Interview de M. Jean-Pierre Chevènement, candidat du Mouvement des citoyens à l'élection présidentielle 2002, dans "Le Figaro" le 19 janvier 2002, sur le début de sa campagne électorale, sur les sondages et les intentions de vote à son égard et sur ses propositions de réformes, institutionnelle, juridique, économique et sociale de la France.

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LE FIGARO.
- Les socialistes ont bien accueilli que vous vous présentiez, lors de vos voeux à la nation, comme "le meilleur candidat anti-Chirac". Est-ce un repositionnement?
Jean-Pierre CHEVÈNEMENT - Je suis la seule alternative véritable au système du pareil au même. Il va de soi que, pour battre Chirac, je dois battre aussi Jospin. C'est ce que je veux faire comprendre aux socialistes.
Votre objectif est donc de dépasser Lionel Jospin dès le premier tour.
En effet. Mais je prendrai les deux candidats sortants dans l'ordre qui résultera de la dynamique de la campagne. Je considère que je suis beaucoup mieux placé que Lionel Jospin pour battre Jacques Chirac au second tour, comme le montre d'ailleurs un sondage peu commenté paru dans Impact médecin: 40% pour Chirac, 60 % pour Chevènement.
Votre offensive "anti-Chirac" n'a-t-elle rien à voir avec l'affluence, stigmatisée par la gauche, de soutiens issus de la droite à votre candidature?
Le PS mène une campagne sournoise pour essayer de me déstabiliser. Cela n'ébranle que les esprits faibles. Ce qui réunit le pôle républicain, c'est l'exigence républicaine et la volonté que la France ne disparaisse pas dans l'océan d'une mondialisation sans âme. Les personnalités qui me soutiennent ont toutes fait un parcours et un choix courageux dont je suis fier: c'est aussi vrai pour Jean Charbonnel que pour Anicet Le Pors, pour les députés du parti radical de gauche que pour les parlementaires du PS ou du RPF.
Philippe de Villiers n'a pas fait connaître ses intentions. Accepteriez-vous son ralliement?
Ma position est claire. J'ai énoncé le 9 septembre à Vincennes dix orientations fondamentales pour relever la République. Je ne demande à personne d'où il vient; l'essentiel est que nous sachions où nous voulons aller ensemble.
Le "pôle républicain" présentera-t-il des candidats aux législatives de juin?
Pour le moment, notre horizon c'est le 5 mai (le second tour de la présidentielle, ndlr). Naturellement le pôle républicain ira plus loin. Mais à chaque jour suffit sa peine. La profonde recomposition de notre vie politique et le renouvellement en profondeur qu'elle suppose passe par la victoire de ma candidature. J'ai une certaine expérience gouvernementale et je connais en général bien mes dossiers. A chaque fois, j'ai été capable de rassembler: pour relancer la recherche française en 1982, pour mettre fin à la guerre scolaire en 1984, pour asseoir la décentralisation sur des bases pertinentes avec la loi intercommunalité en 1999, pour sortir le thème de l'immigration du débat pourri où il était enlisé depuis quinze ans en 1997... Et je serai capable de rassembler pour refonder nos relations sociales et remettre la France sur orbite.
L'entrée tardive en campagne de Jacques Chirac et Lionel Jospin vous gêne-t-elle?
Oui. Les deux sortants utilisent leur position institutionnelle pour faire une campagne qui ne dit pas son nom. Ils volent le débat aux Français. Ils verrouillent. Ils veulent une campagne courte, à l'esbroufe, pour perpétuer "le système du pareil au même".
Selon les sondages, Jean-Marie Le Pen vous dispute la place de troisième homme.
La presse bien-pensante et d'ordinaire tellement "vigilante" face à l'extrême droite fait croire que Jean-Marie Le Pen pourrait me disputer cette position. Or non seulement il arrive régulièrement derrière moi, bien que bénéficiant d'un relèvement systématique de ses "résultats bruts". Mais surtout, il n'a, contrairement à moi, aucune capacité de rassemblement: c'est une trappe à voix. Ceux qui voteront pour lui stériliseront leur vote, tout comme les électeurs d'Arlette Laguiller.
Le Conseil constitutionnel vient d'annuler le pouvoir d'adapter les lois dévolu à l'Assemblée de Corse par le projet de loi gouvernemental. Vous estimez-vous conforté?
