Interviews de M. Bernard Thibault, secrétaire général de la CGT à LCI le 19 novembre 2001 et dans "L'Humanité" du 13 décembre, sur les conflits sociaux et l'euro manifestation organisée à l'occasion du sommet de Laeken.

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Média : L'Humanité - La Chaîne Info - Télévision

Texte intégral

A. Hausser
Sur le dossier Moulinex, les salariés de Falaise votent ce matin. Ceux de Cormelles-le-Royal ont accepté le plan d'attribution d'une prime supplémentaire de 30 à 80.000 francs. Mais auparavant, les salariés ont menacé de faire sauter leur usine. Maintenant, faut-il en arriver là pour obtenir de partir dignement ?
- "Oui et c'est malheureux. J'ai visité l'usine de Cormelles, j'ai rencontré les salariés il y a quelques semaines, au moment où ils organisaient des portes ouvertes, pour montrer quelles étaient les compétences de leur outil de travail, de leur usine. Ils ont installé des machines neuves trois semaines avant l'annonce de fermeture. Donc, c'est un sentiment de gâchis économique et social. Effectivement, il a fallu que certains utilisent ces formes d'action pour se faire entendre sur des sujets qui n'avaient jamais réussi à percer pendant neuf semaines de revendications."
Ce ne sont pas des formes d'actions que vous préconisez ?
- "Non, bien évidemment."
On a un peu eu le sentiment que les syndicats ont été débordés par leur base ?
- "Non, les salariés de Moulinex sont bien syndiqués, dans différentes organisations syndicales. Ils ont des représentants syndicaux tout à fait habilités à parler en leur nom. Avec eux, nous avons essayé de nous faire entendre en frappant à toutes les portes. Le fait est que nous n'avons pas été entendus. Nous ne l'avons pas été encore aujourd'hui sur l'ensemble des questions que nous avons posées. Il y a bien évidemment le sort fait aux salariés, mais ce qui est en question désormais, c'est l'avenir de cette filière industrielle-là, c'est la survie de l'électroménager en France. Je ne crois pas que le plan de reprise par Seb élude la question de la filière de l'électroménager. Je m'attends à ce qu'il y ait de nouveaux plans de restructuration d'ici quelques mois, de nouveau chez Seb, voire chez Brandt."
Restons un instant sur Moulinex. A Alençon, c'est la CFDT qui est majoritaire et elle recommande de ne pas voter. On assiste à une véritable surenchère syndicale ?
- "Je suis pour la démocratie en matière sociale et syndicale. Donc, que chaque organisation syndicale fasse part de son analyse, de ses propositions aux salariés, qu'ils soient consultés, qu'ils donnent leur point de vue. C'est ce qui a été fait à Cormelles, sous l'impulsion du syndicat CGT. Si d'autres ont d'autres opinions, qu'ils les livrent au débat. Ce qui est souhaitable, je pense, dans ces circonstances, c'est que les salariés de Moulinex soient très unis dans tout ce qu'ils pourront décider pour les prochains jours."
C'est un voeu pieux ?
- "Non, ce n'est pas un voeu pieux. [Au regard de, ndlr] l'ensemble des mouvements, très souvent - je pense aux Mark Spencer, je pense à d'autres endroits -, l'efficacité de l'intervention syndicale auprès des pouvoirs publics et auprès du patronat repose aussi sur une unité des personnels, dans certains cas, ce qui n'est pas incompatible avec différents points de vue syndicaux qui peuvent s'exprimer."
A Doha, les négociateurs sont arrivés à un accord. Vous avez regretté que le social soit le parent pauvre. En fait, vous dites que l'avancée sur les médicaments ne peut à elle seule compenser les risques que font peser les futures discussions ? S'il fallait choisir, il fallait quand même donner un signal après le 11 septembre, puisque c'est toujours ce fameux 11 septembre qu'on met en avant ?
- "Oui, mais je pense que les négociateurs qui représentaient plus de 140 pays, réunis à Doha pour réfléchir aux contours de la mondialisation économique après les événements du 11 septembre, n'ont pas pris conscience, de mon point de vue, qu'il fallait notamment que le commerce, demain, intègre davantage les normes sociales. Qu'a-t-on décidé ? D'ouvrir des négociations qui vont continuer de faire l'impasse sur le respect des droits sociaux fondamentaux des salariés à travers le monde, pour développer le commerce de demain."
Vous savez que les pays du sud ne voulaient pas vraiment de ces normes ?
