Interviews de M. Hubert Védrine, ministre des affaires étrangères à Europe 1 et RMC et France-Info le 10 juin 1999, sur l'accord militaire sur le retrait des forces serbes du Kosovo, l'ordre de l'Otan de cessation des frappes aériennes, la coopération des forces militaires et civiles au Kosovo et le pacte de stabilité dans les Balkans.

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Média : Emission Forum RMC FR3 - Europe 1 - France Info - RMC

Texte intégral

Entretien avec les correspondants de RADIO-FRANCE - EUROPE 1 - RMC
Q - Est-ce que c'est la paix, enfin, Monsieur le Ministre ?
R - Je dirais oui. Avec l'accord militaire sur le retrait, avec la constatation du retrait, avec l'ordre donné par le Secrétaire général de l'OTAN de cesser les frappes, avec le vote de la résolution qui doit avoir lieu dans très peu de temps, nous sommes en train de rentrer dans notre nouvelle tâche qui est celle de bâtisseurs de la paix au Kosovo.
Q - Ce n'est pas sans risque, maintenant on dit que la paix est parfois plus difficile à gérer que la guerre.
R - Non, pas plus difficile. Cela a été extrêmement difficile mais nécessaire de régler cette affaire et nous avons dû passer hélas, mais il n'y avait pas d'autre solution, par l'épisode des frappes. Maintenant nous entrons dans un autre type de difficultés. Je préfère celles-là franchement, celles qui nous viennent maintenant, qui sont celles liées à la construction de la paix, à un Kosovo en paix, où les communautés pourront cohabiter et où le travail de l'administration civile et de la force renforcera tous les jours cette situation nouvelle et qui permettra aux Kosovars chassés de chez eux de rentrer.
Q - Comment va se passer justement le travail sur place entre militaires et forces civiles ?
R - Il devra être très étroitement coordonné. Les leçons de la Bosnie ont été analysés de près et il faut que l'administration civile arrive à faire travailler ensemble dans le Kosovo toutes les organisations, à commencer par l'Union européenne, et aussi l'OSCE, le HCR et d'autres, de façon à ce qu'il y ait une seule action pour l'ensemble du Kosovo pour créer cette sécurité pour les Kosovars afin qu'ils puissent rentrer chez eux. La force de son côté - quels que soient les contingents, quelle que soit l'origine nationale des différents contingents, quelle que soit leur localisation sur le terrain -, devra avoir une seule et même politique de sécurité pour l'ensemble du Kosovo. Ils devront travailler tous ensemble sous le contrôle de la communauté internationale à travers le Conseil de sécurité puisque nous avons obtenu - notamment la France -, que le Conseil de sécurité se retrouve au centre du dispositif.
Q - Le Pacte de stabilité, c'est quoi exactement ?
R - Le Pacte de stabilité c'est l'idée que l'Union européenne notamment, mais aussi les Etats-Unis, la Russie et les organisations internationales doivent avoir une approche globale du Sud-Est de l'Europe, de l'ensemble des pays des Balkans, pour les accompagner le temps qu'il faudra pour favoriser chez eux une plus grande sécurité, la démocratisation là où ce n'est pas encore acquis, la reconstruction, le développement, la croissance économique, donc au bout du compte la stabilité. Nous avons compris, et la présidence allemande a joué un rôle très remarquable sur ce plan, qu'il fallait regrouper toutes les approches trop dispersées jusqu'ici et avoir cette grande politique. Naturellement, cela prendra du temps. Cela prendra le temps qu'il faudra, mais nous n'avons pas le choix. C'est une partie de l'Europe, nous devons - je le dis souvent - européaniser les Balkans pour qu'ils deviennent une partie de l'Europe comme le reste. Il faut avoir une approche globale et en même temps traiter chaque cas particulier de chaque pays et faire avancer ensemble les différents volets de cette politique. C'est le sens de la réunion qui a lieu cet après-midi ici en Allemagne et qui succède à la réunion du G8 qui a été en quelque sorte l'horloger central de la mise en oeuvre de la séquence de paix pour le Kosovo.
