Texte intégral
Q - Je me rappelle vous avoir entendu dire, en 1991, quand vous étiez Porte-parole puis Secrétaire général de l'Elysée, que les torts, en Yougoslavie, étaient largement partagés. Que les guerres civiles qui déchiraient ce pays avaient été allumées par des imprudences dans la façon dont les anciennes Républiques avaient été libérées. Et que Slobodan Milosevic, à la capacité de nuisance grandissante, n'était pas pour autant un criminel de guerre. Qu'est-ce qui vous a fait changer d'avis ?
R - En 1991 et 1992, je réagissais au franco-centrisme des critiques et à l'extrême injustice des attaqués portées contre François Mitterrand. En effet, alors que les Allemands poussaient, pour des raisons de politique intérieure, à une reconnaissance rapide de l'indépendance de la Croatie, ce qui entraînerait mécaniquement celle de la Bosnie, les autres dirigeants, François Mitterrand, mais aussi George Bush, John Major, Felipe Gonzalez, sans parler de Gorbatchev, considéraient que ces reconnaissances, prématurées et mal préparées, n'arrêteraient pas le conflit mais le feraient flamber. Ce qui s'est produit.
On pouvait en discuter. Mais certains en profitèrent pour faire à François Mitterrand, et à lui seul, un procès en sorcellerie, comme si le fait de vouloir canaliser cette désintégration pour mieux la maîtriser ne pouvait s'expliquer que par de mauvaises raisons : sa position s'expliquait par son âge, par une serbophilie remontant à 1940, voire à 1914, par la complaisance envers les communistes à cause de l'Union de la Gauche, etc. Que n'a-t-on entendu ! Et François Mitterrand ne fit guère d'efforts pour enrayer cette mauvaise polémique, lourde d'autres arrière-pensées. La vérité, c'est que l'analyse de François Mitterrand était à l'époque l'analyse dominante, qui a d'ailleurs évolué.
Je continue d'ailleurs à penser qu'en 1991, si les responsabilités premières et principales ont été serbes, d'autres dirigeants des autres communautés de l'ex-Yougoslavie ont eu eux aussi, dans cette foire d'empoigne, leur politique du pire. Un livre récent d'un auteur d'origine croate sur " les Seigneurs de la guerre ", Predrag Matvejevic, vient à l'appui de cette thèse. On peut toujours regretter que la "communauté internationale" ne se soit pas saisie du problème yougoslave dès la mort de Tito, en 1980, et n'ait pas réglé de façon préventive les problèmes de frontières et de minorités, mais nous ne vivons pas dans un monde idéal. Durant les années 80, les grands pays n'avaient cessé d'affronter de grandes crises - des euromissiles à la guerre des étoiles - et de grands changements - Gorbatchev, la relance européenne. C'est à chaud, en 1991, qu'ils ont été contraints de se saisir de la question yougoslave, en pleine négociation de Maastricht, pour les Européens.
Q - Avez-vous pensé alors à une intervention militaire possible ?
R - Je me souviens qu'en 1991 aucun dirigeant n'envisageait même une telle possibilité. Au nom de quoi ? Avec quels moyens militaires ? Pour imposer quelle solution ? Aucune de ces questions n'était alors tranchée, ni même posée. Déjà, rappelez-vous que la France et la Grande-Bretagne furent les seules à fournir des contingents significatifs pour le maintien de la paix ! Le tournant décisif eut lieu à mon sens en 1994, à l'initiative d'Alain Juppé et de Klaus Kinkel, quand les Etats-Unis, la Russie, la France, l'Allemagne, la Grande-Bretagne et l'Italie décidèrent de se coordonner au sein d'un "Groupe de contact" et d'exercer ensemble des pressions convergentes et simultanées sur tous les protagonistes, au service d'une solution politique qui avait enfin été définie en commun et qui deviendrait Dayton. A partir de là on savait ce que l'on exigeait si l'on employait la force, ce qui fut fait en 1994 puis surtout en 1995.
Frapper une armée qui envahit un pays voisin, comme dans le cas de l'Iraq, est un concept simple. L'imbroglio bosniaque n'avait aucun rapport avec cette situation ! Durant ces années 1991-1995, j'ai dénoncé les procès truqués contre François Mitterrand, mais je n'ai évidemment pas été satisfait - lui non plus d'ailleurs - de l'enchaînement des événements et de l'inefficience internationale en Bosnie. Je l'ai écrit sans chercher de boucs émissaires. Par la suite, quand je suis devenu ministre des Affaires étrangères, j'ai abordé d'emblée cette affaire du Kosovo avec la volonté de tirer les leçons de ces années.
Q - A quel moment change-t-on de regard sur Milosevic, considéré dans un premier temps soit comme un interlocuteur valable, soit comme un simple comparse du malheur yougoslave ?
R - Personne n'a jamais vu en Milosevic un comparse. Sa responsabilité est de bout en bout immense. Mais en 1995, quand il fallait imposer le moins mauvais règlement possible pour la Bosnie, personne n'a contesté que MM. Tudjman, Izetbegovic et Milosevic, les trois acteurs clés, viennent négocier à Dayton, dans l'Ohio, et conclure les accords qu'ils sont ensuite venus signer à Paris.
Q - Pourquoi n'a-t-on pas tenté, à Dayton, de poser le problème du Kosovo ?
R - Je n'avais pas de responsabilité à ce moment-là, mais je suppose que la question de la Bosnie, extrêmement complexe et dramatique, a dû mobiliser toutes les énergies. Ne faisons pas comme si c'était un fâcheux oubli qu'il aurait été facile de rattraper : on peut même penser que poser le problème du Kosovo aurait pu faire capoter Dayton. Et aurait-on pu, à l'époque, régler les multiples problèmes qui ne l'ont été qu'après, en 1997-1999, parfois douloureusement ?
Q - Quels problèmes essentiellement ?
R - Avant tout la question de l'intervention militaire dans un pays souverain. Confier une telle tâche d'intervention à l'OTAN posait à plusieurs pays un problème de principe.
Au début des années 90 et même encore en 1995, rien de tout cela n'était régi, les esprits n'étaient pas prêts. Alors qu'en 1997-1998, s'agissant du Kosovo, la question était tout autre et plus simple. Les autres ministres des Affaires étrangères et moi-même sommes tombés d'accord facilement dès mars 1998 pour réactiver sur le Kosovo le Groupe de contact, pour manier le bâton comme la carotte, pour menacer bientôt de l'emploi de la force. Aucun dirigeant ne peut tolérer que des peuples revivent le calvaire de 1991-1995. Les chefs d'Etat et de gouvernement auront une claire conscience des erreurs à ne pas répéter, donc de ce qu'ils veulent.
Q - Qu'appelez-vous erreurs ?