Le Conseil constitutionnel vient de valider la position que j'ai toujours défendue: la loi doit rester la même pour tous et ne peut être déléguée. C'est de propos délibéré que le premier ministre a pris le risque de l'inconstitutionnalité pour complaire aux indépendantistes corses et se rendre à leurs conditions. Cela jette une lumière crue sur une manière de gouverner qui, pour des considérations politiciennes, fait fi de nos textes fondamentaux. Le candidat Jospin n'a pas, à ma connaissance, renoncé à sa proposition de réviser la Constitution à l'horizon 2004 pour accorder à la Corse le pouvoir de faire la loi. Il doit annoncer la couleur. Quant à Jacques Chirac, la décision du Conseil constitutionnel met en lumière l'attitude peu reluisante qui a été la sienne. Il a oublié qu'il était le garant des institutions. Il a manqué aux devoirs de sa charge. Il s'est mis aux abonnés absents le 14 juillet 2000 quand il pouvait réagir, et n'a livré qu'un simulacre de combat en retardant de huit jours l'examen du projet de loi par le Conseil des ministres. Il a choisi de s'abriter en définitive derrière le Conseil constitutionnel. J'attends maintenant qu'il se positionne sur le projet de réforme constitutionnelle annoncé par Lionel Jospin en 2004.
Que proposerez-vous aux Corses si vous êtes élu?
Comme je l'ai indiqué dans ma lettre du 8 juin 2000 à Lionel Jospin, je suis prêt à aller vers une large décentralisation dès lors qu'elle responsabiliserait les élus. L'Assemblée de Corse ne doit plus être élue au scrutin proportionnel, ce qui la met à la merci des indépendantistes. Un mode de scrutin au moins partiellement majoritaire est nécessaire.
Faut-il modifier le mode de désignation des membres du Conseil constitutionnel?
Il serait sans doute préférable que les membres du Conseil constitutionnel, sous réserve d'une qualification juridique dûment vérifiée, soient désignés par le Parlement.
Olivier Schrameck rappelle dans son livre qu'en 1974, vous écriviez: "L'Etat-nation en France s'est constitué au fil des siècles par une suite de génocides culturels". Par ailleurs, vous avez signé en 1980 une proposition de loi du groupe PS mentionnant le "peuple corse" et lui reconnaissant "le droit de gérer (lui-même) les affaires qui le concernent". Que vous inspire ce type de rappel?
Le directeur du cabinet du premier ministre devrait occuper son temps à autre chose que fouiller les corbeilles. Le procédé est pitoyable. Soyons sérieux, je n'ai jamais eu de position publique sur la Corse avant l'arrivée de la gauche au pouvoir. Mon nom a figuré en petits caractères sur une proposition de loi rédigée par Louis Le Pensec. L'usage était de faire figurer sur toutes les propositions de loi l'ensemble des membres du groupe socialiste. Ce n'est qu'après 1981 que j'ai pris la mesure de ce qu'était véritablement le soi-disant "nationalisme corse". En 1990, je me suis élevé en conseil des ministres contre la notion de "peuple corse"; les députés de ma sensibilité ont mené le combat à l'Assemblée nationale; et ma première déclaration quand je suis allé en Corse a été de dire: "Je ne connais pas le peuple corse, je ne connais que le peuple français."
Que vous inspire la mise en disponibilité du juge Eric Halphen?
Le juge Halphen a fait l'objet de manoeuvres politiciennes absolument inacceptables. Il a mis le doigt sur une gigantesque affaire de prévarication. D'autres juges instruisent l'affaire des marchés d'Ile-de-France qui compromet également le RPR et le PS. Le travail des juges est difficile. Or, si je ne suis pas pour l'indépendance des parquets que Jacques Chirac a proposée et que Lionel Jospin a mise en uvre, je suis farouchement attaché à l'indépendance des juges du siège. Il est quand même piquant de voir dans un sondage que 40 % des Français font confiance à Jacques Chirac pour remettre de l'ordre dans la justice! Il est temps de revenir aux sains principes: la justice doit faire son travail. Quant au procureur il est l'avocat de l'intérêt public et le garde des Sceaux doit donner des instructions publiques pour faire appliquer partout la même politique pénale. Halte à la défausse!
Que pensez-vous des "ajustements" décidés par le gouvernement à la loi de présomption d'innocence?
