulignons le retour de la compétition militaire et la réaffirmation des puissances russe et chinoise. Nous n'employons absolument pas votre langage s'agissant de la Chine. La Russie n'est, elle, pas une menace en soi. Dans certaines régions du monde, la clé de la résolution des problèmes passe aussi par la Russie. Il faut donc évidemment ménager et développer des cadres de dialogue entre l'Europe et la Russie. Pour autant, face aux nouvelles affirmations de puissance, il faut montrer que nous ne sommes pas désarmés.
Q - D'autres États sont-ils des menacés ?
R - La prolifération nucléaire dans toutes ses dimensions en est une, avec le défi que pose la Corée du Nord. Nous rappelons, à propos de l'Iran, que l'accord signé en juillet 2015 est un élément stabilisateur par rapport à ce processus de prolifération. Il n'y a pas d'éléments très nouveaux, mais le durcissement de chacune des menaces est le fait majeur qui guide notre analyse et nos préconisations en termes d'aptitudes militaires.
Q - Ces menaces impliquent-elles une forme de pivot vers l'Asie-Pacifique où la France a des intérêts et des territoires ?
R - Nous y avons une présence utile, par nos départements et territoires, par l'existence de relations de défense, par nos bases, et par le déploiement permanent ou temporaire de navires. Nous veillons à ce que dans cette zone prévalent les règles internationales.
Q - Cette revue met en avant la fonction de prévention. A-t-on tiré les leçons des limites des interventions militaires ?
R - La prévention est la capacité, par une présence stabilisatrice au plus près des zones potentielles de crise, à empêcher que des situations ne dégénèrent et ne nécessitent l'intervention armée. Elle relève bien sûr d'une approche transversale, qui va des armées aux agences de développement, en passant par la diplomatie et l'action des services de renseignement. Elle n'est pas une nouveauté, mais dans un monde instable, elle est particulièrement nécessaire et justifie la présence de nos forces de présence et de souveraineté, des déploiements maritimes ainsi que les efforts que nous déployons aux côtés du ministère de l'Europe et des affaires étrangères. Cela étant, chacun doit être dans son rôle.
Q - La France appelle à des coopérations, mais jusqu'à quel point ?
R - La France doit pouvoir être totalement autonome : sur la dissuasion nucléaire, cela va sans dire, mais aussi la protection du territoire, le renseignement, la capacité à commander des opérations, les forces spéciales, la cyberdéfense. Par définition, tout le reste est ouvert à la coopération et au partenariat au niveau européen.
Nous souhaitons pouvoir intervenir dans des configurations à géométrie variable avec des États qui ont les capacités de mener des opérations à nos côtés. Au-delà des efforts menés pour une Europe de la défense, le président a appelé de ses voeux une force commune capable de répondre de façon rapide à des besoins urgents. Si nous devions réitérer une opération du même type que celle du Mali, ce serait mieux d'y aller d'entrée de jeu avec d'autres Européens.
Q - Mais lesquels ? En l'Allemagne, par exemple, tout déploiement implique un vote du Bundestag.
R - Les Allemands ont la capacité de nous soutenir. Nous ne renonçons pas non plus à mener des opérations avec le Royaume-Uni, avec qui nous avons des relations bilatérales très fortes en matière de défense et que le Brexit n'a pas vocation à altérer.
Q - Et la coopération avec les États-Unis ?
R - Au titre de l'environnement et du contexte géostratégique, la revue met en exergue le caractère aujourd'hui moins prévisible de notre allié américain. Vu des États-Unis, la protection de l'Europe est un sujet moins prégnant qu'il a pu l'être. Mais il est dit aussi que Washington reste un partenaire fondamental - la France oeuvre à la solidité du lien transatlantique.
Q - Quelles sont les priorités fixées aux armées ?
R - La revue stratégique ne traite pas du contrat opérationnel - le nombre d'avions, de navires, de blindés, d'hommes déployés dans telle ou telle circonstance. Elle dresse une longue liste d'aptitudes auxquelles devront répondre nos armées. Quelques-unes sont éminemment importantes : la capacité à entrer en premier sur un théâtre d'opérations face à des défenses adverses durcies, et l'aptitude à y durer. Il ne faut pas oublier le renseignement : les efforts engagés doivent être poursuivis, en renforçant les capacités à traiter les données collectées.
Q - Où placer le curseur entre la régénération des forces, qu'on dit usées, et les investissements d'avenir ?
R - Évidemment, il faut faire les deux. Mais faut-il tout faire en une seule loi de programmation militaire ou faut-il viser un horizon plus long pour pouvoir mieux répartir les efforts ? La question peut se poser. La reconstitution d'un potentiel d'intervention est une priorité majeure. Cette régénération va consommer des moyens substantiels par définition.
Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 18 octobre 2017