Interview de M. Laurent Fabius, ministre de l'économie, des finances et de l'industrie, à Europe 1 le 22 novembre 2001, sur les revendications des policiers et sur le ralentissement de la croissance dans les mois à venir.

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Média : Europe 1

Texte intégral


J.-P. Elkabbach
Aujourd'hui, tout le monde aime les policiers. Et vous, L. Fabius ?
- "Oui, et cela fait longtemps. Ils font un travail très difficile, exposé évidemment physiquement. Quand vous voyez le nombre de blessés et de morts qu'il y a chez les policiers, c'est effrayant. Et il y a des conditions matérielles compliquées : les commissariats sont souvent vétustes. Il y a eu un gros effort de fait. Je regardais les chiffres : depuis quatre-cinq ans, on a augmenté le budget de la police de 25 %. C'est colossal, mais il y a encore des manques. Il y a aussi un certain sentiment d'impunité qui, non seulement les choque, mais nous choque. Et c'est un tout, ce n'est pas simplement une affaire financière. On va en parler peut-être, je suis ministre des Finances. Mais il faut être ferme avec la délinquance et les causes de la délinquance. La société ne doit pas donner le sentiment qu'il y a une impunité. C'est cela l'essentiel."
Mais les autorités, dans un gouvernement socialiste, donnent ce sentiment d'impunité ?
- "Non, mais c'est quand même un sentiment qu'on a en général. Je suis encore premier adjoint dans ma commune - une commune ouvrière - et je vois bien ce que les gens disent dans l'agglomération rouennaise. Ils disent qu'il y a tel hold-up, qu'on arrête les gens ou qu'on ne les arrête pas, que si on les arrête, on les relâche, qu'il n'y a pas assez de fermeté. C'est aussi un problème d'éducation. Je vois souvent des familles qui viennent se plaindre, mais cela commence quand même à l'éducation que les parents donnent ou ne donnent pas aux enfants. C'est un tout. C'est pourquoi il faut être ferme aussi avec les causes de la délinquance."
Il y a un attendrissement, un amour collectif aujourd'hui à l'égard des policiers. Combien cela coûte-t-il ?
- "Je récuse vos termes. Ce n'est pas une plaisanterie, c'est un sujet réel. Il y a eu un budget, dont l'encre est à peine sèche, qui a prévu et organisé le recrutement de 3.000 policiers supplémentaires. C'est considérable, cela n'a jamais été fait par les gouvernements précédents. On est dans un cadre. Il s'agit de faire venir des policiers sur le terrain. Il y a aussi des problèmes indemnitaires. Et D. Vaillant, qui est en charge de ces questions, a commencé à faire des propositions l'autre jour. Il y avait l'affaire extrêmement choquante du manque de gilets pare-balles - ce n'est pas admissible -, donc il est tout à fait normal que tous les policiers aient des gilets pare-balles. Il faut prendre la totalité du champ. Mais ils n'ont pas simplement des revendications matérielles, c'est quelque chose de plus large : de la considération et une politique de fermeté."
A quel effort, vous, Bercy, êtes-vous prêts ? Est-ce que vous avez chiffré ?
- "On a discuté de cela bien sûr, sous l'arbitrage de L. Jospin. Et il y a des négociations qui sont en cours avec les syndicats."
Donc, il y a des possibilités. Parce que la paix sociale a un prix...
- Oui, mais en sachant en même temps - il ne faut pas être irresponsable, et les policiers ne le sont pas - que tout cela se fait dans une certaine enveloppe, qui s'appelle le budget de l'Etat. Ce qui est accordé d'un côté ne peut pas être accordé de l'autre. Cela veut dire sinon augmenter les impôts, augmenter le déficit. Ce qui voudrait dire que ce sont nos enfants qui payent à notre place. Il y a beaucoup de demandes qui sont légitimes, en particulier, celles des policiers. Mais en même temps, cela doit se faire d'une façon ordonnée et sans dérive."
Vous dites souvent qu'il faut maîtriser les déficits. Avez-vous l'impression d'être écouté ? Est-ce que vous ne risquez pas d'être balayé par l'arrosage de printemps ?
- "J'observe ce qui se dit. Pendant la semaine, à droite et à gauche, j'entends dire que je suis rigoureux et sérieux. Et le samedi et le dimanche, lorsque ces messieurs partent en campagne électorale, y compris au très haut niveau de l'Etat, alors ce sont 5 milliards ici, 10 milliards là. L'autre jour, j'entendais qu'il fallait un deuxième porte-avions. Déjà, j'ai l'impression qu'on a un peu de mal à faire venir le premier. Mais pourquoi pas ? On ne peut pas à la fois dire cela - cela coûte 20 milliards en plus - et puis dire qu'il faut maîtriser les dépenses. Il faut choisir. Gouverner, présider, c'est choisir, ce n'est pas additionner."
Certains oublient... Mais vous leur rappellerez...
- "Je fais mon travail."
La Commission européenne de Bruxelles a livré, hier, quelques chiffres et prévisions qui donnent des frissons. Les déficits en 2002 devraient fortement déraper, surtout en Allemagne avec 3 %, alors qu'il y a les 3 % du pacte de stabilité. C'est une sorte d'alerte rouge. Est-ce que, dans cette période, les Européens peuvent accepter quelques écarts, même provisoires, par rapport à Maastricht ?