J'ai été le seul à faire publiquement des réserves sur l'excès de charges procédurales pesant sur les gardes à vue. La droite et la gauche ont voté ensemble ce texte sans prendre garde qu'il était totalement contradictoire avec le souci exprimé de renforcer la sécurité des Français. Donc le nombre des gardes à vue a baissé et cela au moment où on généralisait la police de proximité. Il n'y a pas de meilleur moyen de détruire une politique mise en uvre que de promouvoir dans le même temps des mesures qui lui sont contraires. A l'époque, Lionel Jospin ne m'avait pas écouté. Mais la réalité est plus forte que tout. Et il a dû céder sous la pression.
Un des rares leviers qu'a la France, pour faire des économies et réduire le budget de l'Etat, serait de ne pas renouveler intégralement le nombre de fonctionnaires - on parle de 600.000 à 800.000 postes dans la décennie. Quel est votre point de vue?
La réforme de l'Etat est une nécessité. Il faut recentrer l'Etat sur ses missions essentielles qui sont la préparation du long terme (ainsi l'aménagement du territoire ou la modernisation de la filière électro-nucléaire) et ses tâches régaliennes. C'est tout le système des lois devenues trop bavardes qu'il faut simplifier en remettant de l'ordre dans les usines à gaz qui ont proliféré dans tous les domaines (fiscalité, urbanisme, emploi, sécurité sociale, etc.). A partir du moment où le plan sera tracé, on pourra en effet bénéficier de deux opportunités: l'une représentée par le renouvellement des effectifs de la fonction publique, l'autre par l'irruption des nouvelles technologies que j'ai fait pénétrer notamment dans les préfectures. Mais pour mener à bien cette grande réforme je ne fais confiance à aucun des deux sortants: on les a vus à l'oeuvre.
Les sondages vous placent, depuis quatre mois, autour de 10 % d'intentions de vote. Comment expliquez-vous que vous ne progressiez pas?
Durant un mois - depuis mon départ pour la Réunion le 16 décembre jusqu'au 10 janvier - j'ai été absent de l'espace médiatique mais je reste indiscutablement le troisième dans les sondages qui minorent systématiquement mon score, comme le directeur de la Sofres l'a reconnu dans Le Nouvel Observateur. Surtout, je suis le seul à avoir une large capacité de rassemblement. Il faut que d'ici mars j'atteigne 15 % (score que j'atteins déjà dans certains "bruts") et que l'un des deux sortants descende en-dessous de la barre des 20 %. Alors le système va "turbuler".
D'après les sondages, vous enregistrez un déficit dans les classes populaires.
J'ai très peu accès aux médias de masse, contrairement aux deux sortants. Or près de la moitié de la population n'a, pour seule source d'information, que le journal télévisé, où je ne suis passé que 45 secondes par mois dans le dernier trimestre de 2001. Cependant, d'après les résultats qu'on me fournit, mon audience va sans cesse croissant chez les employés et les ouvriers. Par ailleurs, des enquêtes montrent qu'il n'y a pas d'appétence particulière pour Jacques Chirac et Lionel Jospin. Aucun ne porte une vision pour l'avenir. Lionel Jospin a bénéficié du retournement de la politique monétaire américaine au printemps 1997. Il s'est approprié la croissance revenue en 1998 comme le coq Chanteclerc le lever du soleil. Cette illusion n'a évidemment pas résisté au retournement de la conjoncture. Quant à Jacques Chirac, il a abaissé la fonction présidentielle comme jamais. Son bilan est nul. L'abandon du service national a correspondu à un amaigrissement de moitié de l'effectif de l'armée de terre et quand je compare ce qu'était le budget de la Défense en 1991, dernier budget que j'ai préparé, 3,7 % du PIB, avec ce qu'il est aujourd'hui, 1,96 % du PIB, je dis bravo le chef des armées! Il a réintégré l'Otan, pour même pas un plat de lentilles. Sa parole est dévaluée, personne ne cite jamais le président Chirac. A l'exception d'Alain Juppé: c'est le seul.
ENCADRE ECO
N'êtes-vous pas l'un des déçus de la réussite de l'euro?