R - Perdre du temps, ne pas rechercher tout de suite la convergence Europe-Etats-Unis Russie, "jouer perso", croire à des promesses non vérifiables, se buter contre le recours à l'OTAN alors que c'est encore la seule force militaire d'envergure disponible, et qu'on le sait même si cela heurte notre ambition européenne, ne pas aller jusqu'au bout. Bref, 1991-1995 s'explique mais ne se justifierait pas une deuxième fois.
Q - Est-ce à partir de ce moment que les Occidentaux changent de regard sur Milosevic et décident de recourir a la force ?
R - Dès les premières réunions du Groupe de contact, au printemps 1998, nous avions espéré réussir sans recours à la force mais estimé que la menace de ce recours était malheureusement indispensable. Les chefs d'Etats et de gouvernements alliés ont arbitré à plusieurs reprises dans ce sens en 1998-1999.
Q - Qu'a fait Milosevic qu'il n'ait pas déjà fait ailleurs et auparavant ?
R - Ce qu'il a fait ? II a recommencé. Et cela seul était insupportable. L'effet cumulatif a joue à plein, effet à la fois des années Bosnie, mais aussi de tout ce qui s'est aggravé au Kosovo depuis la suppression de l'autonomie en 1989. Les Serbes ont des intérêts légitimes au Kosovo, comme d'ailleurs ils en avaient en Croatie et en Bosnie ? Certes. Mais ces méthodes ? Non. Nous n'en voulons plus en Europe.
Q - Dans les réunions de 1998, Russes et Américains s'opposent sur quels points ?
R - A part la volonté d'imposer ensemble une solution acceptable, personne au départ n'est tout à fait sur les mêmes positions. Sur les sanctions, sur le fait de savoir si l'UCK est un mouvement de libération ou un mouvement terroriste, sur l'indépendance ou l'autonomie du Kosovo comme sur la nature de la force, il y a eu des débats, parfois vifs, entre nous. Les Russes ont contesté nombre de points. Mais in fine nous avons toujours trouvé un accord sur une ligne et les Russes ne se sont pas retirés, sauf pendant les frappes. Cela a été possible parce que aucun d'entre nous n'acceptait les pratiques de M. Milosevic et que sur ce point notre détermination était commune.
Q - Nous sommes alors à quelle date ?
R - Avril-mai 1998. Entre juillet et octobre, la France est confrontée à un choix difficile, celui de savoir si nous acceptons de "crédibiliser" la menace de l'emploi de la force en prenant au sein de l'OTAN les décisions nécessaires, ou si nous considérons que seul le Conseil de sécurité peut le faire, exclusivement. Le président de la République et le Premier ministre trancheront en octobre : compte tenu de l'enjeu politique, éthique, historique, compte tenu du fait que le Conseil de sécurité, en raison de l'attitude des Russes et des Chinois, ne pouvait pas aller plus loin que les deux résolutions chapitre VII que nous avions déjà obtenues, la France voterait à l'OTAN les "ordres d'agir" tout en refusant que ce cas particulier fasse précédent en ce qui concerne le rôle de l'OTAN.
Q - Etait-il vraiment impossible pour la France de faire l'économie de cette guerre, qui a tout de même contraint à combattre des civils et qui a commencé par décupler le nombre des déportes kosovars, c'est-à-dire ceux-là même que nous voulions libérer ?
R - Pour économiser quoi ? Nos ambitions ? Nos principes ? Notre rôle ? Ne rien faire, finalement, parce que les autorités de Belgrade étaient capables du pire ? Quel curieux paradoxe... Rester en dehors - et donc seuls - de ce vaste mouvement était impensable et aurait eu pour nous les conséquences les plus néfastes.
Q - N'est-ce pas là un alibi ? Ou bien n'avons-nous entrepris cette guerre que parce que nous ne pouvons pas entraîner les autres, dans une neutralité sans doute moins risquée ?
R - Neutralité entre Belgrade et dix-neuf (dix-huit dans votre hypothèse) gouvernements démocratiques de l'Alliance ? Ni le président de la République ni le Premier ministre, engagés avec toute la force de leur conviction, ne l'ont envisagé un instant. Cela dit, nous aurions tous préféré, à commencer par le président Clinton, obtenir l'autonomie du Kosovo en novembre 1997, ou en 1998, ou en tout cas à Rambouillet. Quel gâchis du point de vue serbe ! En octobre 1998, quand Richard Holbrooke obtient, en notre nom, l'entrée au Kosovo d'une Mission de vérification de l'OSCE, il y a une accalmie et un espoir. Dus, j'en suis persuadé, à la menace de l'emploi de la force.
Q - Quand voit-on à nouveau l'exaspération monter et le bellicisme l'emporter ?
R - Bellicisme n'est pas le terme. La situation redevient vite explosive, mais à la fin de l'année il y a des provocations dans les deux sens, et l'armée et les milices serbes continuent leurs exactions. Nous savons qu'il faut résoudre durablement le problème. Nous pensons tous que l'indépendance du Kosovo entraînerait un mouvement vers la Grande Albanie qui déstabiliserait encore cette région qui n'a que trop souffert. La solution est dans une vraie autonomie, ce que j'appelle l'"autonomie substantielle". Mais à Belgrade les négociateurs se heurteront à un mur, à un refus brutal, entêté, absurde, voire insultant lorsque Milosevic compare les éventuelles forces internationales de maintien de la paix aux armées nazies en 1942. Tout le monde est exaspéré, y compris les Russes, qui n'ont en réalité aucune indulgence pour ce régime et qui, en cette affaire, défendent beaucoup plus leur statut, leur place et leur rôle international que le régime de Belgrade.
Pour sortir de cette impasse tragique, nous lançons depuis le Quai d'Orsay l'idée d'un "forcing diplomatique" : que l'on enjoigne aux Serbes et aux Kosovars de venir dans un lieu déterminé, qu'on les enferme, avec les négociateurs, que l'on fixe une date-butoir en espérant que la menace militaire et notre détermination finiront par débloquer la situation. Sur ce, le 15 janvier, a lieu le massacre de Raçak, qui accélère tout. Le Groupe de contact, réuni à Londres le 29 janvier, convoque la conférence de Rambouillet, qui continuera avenue Kléber, à Paris. La veille, à Londres aussi, Jacques Chirac et Tony Blair annoncent qu'en cas d'accord ils enverront des troupes au sol.
On connaît la suite : les Kosovars refusent l'accord, puis le signent in extremis. Les Serbes, qui avaient d'abord accepté le volet politique, reviennent sur ce qu'ils ont signé et refusent tout en bloc. Robin Cook et moi, comme coprésidents, ne pouvons alors que constater l'échec des négociations. Nous sommes obligés de recourir aux moyens militaires. Les dix-neuf gouvernements de l'Alliance le déplorent, mais le constatent. II n'y a plus d'autre choix.
Q - Est-ce vraiment le bon choix ? L'exaspération, compréhensible des Occidentaux semble alors faire perdre de vue le but de la guerre, qui était d'arrêter les déportations de populations par une action militaire, les bombardements, qui ne fera en fait qu'à accélérer les déportations.