Q - Alors comment aider le peuple serbe sans aider le gouvernement contre lequel on vient de faire la guerre ?
R - Nous avons toujours dit que nous ne faisions pas la guerre aux Serbes, que nous ne faisions pas la guerre au peuple serbe, qu'il s'agissait simplement de donner un coup d'arrêt, de mettre un terme aux pratiques d'un régime. C'est ce qui est en train d'être obtenu et l'autre question nous allons l'aborder maintenant./.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 14 juin 1999)
Entretien avec FRANCE INFO
Q - L'armée serbe a commencé à se retirer du Kosovo, l'OTAN a suspendu ses frappes, la première troupe de la KFOR entrera sans doute vendredi matin au Kosovo. On retiendra la date du 24 mars, début des frappes et celle du 10 juin, aujourd'hui, date tout aussi historique.
R - Je crois qu'on peut le dire, vous avez raison. Cette date du 10 juin restera parce qu'avec l'accord militaire sur le retrait, avec la constatation du retrait, avec l'ordre du Secrétaire général de l'OTAN de cesser les frappes, avec le vote de la résolution, nous sommes en train d'entrer dans une nouvelle phase qui est celle des bâtisseurs de la paix.
Q - Peut-on dire que les objectifs de Rambouillet ont été atteints, avec deux mois et demi de guerre en plus ?
R - On peut dire qu'ils ont été atteints. C'est vraiment navrant que les dirigeants serbes n'aient pas compris, à l'époque qu'ils pouvaient faire l'accord sur ces bases et qu'il nous ait fallu - mais il n'y avait pas d'autre choix - en passer par ces moyens. Mais, il le fallait parce que, d'une façon ou d'une autre, il fallait vraiment donner un coup d'arrêt à ces pratiques devenues intolérables en Europe.
Q - On peut donc dire ce soir que c'est bien une victoire pour les Alliés et une défaite pour le régime de M. Milosevic, les diplomates n'ont pas de gêne à le dire ?
R - Nous avons atteint nos objectifs. Nous sommes engagés depuis le début, non pas depuis deux mois mais depuis un an et demi, dans cette affaire du Kosovo pour qu'il y ait un Kosovo en paix où les uns et les autres puissent cohabiter. Nous sommes en train d'atteindre l'objectif mais il faut maintenant bâtir cette paix, il faut la construire.
Q - Mais au prix d'une défaite pour le régime de M. Milosevic, cela ne vous gêne-t-il de le dire ?
R - Non pas du tout, le régime de Belgrade a dû totalement reculer au Kosovo. Le jour où le président Ahtisaari est arrivé avec notre plan, nos conditions, nos exigences et que le président Ahtisaari leur a dit, en notre nom à tous, que c'était à prendre ou à laisser, ils ont dû se résigner.
Q - Surtout que, finalement, les Russes sont restés plus ou moins solidaires des Alliés et n'ont pas permis à M. Milosevic de trouver une échappatoire ?
R - Oui. Je voudrais rendre hommage à cette occasion au rôle de la Russie qui, non seulement avait fait un travail énorme avec nous avant, dans le Groupe de contact, qui, certes, s'étaient distanciés, avaient critiqué pendant la période des frappes, mais qui, malgré tout avaient toujours gardé le contact, notamment avec nous, la France, qui avons une idée précise de ce qui doit être le rôle de la Russie dans l'Europe. Ils ont toujours gardé une attitude constructive, ont toujours cherché la solution avec nous. Et cette semaine où les ministres des Affaires étrangères du G8 ont été ensemble presque tout le temps, depuis lundi jusqu'à l'heure où nous parlons, je peux vous dire que le ministre russe, M. Ivanov, a été aussi constamment aussi constructif qu'avait pu l'être le président Eltsine ou M. Tchernomyrdine. Ils ont joué un rôle important. Ils continueront à jouer un rôle important. C'est vrai aussi bien pour le Kosovo que pour l'avenir des Balkans en général. C'est exactement conforme à ce que nous souhaitons, nous, Français.
Q - En marge de Rambouillet, les Kosovars avaient obtenu des Américains la promesse d'une consultation sur l'indépendance du Kosovo au bout de trois ans d'autonomie. Cela tient-il encore ?