- "Oui, je pense aussi que certains régimes dits "des pays du sud" ont tout avantage à conserver un commerce de plus en plus libéralisé, qui s'affranchit des règles des plus fondamentales qui sont la référence pourtant de l'Organisation des Nations Unies depuis sa création : pas de travail sous forme d'esclavage ou de travail des enfants, pas de commerce sans respect des libertés syndicales. Voilà les demandes syndicales qui ont été faites à Doha. Ce qui a été décidé, c'est de continuer comme avant, de ne pas prendre conscience que les inégalités à travers le monde, qui sont patentes, qui sont criantes - tous les rapports le démontrent - peuvent être la source d'exploitation politique, y compris par des organisations les plus fanatiques, et provoquer des tensions, par ailleurs, qui déclenchent une certaine prise de conscience, voire le développement des forces armées. Il nous semble, en tant qu'organisation syndicale, que nos demandes de faire en sorte que les normales de l'Organisation internationale du travail soient des contraintes dans les règles commerciales, participeraient à avoir une mondialisation beaucoup plus partagée qu'elle ne l'est aujourd'hui. Donc, nous aurons d'autres rendez-vous syndicaux unitaires, notamment à l'échelle européenne, au mois de décembre."
La manifestation du 13 décembre, qu'est-ce que c'est ?
- "La manifestation du 13 décembre est dans la droite ligne de celles qui ont déjà été organisées. La dernière et la plus importante a eu lieu à Nice, sous la présidence française de l'Union européenne, pour dire, là aussi, que la construction européenne ne peut pas être uniquement une construction institutionnelle politique - c'est important, il doit y avoir un débat, de ce point de vue-là, sur la manière dont l'Europe doit politiquement se construire : un espace économique, un espace financier, sans avoir, là aussi de normes sociales applicables, une référence sociale dans la construction européenne. Or, nous avons une charte des droits sociaux mais qui, pour l'instant, est un énoncé de voeux pieux qui ne s'imposent pas aux Etats et aux entreprises européennes. Si nous ne parvenons pas à convaincre les gouvernements, par une mobilisation syndicale, il y a un risque que l'élargissement de l'Union européenne se fasse sur la base d'un certain dumping social, ce que nous redoutons bien évidemment."
C'est ce qui risque d'arriver ?
- "Puisque chacun a conscience que c'est ce qui risque d'arriver, autant intervenir avant que cela ne soit irréversible, en demandant aux chefs d'Etat qui vont de nouveau être réunis au niveau de l'Union européenne d'intégrer, là aussi, les droits sociaux dans les conventions et dans les traités européens."
On va passer à l'euro le 1er janvier prochain. Il y a un débat actuellement sur l'ouverture des banques le 1er janvier, puisque dans certains pays européens, les banques vont être ouvertes. Cela devrait être le cas en France ?
- "Je ne pense pas que les problèmes liés au transfert à l'euro puissent être résolus par un jour de travail supplémentaires pour les salariés concernés - en particulier un jour férié. Il y a des besoins de formation, d'information. Je pense que dans un certain nombre de secteurs, on n'a pas encore tout fait, malgré des interpellations d'organisations syndicales, pour que le transfert à l'euro se passe dans les meilleures conditions. Il y a aussi une phase de déstabilisation du consommateur qui peut être un peu préjudiciable."
Quand vous parlez de transfert à l'euro, vous parlez aussi du transfert des euros ?
- "Oui, le transfert des euros. Il y a tout un tas d'opérations très importantes et très délicates à effectuer dans une courte durée, et pour lesquelles toutes les conditions matérielles ne sont pas forcément bien réunies au stade actuel."
Etes-vous solidaire des policiers qui manifestent ?
- "Les policiers, comme d'autres fonctionnaires, sont en train de dire publiquement combien, sur un certain nombre de missions, ils manquent de moyens - de moyens humains, de moyens financiers. C'est le cas pour les personnels de l'hôpital, c'est le cas à l'école, c'est le cas pour d'autres missions publiques. Ce qui me fait dire qu'il y a besoin de réviser un certain nombre de choix politiques, de choix budgétaires. On ne peut à la fois défendre le principe d'une baisse des ressources pour l'Etat et prétendre à ce que l'Etat assume l'ensemble de ses missions publiques pour demain. J'espère que ces questions seront au coeur du débat politique dans les semaines à venir."
(Source http://Sig.premier-ministre.gouv.fr, le 23 novembre 2001)