R - Le but était de donner un coup d'arrêt à la politique de Belgrade au Kosovo, et il était impossible d'empêcher qu'il y ait des réactions violentes, mais nous ne pouvions prévoir lesquelles. Les aurions-nous connues que cela n'aurait pas été une raison pour renoncer in extremis. Beaucoup de gouvernements occidentaux pensaient d'ailleurs que l'UCK, dont la force avait été surestimée, résisterait plus. Les expulsions massives, sous cette forme, des populations kosovares albanophones (et seulement celles-là, ce qui montre bien qu'elles n'étaient pas chassées par les bombes) ont surpris même les pays voisins.
Q - Le savoir aurait-il conduit les Occidentaux à choisir une autre stratégie ?
R - L'analyse des stratégies avait montré qu'il n'y en avait pas qui soit sans inconvénient. On voudrait toujours croire qu'il y avait une "autre stratégie". Anticiper l'exode et préparer l'accueil des populations aurait été un signal encore plus choquant : allez-y ! Quant à une offensive terrestre, elle a été jugée plus compliquée, plus longue, plus coûteuse en hommes, plus problématique sur le plan militaire. Une opinion très majoritaire me semble avoir compris cela. En tout cas, elle a soutenu.
Q - A partir du début des frappes aériennes, la guerre, malgré tout, est conduite et dominée par les Américains.
R Les moyens étaient pour l'essentiel américains. On le savait à l'avance. Fallait-il pour cela renoncer ? La France a cependant été militairement efficace. Et les choix ont été collectifs, sur la stratégie aérienne comme sur l'autonomie du Kosovo. Dire que les Etats-Unis nous ont imposé une guerre, c'est faux et c'est fuir nos responsabilités. Ce qui est vrai, c'est que l'OTAN n'avait jamais fait la guerre, surtout ce type de guerre. D'où les tâtonnements successifs, en raison de la mobilité de l'armée yougoslave, du facteur météo. En raison aussi des précautions sur les dommages collatéraux qui pourraient frapper les civils, et que nous, Français, introduisons : sur toutes les cibles OTAN proprement dites, nous avons eu notre mot à dire - le président l'a confirmé - et cela aussi a ralenti les choses.
Q - Nous continuerons cet entretien la semaine prochaine pour parler de la suite, en particulier des négociations entre Occidentaux et Russes sur la composition et le rôle de la Kfor, qui semblent être restées en suspens, et pour aborder les questions d'avenir : comment faire fonctionner la paix au Kosovo ? Que sera la Yougoslavie demain ? Quel projet peut-on élaborer pour pacifier et réorganiser l'ensemble des Balkans ?./.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 18 juin 1999)
ENTRETIEN DU MINISTRE DES AFFAIRES ETRANGERES,
M. HUBERT VEDRINE, AVEC L'HEBDOMADAIRE
"LE NOUVEL OBSERVATEUR"
(Paris, 17 juin 1999)
Q - Je me rappelle vous avoir entendu dire, en 1991, quand vous étiez Porte-parole puis Secrétaire général de l'Elysée, que les torts, en Yougoslavie, étaient largement partagés. Que les guerres civiles qui déchiraient ce pays avaient été allumées par des imprudences dans la façon dont les anciennes Républiques avaient été libérées. Et que Slobodan Milosevic, à la capacité de nuisance grandissante, n'était pas pour autant un criminel de guerre. Qu'est-ce qui vous a fait changer d'avis ?
R - En 1991 et 1992, je réagissais au franco-centrisme des critiques et à l'extrême injustice des attaqués portées contre François Mitterrand. En effet, alors que les Allemands poussaient, pour des raisons de politique intérieure, à une reconnaissance rapide de l'indépendance de la Croatie, ce qui entraînerait mécaniquement celle de la Bosnie, les autres dirigeants, François Mitterrand, mais aussi George Bush, John Major, Felipe Gonzalez, sans parler de Gorbatchev, considéraient que ces reconnaissances, prématurées et mal préparées, n'arrêteraient pas le conflit mais le feraient flamber. Ce qui s'est produit.
On pouvait en discuter. Mais certains en profitèrent pour faire à François Mitterrand, et à lui seul, un procès en sorcellerie, comme si le fait de vouloir canaliser cette désintégration pour mieux la maîtriser ne pouvait s'expliquer que par de mauvaises raisons : sa position s'expliquait par son âge, par une serbophilie remontant à 1940, voire à 1914, par la complaisance envers les communistes à cause de l'Union de la Gauche, etc. Que n'a-t-on entendu ! Et François Mitterrand ne fit guère d'efforts pour enrayer cette mauvaise polémique, lourde d'autres arrière-pensées. La vérité, c'est que l'analyse de François Mitterrand était à l'époque l'analyse dominante, qui a d'ailleurs évolué.
Je continue d'ailleurs à penser qu'en 1991, si les responsabilités premières et principales ont été serbes, d'autres dirigeants des autres communautés de l'ex-Yougoslavie ont eu eux aussi, dans cette foire d'empoigne, leur politique du pire. Un livre récent d'un auteur d'origine croate sur " les Seigneurs de la guerre ", Predrag Matvejevic, vient à l'appui de cette thèse. On peut toujours regretter que la "communauté internationale" ne se soit pas saisie du problème yougoslave dès la mort de Tito, en 1980, et n'ait pas réglé de façon préventive les problèmes de frontières et de minorités, mais nous ne vivons pas dans un monde idéal. Durant les années 80, les grands pays n'avaient cessé d'affronter de grandes crises - des euromissiles à la guerre des étoiles - et de grands changements - Gorbatchev, la relance européenne. C'est à chaud, en 1991, qu'ils ont été contraints de se saisir de la question yougoslave, en pleine négociation de Maastricht, pour les Européens.
Q - Avez-vous pensé alors à une intervention militaire possible ?
R - Je me souviens qu'en 1991 aucun dirigeant n'envisageait même une telle possibilité. Au nom de quoi ? Avec quels moyens militaires ? Pour imposer quelle solution ? Aucune de ces questions n'était alors tranchée, ni même posée. Déjà, rappelez-vous que la France et la Grande-Bretagne furent les seules à fournir des contingents significatifs pour le maintien de la paix ! Le tournant décisif eut lieu à mon sens en 1994, à l'initiative d'Alain Juppé et de Klaus Kinkel, quand les Etats-Unis, la Russie, la France, l'Allemagne, la Grande-Bretagne et l'Italie décidèrent de se coordonner au sein d'un "Groupe de contact" et d'exercer ensemble des pressions convergentes et simultanées sur tous les protagonistes, au service d'une solution politique qui avait enfin été définie en commun et qui deviendrait Dayton. A partir de là on savait ce que l'on exigeait si l'on employait la force, ce qui fut fait en 1994 puis surtout en 1995.