Une réussite technique ne valide pas un projet au fond. Le pont de la rivière Kwaï était une superbe réussite technique. Attendons que les Français aient trouvé leurs repères. Le vrai banc d'essai de l'euro sera la capacité de l'Union européenne à endiguer la récession économique. De ce point de vue je ne suis pas rassuré. La monnaie européenne est gérée par un aréopage de banquiers centraux, coupés du suffrage universel, qui maintiennent une politique d'argent cher, de 1,5% supérieur au taux fixé par le Federal Reserve Board américain. Il faut donc modifier les statuts de la Banque centrale européenne pour qu'elle se voie assigner comme tâche de lutter pour la croissance et pour l'emploi, autant que contre l'inflation (un souci des années 70). Les statuts de la BCE reflètent aujourd'hui un état dépassé de la pensée économique.
Vous voulez à la fois baisser les charges des entreprises, diminuer la TVA sur la restauration, porter le budget de la recherche à 30% du PIB, faire voter des lois de programmations budgétaires pour la police et la justice... Comment financez-vous tout cela?
Il n'y a de réponse que dans une croissance plus forte. Si Lionel Jospin a pu réduire le déficit budgétaire pendant quatre ans, c'est que la croissance était revenue. Si Jacques Chirac a laissé derrière lui en 1997 une fracture sociale encore plus profonde, c'est qu'il a asphyxié la croissance avec le plan Juppé. Aujourd'hui, il y a devant Lionel Jospin une facture sociale qui s'accroît tous les jours. Son bilan devient plus mauvais au fur et à mesure que le temps passe.
Comment la croissance peut-elle revenir?
Outre la réorientation de la politique monétaire européenne, et une relance par l'investissement, il convient de relever le salaire direct. L'essentiel est dans la confiance: il faut mettre en oeuvre une nouvelle alliance entre un Etat réformé, un monde du travail conscientisé et intéressé au développement et enfin des entreprises "citoyennes" c'est-à-dire se souvenant qu'elles font partie de la "maison France". Si je suis élu, un nouveau climat, favorable à un dialogue social de fond, s'instaurera. Or la croissance en France a toujours dépendu d'accords profonds comme ce fut le cas durant les trente glorieuses.
Quelle est votre position sur la privatisation de la SNCF et d'EDF?
Privatiser la SNCF serait une grave erreur: l'exemple britannique le prouve. Je voudrais éviter à la France quelques déraillements de chemin de fer inutiles. S'agissant d'EDF, je suis contre la privatisation car nous devons assurer l'avenir à long terme de notre approvisionnement énergétique, en particulier dans le domaine nucléaire: EDF est pour cela absolument indispensable. Je ne veux pas mettre EDF à la merci des fonds de pension américains.
Que pensez-vous des interventions du Medef dans la campagne présidentielle?
Tous les partenaires sociaux ont le droit de faire leurs propositions. S'agissant du Medef, je ne suis pas partisan de la privatisation de la Sécurité sociale ni pour la remise en cause du régime de la répartition en matière de retraites. Mais je suis pour l'assouplissement du régime d'heures supplémentaires.
C'est une innovation. Lors du débat sur les 35 heures à l'Assemblée, le MDC était pour un encadrement strict des heures supplémentaires.
Je n'ai jamais été un religionnaire des 35 heures. L'idée de partager le travail repose sur une erreur de conception: il faut au contraire développer l'activité. Aujourd'hui, les 35 heures sont un acquis mais on peut y apporter de la souplesse au niveau des heures supplémentaires: je propose un moratoire et une concertation plus approfondie pour les PME. Il faut, plus généralement, remettre le travail à l'honneur, revaloriser le smic, apprendre à considérer à nouveau ceux qui travaillent et qui créent.
Vous voulez créer une TVA sociale. De quoi s'agit-il?
Une telle taxe permettrait aux employeurs d'accorder à ceux qui travaillent une juste rémunération sans avoir à acquitter simultanément des charges sociales exorbitantes. Tout commande de faire glisser l'assiette des cotisations sociales des salaires à une base plus large: la production ou les revenus.
Une telle TVA augmenterait les prix.
Cela ne pénaliserait pas l'exportation qui représente un montant important du chiffre d'affaires des entreprises. Un relèvement de la CSG peut aussi financer les allégements des charges. Et le relèvement des salaires soutiendrait la consommation qui est aujourd'hui le seul moteur de la croissance.
Propos recueillis par Elsa Freyssenet et Jean de Belot.
(Source http://wwwchevenement2002.net, le 28 janvier 2002)