- "Il ne faut pas commencer par dire que comme la situation est difficile, il faut changer toutes les règles. Il y a une difficulté internationale, un ralentissement international évident, qui existait déjà aux Etats-Unis et qui a été renforcé par les attentats horribles du 11 septembre. Les Etats-Unis sont en quasi-récession ; le Japon est en croissance négative. L'Europe fait mieux, mais elle n'est pas à l'écart. Et à l'intérieur de l'Europe, la France est un des pays qui s'en sort le mieux. Mais la France n'est pas une île. Vous avez cité l'exemple de l'Allemagne. Il est vrai qu'elle est dans une situation pas facile, puisque cette année par exemple, ils vont faire environ 0,7 % de croissance, c'est-à-dire plus d'1 % de croissance en moins que nous. Et c'est notre premier client et premier fournisseur. Dans cette période, il faut utiliser les atouts qu'on a. Il y a la baisse du prix du pétrole qui, si elle continue, va quand même nous apporter un petit peu d'oxygène ; les taux d'intérêt ont déjà baissé, peut-être vont-ils baisser à nouveau ; l'inflation est en baisse. Tout cela donne du pouvoir d'achat et de la consommation en plus. En même temps, il faut essayer d'organiser un certain soutien. C'est ce qu'on fait en France pour la consommation, pour l'investissement. C'est ce qu'on peut peut-être faire encore davantage au niveau européen."
La reprise ou le rebond de la croissance, vous le prévoyez ? Ou vous dites qu'on va plutôt vers la récession ?
- "Récession, au sens propre, cela veut dire que pendant deux trimestres, la croissance est négative. Non, il n'y aura pas de récession. Mais la reprise, on ne sait pas exactement quand elle va avoir lieu. Cela dépend beaucoup de facteurs non-économiques. Par exemple, si on capture Ben Laden, aujourd'hui, demain, dans la semaine qui vient, cela va avoir un effet de confiance et donc un effet économique considérable. C'est d'ailleurs assez incroyable de penser que ce qui se passe chez nous dépend de ce qui se passe en Afghanistan. Mais c'est quand même comme cela. Il faut reconnaître honnêtement le ralentissement qui existe partout. Il faut constater qu'en France, cela va un petit peu mieux, mais il faut encourager ce mouvement. Pour une part, la reprise dépendra de facteurs non-économiques. Il faut donc essayer - c'est ce que l'on fait avec les baisses d'impôts et la prime pour l'emploi - de mettre le maximum de gaz dans la machine."
Hier, on a noté que l'euro avait été faible, ou en tout cas pas fort. On est à J-40. Est-ce que, comme certains le disent, l'euro sera une impulsion pour l'économie européenne ou l'Europe ?
- "La réponse est "oui". Déjà, cela nous protège, c'est un bouclier. Dans la crise internationale qui existe, notre monnaie, notre pouvoir d'achat, n'ont pas souffert. Si on était resté au franc, à la lire italienne, etc, on aurait eu du yo-yo sur les monnaies et une hausse des taux d'intérêt. Ce n'est pas ce qui s'est grâce à l'euro. A partir du moment où on aura l'euro dans nos poches - billets et pièces, à partir du 1er janvier -, on va se rendre compte qu'il y a une vraie monnaie. Aujourd'hui, c'est une monnaie théorique."
La loi sur l'épargne salariale va entrer en application aujourd'hui. En quoi va-t-elle être utile, si elle est utile ?
- "Elle va être très utile, parce que si vous êtes salarié, vous allez pouvoir consacrer une petite partie de votre paye à cette épargne, qui ne paiera pas d'impôt. Dans quelques années, vous la retrouverez pour faire un projet, acheter un appartement pour les enfants, abonder votre retraite... Et dans le même temps, votre employeur pourra multiplier ce que vous mettez par trois. C'est positif pour les entreprises, car cela va leur permettre d'avoir de fonds supplémentaires. C'est positif pour les salariés, et pour les non-salariés d'ailleurs, parce que cela va leur permettre d'avoir un "plus". C'est une loi dont on a peu parlé, mais ce sera une des lois les plus importantes économiquement qu'on ait faites au cours de ces dernières années."
Comment va la gauche ?
- "Ca va ! Et vous ?!"
Moi, oui, très bien ! Vous, apparemment, oui. Mais la gauche, aujourd'hui ?
- "On commence beaucoup à avoir l'oeil tourné vers l'élection présidentielle. Je vais faire le maximum pour que cela marche. Je crois que si on veut se mettre en bonne posture, il faut d'abord dire la vérité, c'est ce que les gens attendent. Il y a un certain nombre de problèmes dans le pays pour les années qui viennent, qui concernent la retraite, la réforme de l'Etat, la santé, le développement européen. Le candidat qui dira la réalité sur ces problèmes et qui proposera des solutions, gagnera. Et je pense que ce devrait être le nôtre."
Source http://Sig.premier-ministre.gouv.fr, le 23 novembre 2001)