Frapper une armée qui envahit un pays voisin, comme dans le cas de l'Iraq, est un concept simple. L'imbroglio bosniaque n'avait aucun rapport avec cette situation ! Durant ces années 1991-1995, j'ai dénoncé les procès truqués contre François Mitterrand, mais je n'ai évidemment pas été satisfait - lui non plus d'ailleurs - de l'enchaînement des événements et de l'inefficience internationale en Bosnie. Je l'ai écrit sans chercher de boucs émissaires. Par la suite, quand je suis devenu ministre des Affaires étrangères, j'ai abordé d'emblée cette affaire du Kosovo avec la volonté de tirer les leçons de ces années.
Q - A quel moment change-t-on de regard sur Milosevic, considéré dans un premier temps soit comme un interlocuteur valable, soit comme un simple comparse du malheur yougoslave ?
R - Personne n'a jamais vu en Milosevic un comparse. Sa responsabilité est de bout en bout immense. Mais en 1995, quand il fallait imposer le moins mauvais règlement possible pour la Bosnie, personne n'a contesté que MM. Tudjman, Izetbegovic et Milosevic, les trois acteurs clés, viennent négocier à Dayton, dans l'Ohio, et conclure les accords qu'ils sont ensuite venus signer à Paris.
Q - Pourquoi n'a-t-on pas tenté, à Dayton, de poser le problème du Kosovo ?
R - Je n'avais pas de responsabilité à ce moment-là, mais je suppose que la question de la Bosnie, extrêmement complexe et dramatique, a dû mobiliser toutes les énergies. Ne faisons pas comme si c'était un fâcheux oubli qu'il aurait été facile de rattraper : on peut même penser que poser le problème du Kosovo aurait pu faire capoter Dayton. Et aurait-on pu, à l'époque, régler les multiples problèmes qui ne l'ont été qu'après, en 1997-1999, parfois douloureusement ?
Q - Quels problèmes essentiellement ?
R - Avant tout la question de l'intervention militaire dans un pays souverain. Confier une telle tâche d'intervention à l'OTAN posait à plusieurs pays un problème de principe.
Au début des années 90 et même encore en 1995, rien de tout cela n'était régi, les esprits n'étaient pas prêts. Alors qu'en 1997-1998, s'agissant du Kosovo, la question était tout autre et plus simple. Les autres ministres des Affaires étrangères et moi-même sommes tombés d'accord facilement dès mars 1998 pour réactiver sur le Kosovo le Groupe de contact, pour manier le bâton comme la carotte, pour menacer bientôt de l'emploi de la force. Aucun dirigeant ne peut tolérer que des peuples revivent le calvaire de 1991-1995. Les chefs d'Etat et de gouvernement auront une claire conscience des erreurs à ne pas répéter, donc de ce qu'ils veulent.
Q - Qu'appelez-vous erreurs ?
R - Perdre du temps, ne pas rechercher tout de suite la convergence Europe-Etats-Unis Russie, "jouer perso", croire à des promesses non vérifiables, se buter contre le recours à l'OTAN alors que c'est encore la seule force militaire d'envergure disponible, et qu'on le sait même si cela heurte notre ambition européenne, ne pas aller jusqu'au bout. Bref, 1991-1995 s'explique mais ne se justifierait pas une deuxième fois.
Q - Est-ce à partir de ce moment que les Occidentaux changent de regard sur Milosevic et décident de recourir a la force ?
R - Dès les premières réunions du Groupe de contact, au printemps 1998, nous avions espéré réussir sans recours à la force mais estimé que la menace de ce recours était malheureusement indispensable. Les chefs d'Etats et de gouvernements alliés ont arbitré à plusieurs reprises dans ce sens en 1998-1999.
Q - Qu'a fait Milosevic qu'il n'ait pas déjà fait ailleurs et auparavant ?
R - Ce qu'il a fait ? II a recommencé. Et cela seul était insupportable. L'effet cumulatif a joue à plein, effet à la fois des années Bosnie, mais aussi de tout ce qui s'est aggravé au Kosovo depuis la suppression de l'autonomie en 1989. Les Serbes ont des intérêts légitimes au Kosovo, comme d'ailleurs ils en avaient en Croatie et en Bosnie ? Certes. Mais ces méthodes ? Non. Nous n'en voulons plus en Europe.
Q - Dans les réunions de 1998, Russes et Américains s'opposent sur quels points ?
R - A part la volonté d'imposer ensemble une solution acceptable, personne au départ n'est tout à fait sur les mêmes positions. Sur les sanctions, sur le fait de savoir si l'UCK est un mouvement de libération ou un mouvement terroriste, sur l'indépendance ou l'autonomie du Kosovo comme sur la nature de la force, il y a eu des débats, parfois vifs, entre nous. Les Russes ont contesté nombre de points. Mais in fine nous avons toujours trouvé un accord sur une ligne et les Russes ne se sont pas retirés, sauf pendant les frappes. Cela a été possible parce que aucun d'entre nous n'acceptait les pratiques de M. Milosevic et que sur ce point notre détermination était commune.
Q - Nous sommes alors à quelle date ?
R - Avril-mai 1998. Entre juillet et octobre, la France est confrontée à un choix difficile, celui de savoir si nous acceptons de "crédibiliser" la menace de l'emploi de la force en prenant au sein de l'OTAN les décisions nécessaires, ou si nous considérons que seul le Conseil de sécurité peut le faire, exclusivement. Le président de la République et le Premier ministre trancheront en octobre : compte tenu de l'enjeu politique, éthique, historique, compte tenu du fait que le Conseil de sécurité, en raison de l'attitude des Russes et des Chinois, ne pouvait pas aller plus loin que les deux résolutions chapitre VII que nous avions déjà obtenues, la France voterait à l'OTAN les "ordres d'agir" tout en refusant que ce cas particulier fasse précédent en ce qui concerne le rôle de l'OTAN.
Q - Etait-il vraiment impossible pour la France de faire l'économie de cette guerre, qui a tout de même contraint à combattre des civils et qui a commencé par décupler le nombre des déportes kosovars, c'est-à-dire ceux-là même que nous voulions libérer ?
R - Pour économiser quoi ? Nos ambitions ? Nos principes ? Notre rôle ? Ne rien faire, finalement, parce que les autorités de Belgrade étaient capables du pire ? Quel curieux paradoxe... Rester en dehors - et donc seuls - de ce vaste mouvement était impensable et aurait eu pour nous les conséquences les plus néfastes.
Q - N'est-ce pas là un alibi ? Ou bien n'avons-nous entrepris cette guerre que parce que nous ne pouvons pas entraîner les autres, dans une neutralité sans doute moins risquée ?
R - Neutralité entre Belgrade et dix-neuf (dix-huit dans votre hypothèse) gouvernements démocratiques de l'Alliance ? Ni le président de la République ni le Premier ministre, engagés avec toute la force de leur conviction, ne l'ont envisagé un instant. Cela dit, nous aurions tous préféré, à commencer par le président Clinton, obtenir l'autonomie du Kosovo en novembre 1997, ou en 1998, ou en tout cas à Rambouillet. Quel gâchis du point de vue serbe ! En octobre 1998, quand Richard Holbrooke obtient, en notre nom, l'entrée au Kosovo d'une Mission de vérification de l'OSCE, il y a une accalmie et un espoir. Dus, j'en suis persuadé, à la menace de l'emploi de la force.