R - A un moment donné des négociations de Rambouillet, une partie des Kosovars, notamment l'UCK avait essayé d'obtenir cet engagement des Américains. Les Américains en avaient parlé aux autres partenaires parce que nous avons géré Rambouillet ensemble. Aucun des autres pays n'a pensé que cet engagement pouvait être pris. Il aurait été encore plus dangereux, encore plus déstabilisant que ce qui s'est déjà passé dans cette région, donc, cet engagement a été retiré.
Dans ce que l'on appelle les Accords de Rambouillet, dans ce qui a été signé par les Kosovars, cette clause ne figure pas - il y a une clause de rendez-vous, au bout de trois ans, pour faire le point de la situation -, et on ne retrouve pas non plus ce dispositif dans la résolution du Conseil de sécurité. Il y a simplement, comme c'est normal et comme c'est utile, un rapport régulier du Secrétaire général au Conseil de sécurité sur la situation au Kosovo. Je connais les aspirations et les espérances des Kosovars mais, devant la réalité des choses, ils ont accepté aussi le plan que nous avions élaboré.
Q - Comment comprenez-vous ce qui s'est passé hier soir à Belgrade c'est-à-dire, les manifestations de la jeunesse serbe. Quelle victoire les Serbes peuvent-ils bien célébrer ?
R - Le soulagement, le soulagement de voir la fin des frappes. Je crois donc que c'est cela qui l'emporte dans cette jeunesse et j'espère que cela préfigure, annonce, une réflexion, un réveil, un sursaut, pour que le peuple serbe, à qui nous n'avons jamais fait la guerre, comprenne que cela a été le résultat tragique pour toute la région mais aussi pour eux, de la politique ultra-nationaliste, intolérable mené par ce régime depuis plusieurs années.
Q - Est-il envisageable d'apporter une aide à la Serbie tant que ce régime et M Milosevic sont au pouvoir ?
R - Nous allons nous pencher sur cette question. Il faudra de toute façon distinguer des opérations qui pourraient relever de l'aide humanitaire de plans de plus grande ampleur pour l'avenir des Balkans. Lorsqu'on se place dans cette deuxième hypothèse, on pense à une Yougoslavie démocratique et pacifique. Alors, où est la limite entre les deux, c'est ce dont nous aurons à discuter.
Q - Après avoir gagné la guerre, il faudra gagner la paix, les Alliés sont au Kosovo pour longtemps ?
R - Pour le temps qu'il faudra mais, nous n'avons pas le choix, il n'y a pas une option où l'on se désintéresse des Balkans et une option où l'on s'y intéresse. Le choix a été fait il y a longtemps, à juste titre et à bon escient et avec les résultats que nous voyons aujourd'hui. Nous devons donc être cohérents avec nous-mêmes, à la hauteur des engagements que nous avons pris, à la fois par rapport aux Kosovars eux-mêmes et par rapport aux peuples des Balkans et par rapport à nous-mêmes, et aller au bout dans cet effort.
Q - Estimez-vous que l'intervention alliée trouve, dans le résultat d'aujourd'hui sa justification, même si vous avez pêché par présomption, au début, en estimant que ce ne serait qu'une question de jours ?
R - A l'époque, nous avons été nombreux à répéter cette évaluation faite par le Secrétaire général de l'OTAN, qui elle-même découlait d'une évaluation faite par les experts technique de l'OTAN à propos de la phase initiale des frappes. Ensuite, le conflit s'est développé, il y a eu des phases ultérieures. Il a fallu prendre en compte des éléments de météorologie, des éléments sur la mobilité des armes, sur les armes enterrées, toutes sortes d'éléments qui sont venus s'ajouter aux premières évaluations des experts. Je crois que l'essentiel est dans le résultat.
Q - Donc, c'est une paix juste qui succède et conclut une guerre juste ?
R - Oui, mais vous avez raison d'insister sur le fait que la paix est un travail aussi, qu'il faut la bâtir, la bâtir maintenant, solidement.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 14 juin 1999)