Q - Quand voit-on à nouveau l'exaspération monter et le bellicisme l'emporter ?
R - Bellicisme n'est pas le terme. La situation redevient vite explosive, mais à la fin de l'année il y a des provocations dans les deux sens, et l'armée et les milices serbes continuent leurs exactions. Nous savons qu'il faut résoudre durablement le problème. Nous pensons tous que l'indépendance du Kosovo entraînerait un mouvement vers la Grande Albanie qui déstabiliserait encore cette région qui n'a que trop souffert. La solution est dans une vraie autonomie, ce que j'appelle l'"autonomie substantielle". Mais à Belgrade les négociateurs se heurteront à un mur, à un refus brutal, entêté, absurde, voire insultant lorsque Milosevic compare les éventuelles forces internationales de maintien de la paix aux armées nazies en 1942. Tout le monde est exaspéré, y compris les Russes, qui n'ont en réalité aucune indulgence pour ce régime et qui, en cette affaire, défendent beaucoup plus leur statut, leur place et leur rôle international que le régime de Belgrade.
Pour sortir de cette impasse tragique, nous lançons depuis le Quai d'Orsay l'idée d'un "forcing diplomatique" : que l'on enjoigne aux Serbes et aux Kosovars de venir dans un lieu déterminé, qu'on les enferme, avec les négociateurs, que l'on fixe une date-butoir en espérant que la menace militaire et notre détermination finiront par débloquer la situation. Sur ce, le 15 janvier, a lieu le massacre de Raçak, qui accélère tout. Le Groupe de contact, réuni à Londres le 29 janvier, convoque la conférence de Rambouillet, qui continuera avenue Kléber, à Paris. La veille, à Londres aussi, Jacques Chirac et Tony Blair annoncent qu'en cas d'accord ils enverront des troupes au sol.
On connaît la suite : les Kosovars refusent l'accord, puis le signent in extremis. Les Serbes, qui avaient d'abord accepté le volet politique, reviennent sur ce qu'ils ont signé et refusent tout en bloc. Robin Cook et moi, comme coprésidents, ne pouvons alors que constater l'échec des négociations. Nous sommes obligés de recourir aux moyens militaires. Les dix-neuf gouvernements de l'Alliance le déplorent, mais le constatent. II n'y a plus d'autre choix.
Q - Est-ce vraiment le bon choix ? L'exaspération, compréhensible des Occidentaux semble alors faire perdre de vue le but de la guerre, qui était d'arrêter les déportations de populations par une action militaire, les bombardements, qui ne fera en fait qu'à accélérer les déportations.
R - Le but était de donner un coup d'arrêt à la politique de Belgrade au Kosovo, et il était impossible d'empêcher qu'il y ait des réactions violentes, mais nous ne pouvions prévoir lesquelles. Les aurions-nous connues que cela n'aurait pas été une raison pour renoncer in extremis. Beaucoup de gouvernements occidentaux pensaient d'ailleurs que l'UCK, dont la force avait été surestimée, résisterait plus. Les expulsions massives, sous cette forme, des populations kosovares albanophones (et seulement celles-là, ce qui montre bien qu'elles n'étaient pas chassées par les bombes) ont surpris même les pays voisins.
Q - Le savoir aurait-il conduit les Occidentaux à choisir une autre stratégie ?
R - L'analyse des stratégies avait montré qu'il n'y en avait pas qui soit sans inconvénient. On voudrait toujours croire qu'il y avait une "autre stratégie". Anticiper l'exode et préparer l'accueil des populations aurait été un signal encore plus choquant : allez-y ! Quant à une offensive terrestre, elle a été jugée plus compliquée, plus longue, plus coûteuse en hommes, plus problématique sur le plan militaire. Une opinion très majoritaire me semble avoir compris cela. En tout cas, elle a soutenu.
Q - A partir du début des frappes aériennes, la guerre, malgré tout, est conduite et dominée par les Américains.
R Les moyens étaient pour l'essentiel américains. On le savait à l'avance. Fallait-il pour cela renoncer ? La France a cependant été militairement efficace. Et les choix ont été collectifs, sur la stratégie aérienne comme sur l'autonomie du Kosovo. Dire que les Etats-Unis nous ont imposé une guerre, c'est faux et c'est fuir nos responsabilités. Ce qui est vrai, c'est que l'OTAN n'avait jamais fait la guerre, surtout ce type de guerre. D'où les tâtonnements successifs, en raison de la mobilité de l'armée yougoslave, du facteur météo. En raison aussi des précautions sur les dommages collatéraux qui pourraient frapper les civils, et que nous, Français, introduisons : sur toutes les cibles OTAN proprement dites, nous avons eu notre mot à dire - le président l'a confirmé - et cela aussi a ralenti les choses.
Q - Nous continuerons cet entretien la semaine prochaine pour parler de la suite, en particulier des négociations entre Occidentaux et Russes sur la composition et le rôle de la Kfor, qui semblent être restées en suspens, et pour aborder les questions d'avenir : comment faire fonctionner la paix au Kosovo ? Que sera la Yougoslavie demain ? Quel projet peut-on élaborer pour pacifier et réorganiser l'ensemble des Balkans ?./.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 18 juin 1999)
R - En 1991 et 1992, je réagissais au franco-centrisme des critiques et à l'extrême injustice des attaqués portées contre François Mitterrand. En effet, alors que les Allemands poussaient, pour des raisons de politique intérieure, à une reconnaissance rapide de l'indépendance de la Croatie, ce qui entraînerait mécaniquement celle de la Bosnie, les autres dirigeants, François Mitterrand, mais aussi George Bush, John Major, Felipe Gonzalez, sans parler de Gorbatchev, considéraient que ces reconnaissances, prématurées et mal préparées, n'arrêteraient pas le conflit mais le feraient flamber. Ce qui s'est produit.
On pouvait en discuter. Mais certains en profitèrent pour faire à François Mitterrand, et à lui seul, un procès en sorcellerie, comme si le fait de vouloir canaliser cette désintégration pour mieux la maîtriser ne pouvait s'expliquer que par de mauvaises raisons : sa position s'expliquait par son âge, par une serbophilie remontant à 1940, voire à 1914, par la complaisance envers les communistes à cause de l'Union de la Gauche, etc. Que n'a-t-on entendu ! Et François Mitterrand ne fit guère d'efforts pour enrayer cette mauvaise polémique, lourde d'autres arrière-pensées. La vérité, c'est que l'analyse de François Mitterrand était à l'époque l'analyse dominante, qui a d'ailleurs évolué.
Je continue d'ailleurs à penser qu'en 1991, si les responsabilités premières et principales ont été serbes, d'autres dirigeants des autres communautés de l'ex-Yougoslavie ont eu eux aussi, dans cette foire d'empoigne, leur politique du pire. Un livre récent d'un auteur d'origine croate sur " les Seigneurs de la guerre ", Predrag Matvejevic, vient à l'appui de cette thèse. On peut toujours regretter que la "communauté internationale" ne se soit pas saisie du problème yougoslave dès la mort de Tito, en 1980, et n'ait pas réglé de façon préventive les problèmes de frontières et de minorités, mais nous ne vivons pas dans un monde idéal. Durant les années 80, les grands pays n'avaient cessé d'affronter de grandes crises - des euromissiles à la guerre des étoiles - et de grands changements - Gorbatchev, la relance européenne. C'est à chaud, en 1991, qu'ils ont été contraints de se saisir de la question yougoslave, en pleine négociation de Maastricht, pour les Européens.
Q - Avez-vous pensé alors à une intervention militaire possible ?
R - Je me souviens qu'en 1991 aucun dirigeant n'envisageait même une telle possibilité. Au nom de quoi ? Avec quels moyens militaires ? Pour imposer quelle solution ? Aucune de ces questions n'était alors tranchée, ni même posée. Déjà, rappelez-vous que la France et la Grande-Bretagne furent les seules à fournir des contingents significatifs pour le maintien de la paix ! Le tournant décisif eut lieu à mon sens en 1994, à l'initiative d'Alain Juppé et de Klaus Kinkel, quand les Etats-Unis, la Russie, la France, l'Allemagne, la Grande-Bretagne et l'Italie décidèrent de se coordonner au sein d'un "Groupe de contact" et d'exercer ensemble des pressions convergentes et simultanées sur tous les protagonistes, au service d'une solution politique qui avait enfin été définie en commun et qui deviendrait Dayton. A partir de là on savait ce que l'on exigeait si l'on employait la force, ce qui fut fait en 1994 puis surtout en 1995.
Frapper une armée qui envahit un pays voisin, comme dans le cas de l'Iraq, est un concept simple. L'imbroglio bosniaque n'avait aucun rapport avec cette situation ! Durant ces années 1991-1995, j'ai dénoncé les procès truqués contre François Mitterrand, mais je n'ai évidemment pas été satisfait - lui non plus d'ailleurs - de l'enchaînement des événements et de l'inefficience internationale en Bosnie. Je l'ai écrit sans chercher de boucs émissaires. Par la suite, quand je suis devenu ministre des Affaires étrangères, j'ai abordé d'emblée cette affaire du Kosovo avec la volonté de tirer les leçons de ces années.
Q - A quel moment change-t-on de regard sur Milosevic, considéré dans un premier temps soit comme un interlocuteur valable, soit comme un simple comparse du malheur yougoslave ?
R - Personne n'a jamais vu en Milosevic un comparse. Sa responsabilité est de bout en bout immense. Mais en 1995, quand il fallait imposer le moins mauvais règlement possible pour la Bosnie, personne n'a contesté que MM. Tudjman, Izetbegovic et Milosevic, les trois acteurs clés, viennent négocier à Dayton, dans l'Ohio, et conclure les accords qu'ils sont ensuite venus signer à Paris.
Q - Pourquoi n'a-t-on pas tenté, à Dayton, de poser le problème du Kosovo ?
R - Je n'avais pas de responsabilité à ce moment-là, mais je suppose que la question de la Bosnie, extrêmement complexe et dramatique, a dû mobiliser toutes les énergies. Ne faisons pas comme si c'était un fâcheux oubli qu'il aurait été facile de rattraper : on peut même penser que poser le problème du Kosovo aurait pu faire capoter Dayton. Et aurait-on pu, à l'époque, régler les multiples problèmes qui ne l'ont été qu'après, en 1997-1999, parfois douloureusement ?
Q - Quels problèmes essentiellement ?
R - Avant tout la question de l'intervention militaire dans un pays souverain. Confier une telle tâche d'intervention à l'OTAN posait à plusieurs pays un problème de principe.
Au début des années 90 et même encore en 1995, rien de tout cela n'était régi, les esprits n'étaient pas prêts. Alors qu'en 1997-1998, s'agissant du Kosovo, la question était tout autre et plus simple. Les autres ministres des Affaires étrangères et moi-même sommes tombés d'accord facilement dès mars 1998 pour réactiver sur le Kosovo le Groupe de contact, pour manier le bâton comme la carotte, pour menacer bientôt de l'emploi de la force. Aucun dirigeant ne peut tolérer que des peuples revivent le calvaire de 1991-1995. Les chefs d'Etat et de gouvernement auront une claire conscience des erreurs à ne pas répéter, donc de ce qu'ils veulent.
Q - Qu'appelez-vous erreurs ?
R - Perdre du temps, ne pas rechercher tout de suite la convergence Europe-Etats-Unis Russie, "jouer perso", croire à des promesses non vérifiables, se buter contre le recours à l'OTAN alors que c'est encore la seule force militaire d'envergure disponible, et qu'on le sait même si cela heurte notre ambition européenne, ne pas aller jusqu'au bout. Bref, 1991-1995 s'explique mais ne se justifierait pas une deuxième fois.
Q - Est-ce à partir de ce moment que les Occidentaux changent de regard sur Milosevic et décident de recourir a la force ?
R - Dès les premières réunions du Groupe de contact, au printemps 1998, nous avions espéré réussir sans recours à la force mais estimé que la menace de ce recours était malheureusement indispensable. Les chefs d'Etats et de gouvernements alliés ont arbitré à plusieurs reprises dans ce sens en 1998-1999.
Q - Qu'a fait Milosevic qu'il n'ait pas déjà fait ailleurs et auparavant ?
R - Ce qu'il a fait ? II a recommencé. Et cela seul était insupportable. L'effet cumulatif a joue à plein, effet à la fois des années Bosnie, mais aussi de tout ce qui s'est aggravé au Kosovo depuis la suppression de l'autonomie en 1989. Les Serbes ont des intérêts légitimes au Kosovo, comme d'ailleurs ils en avaient en Croatie et en Bosnie ? Certes. Mais ces méthodes ? Non. Nous n'en voulons plus en Europe.
Q - Dans les réunions de 1998, Russes et Américains s'opposent sur quels points ?
R - A part la volonté d'imposer ensemble une solution acceptable, personne au départ n'est tout à fait sur les mêmes positions. Sur les sanctions, sur le fait de savoir si l'UCK est un mouvement de libération ou un mouvement terroriste, sur l'indépendance ou l'autonomie du Kosovo comme sur la nature de la force, il y a eu des débats, parfois vifs, entre nous. Les Russes ont contesté nombre de points. Mais in fine nous avons toujours trouvé un accord sur une ligne et les Russes ne se sont pas retirés, sauf pendant les frappes. Cela a été possible parce que aucun d'entre nous n'acceptait les pratiques de M. Milosevic et que sur ce point notre détermination était commune.
Q - Nous sommes alors à quelle date ?
R - Avril-mai 1998. Entre juillet et octobre, la France est confrontée à un choix difficile, celui de savoir si nous acceptons de "crédibiliser" la menace de l'emploi de la force en prenant au sein de l'OTAN les décisions nécessaires, ou si nous considérons que seul le Conseil de sécurité peut le faire, exclusivement. Le président de la République et le Premier ministre trancheront en octobre : compte tenu de l'enjeu politique, éthique, historique, compte tenu du fait que le Conseil de sécurité, en raison de l'attitude des Russes et des Chinois, ne pouvait pas aller plus loin que les deux résolutions chapitre VII que nous avions déjà obtenues, la France voterait à l'OTAN les "ordres d'agir" tout en refusant que ce cas particulier fasse précédent en ce qui concerne le rôle de l'OTAN.
Q - Etait-il vraiment impossible pour la France de faire l'économie de cette guerre, qui a tout de même contraint à combattre des civils et qui a commencé par décupler le nombre des déportes kosovars, c'est-à-dire ceux-là même que nous voulions libérer ?
R - Pour économiser quoi ? Nos ambitions ? Nos principes ? Notre rôle ? Ne rien faire, finalement, parce que les autorités de Belgrade étaient capables du pire ? Quel curieux paradoxe... Rester en dehors - et donc seuls - de ce vaste mouvement était impensable et aurait eu pour nous les conséquences les plus néfastes.
Q - N'est-ce pas là un alibi ? Ou bien n'avons-nous entrepris cette guerre que parce que nous ne pouvons pas entraîner les autres, dans une neutralité sans doute moins risquée ?
R - Neutralité entre Belgrade et dix-neuf (dix-huit dans votre hypothèse) gouvernements démocratiques de l'Alliance ? Ni le président de la République ni le Premier ministre, engagés avec toute la force de leur conviction, ne l'ont envisagé un instant. Cela dit, nous aurions tous préféré, à commencer par le président Clinton, obtenir l'autonomie du Kosovo en novembre 1997, ou en 1998, ou en tout cas à Rambouillet. Quel gâchis du point de vue serbe ! En octobre 1998, quand Richard Holbrooke obtient, en notre nom, l'entrée au Kosovo d'une Mission de vérification de l'OSCE, il y a une accalmie et un espoir. Dus, j'en suis persuadé, à la menace de l'emploi de la force.
Q - Quand voit-on à nouveau l'exaspération monter et le bellicisme l'emporter ?
R - Bellicisme n'est pas le terme. La situation redevient vite explosive, mais à la fin de l'année il y a des provocations dans les deux sens, et l'armée et les milices serbes continuent leurs exactions. Nous savons qu'il faut résoudre durablement le problème. Nous pensons tous que l'indépendance du Kosovo entraînerait un mouvement vers la Grande Albanie qui déstabiliserait encore cette région qui n'a que trop souffert. La solution est dans une vraie autonomie, ce que j'appelle l'"autonomie substantielle". Mais à Belgrade les négociateurs se heurteront à un mur, à un refus brutal, entêté, absurde, voire insultant lorsque Milosevic compare les éventuelles forces internationales de maintien de la paix aux armées nazies en 1942. Tout le monde est exaspéré, y compris les Russes, qui n'ont en réalité aucune indulgence pour ce régime et qui, en cette affaire, défendent beaucoup plus leur statut, leur place et leur rôle international que le régime de Belgrade.
Pour sortir de cette impasse tragique, nous lançons depuis le Quai d'Orsay l'idée d'un "forcing diplomatique" : que l'on enjoigne aux Serbes et aux Kosovars de venir dans un lieu déterminé, qu'on les enferme, avec les négociateurs, que l'on fixe une date-butoir en espérant que la menace militaire et notre détermination finiront par débloquer la situation. Sur ce, le 15 janvier, a lieu le massacre de Raçak, qui accélère tout. Le Groupe de contact, réuni à Londres le 29 janvier, convoque la conférence de Rambouillet, qui continuera avenue Kléber, à Paris. La veille, à Londres aussi, Jacques Chirac et Tony Blair annoncent qu'en cas d'accord ils enverront des troupes au sol.
On connaît la suite : les Kosovars refusent l'accord, puis le signent in extremis. Les Serbes, qui avaient d'abord accepté le volet politique, reviennent sur ce qu'ils ont signé et refusent tout en bloc. Robin Cook et moi, comme coprésidents, ne pouvons alors que constater l'échec des négociations. Nous sommes obligés de recourir aux moyens militaires. Les dix-neuf gouvernements de l'Alliance le déplorent, mais le constatent. II n'y a plus d'autre choix.
Q - Est-ce vraiment le bon choix ? L'exaspération, compréhensible des Occidentaux semble alors faire perdre de vue le but de la guerre, qui était d'arrêter les déportations de populations par une action militaire, les bombardements, qui ne fera en fait qu'à accélérer les déportations.
R - Le but était de donner un coup d'arrêt à la politique de Belgrade au Kosovo, et il était impossible d'empêcher qu'il y ait des réactions violentes, mais nous ne pouvions prévoir lesquelles. Les aurions-nous connues que cela n'aurait pas été une raison pour renoncer in extremis. Beaucoup de gouvernements occidentaux pensaient d'ailleurs que l'UCK, dont la force avait été surestimée, résisterait plus. Les expulsions massives, sous cette forme, des populations kosovares albanophones (et seulement celles-là, ce qui montre bien qu'elles n'étaient pas chassées par les bombes) ont surpris même les pays voisins.
Q - Le savoir aurait-il conduit les Occidentaux à choisir une autre stratégie ?
R - L'analyse des stratégies avait montré qu'il n'y en avait pas qui soit sans inconvénient. On voudrait toujours croire qu'il y avait une "autre stratégie". Anticiper l'exode et préparer l'accueil des populations aurait été un signal encore plus choquant : allez-y ! Quant à une offensive terrestre, elle a été jugée plus compliquée, plus longue, plus coûteuse en hommes, plus problématique sur le plan militaire. Une opinion très majoritaire me semble avoir compris cela. En tout cas, elle a soutenu.
Q - A partir du début des frappes aériennes, la guerre, malgré tout, est conduite et dominée par les Américains.
R Les moyens étaient pour l'essentiel américains. On le savait à l'avance. Fallait-il pour cela renoncer ? La France a cependant été militairement efficace. Et les choix ont été collectifs, sur la stratégie aérienne comme sur l'autonomie du Kosovo. Dire que les Etats-Unis nous ont imposé une guerre, c'est faux et c'est fuir nos responsabilités. Ce qui est vrai, c'est que l'OTAN n'avait jamais fait la guerre, surtout ce type de guerre. D'où les tâtonnements successifs, en raison de la mobilité de l'armée yougoslave, du facteur météo. En raison aussi des précautions sur les dommages collatéraux qui pourraient frapper les civils, et que nous, Français, introduisons : sur toutes les cibles OTAN proprement dites, nous avons eu notre mot à dire - le président l'a confirmé - et cela aussi a ralenti les choses.
Q - Nous continuerons cet entretien la semaine prochaine pour parler de la suite, en particulier des négociations entre Occidentaux et Russes sur la composition et le rôle de la Kfor, qui semblent être restées en suspens, et pour aborder les questions d'avenir : comment faire fonctionner la paix au Kosovo ? Que sera la Yougoslavie demain ? Quel projet peut-on élaborer pour pacifier et réorganiser l'ensemble des Balkans ?./.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 18 juin 1999)
ENTRETIEN DU MINISTRE DES AFFAIRES ETRANGERES,
M. HUBERT VEDRINE, AVEC L'HEBDOMADAIRE
"LE NOUVEL OBSERVATEUR"
(Paris, 17 juin 1999)
Q - Je me rappelle vous avoir entendu dire, en 1991, quand vous étiez Porte-parole puis Secrétaire général de l'Elysée, que les torts, en Yougoslavie, étaient largement partagés. Que les guerres civiles qui déchiraient ce pays avaient été allumées par des imprudences dans la façon dont les anciennes Républiques avaient été libérées. Et que Slobodan Milosevic, à la capacité de nuisance grandissante, n'était pas pour autant un criminel de guerre. Qu'est-ce qui vous a fait changer d'avis ?
R - En 1991 et 1992, je réagissais au franco-centrisme des critiques et à l'extrême injustice des attaqués portées contre François Mitterrand. En effet, alors que les Allemands poussaient, pour des raisons de politique intérieure, à une reconnaissance rapide de l'indépendance de la Croatie, ce qui entraînerait mécaniquement celle de la Bosnie, les autres dirigeants, François Mitterrand, mais aussi George Bush, John Major, Felipe Gonzalez, sans parler de Gorbatchev, considéraient que ces reconnaissances, prématurées et mal préparées, n'arrêteraient pas le conflit mais le feraient flamber. Ce qui s'est produit.
On pouvait en discuter. Mais certains en profitèrent pour faire à François Mitterrand, et à lui seul, un procès en sorcellerie, comme si le fait de vouloir canaliser cette désintégration pour mieux la maîtriser ne pouvait s'expliquer que par de mauvaises raisons : sa position s'expliquait par son âge, par une serbophilie remontant à 1940, voire à 1914, par la complaisance envers les communistes à cause de l'Union de la Gauche, etc. Que n'a-t-on entendu ! Et François Mitterrand ne fit guère d'efforts pour enrayer cette mauvaise polémique, lourde d'autres arrière-pensées. La vérité, c'est que l'analyse de François Mitterrand était à l'époque l'analyse dominante, qui a d'ailleurs évolué.
Je continue d'ailleurs à penser qu'en 1991, si les responsabilités premières et principales ont été serbes, d'autres dirigeants des autres communautés de l'ex-Yougoslavie ont eu eux aussi, dans cette foire d'empoigne, leur politique du pire. Un livre récent d'un auteur d'origine croate sur " les Seigneurs de la guerre ", Predrag Matvejevic, vient à l'appui de cette thèse. On peut toujours regretter que la "communauté internationale" ne se soit pas saisie du problème yougoslave dès la mort de Tito, en 1980, et n'ait pas réglé de façon préventive les problèmes de frontières et de minorités, mais nous ne vivons pas dans un monde idéal. Durant les années 80, les grands pays n'avaient cessé d'affronter de grandes crises - des euromissiles à la guerre des étoiles - et de grands changements - Gorbatchev, la relance européenne. C'est à chaud, en 1991, qu'ils ont été contraints de se saisir de la question yougoslave, en pleine négociation de Maastricht, pour les Européens.
Q - Avez-vous pensé alors à une intervention militaire possible ?
R - Je me souviens qu'en 1991 aucun dirigeant n'envisageait même une telle possibilité. Au nom de quoi ? Avec quels moyens militaires ? Pour imposer quelle solution ? Aucune de ces questions n'était alors tranchée, ni même posée. Déjà, rappelez-vous que la France et la Grande-Bretagne furent les seules à fournir des contingents significatifs pour le maintien de la paix ! Le tournant décisif eut lieu à mon sens en 1994, à l'initiative d'Alain Juppé et de Klaus Kinkel, quand les Etats-Unis, la Russie, la France, l'Allemagne, la Grande-Bretagne et l'Italie décidèrent de se coordonner au sein d'un "Groupe de contact" et d'exercer ensemble des pressions convergentes et simultanées sur tous les protagonistes, au service d'une solution politique qui avait enfin été définie en commun et qui deviendrait Dayton. A partir de là on savait ce que l'on exigeait si l'on employait la force, ce qui fut fait en 1994 puis surtout en 1995.
Frapper une armée qui envahit un pays voisin, comme dans le cas de l'Iraq, est un concept simple. L'imbroglio bosniaque n'avait aucun rapport avec cette situation ! Durant ces années 1991-1995, j'ai dénoncé les procès truqués contre François Mitterrand, mais je n'ai évidemment pas été satisfait - lui non plus d'ailleurs - de l'enchaînement des événements et de l'inefficience internationale en Bosnie. Je l'ai écrit sans chercher de boucs émissaires. Par la suite, quand je suis devenu ministre des Affaires étrangères, j'ai abordé d'emblée cette affaire du Kosovo avec la volonté de tirer les leçons de ces années.
Q - A quel moment change-t-on de regard sur Milosevic, considéré dans un premier temps soit comme un interlocuteur valable, soit comme un simple comparse du malheur yougoslave ?
R - Personne n'a jamais vu en Milosevic un comparse. Sa responsabilité est de bout en bout immense. Mais en 1995, quand il fallait imposer le moins mauvais règlement possible pour la Bosnie, personne n'a contesté que MM. Tudjman, Izetbegovic et Milosevic, les trois acteurs clés, viennent négocier à Dayton, dans l'Ohio, et conclure les accords qu'ils sont ensuite venus signer à Paris.
Q - Pourquoi n'a-t-on pas tenté, à Dayton, de poser le problème du Kosovo ?
R - Je n'avais pas de responsabilité à ce moment-là, mais je suppose que la question de la Bosnie, extrêmement complexe et dramatique, a dû mobiliser toutes les énergies. Ne faisons pas comme si c'était un fâcheux oubli qu'il aurait été facile de rattraper : on peut même penser que poser le problème du Kosovo aurait pu faire capoter Dayton. Et aurait-on pu, à l'époque, régler les multiples problèmes qui ne l'ont été qu'après, en 1997-1999, parfois douloureusement ?
Q - Quels problèmes essentiellement ?
R - Avant tout la question de l'intervention militaire dans un pays souverain. Confier une telle tâche d'intervention à l'OTAN posait à plusieurs pays un problème de principe.
Au début des années 90 et même encore en 1995, rien de tout cela n'était régi, les esprits n'étaient pas prêts. Alors qu'en 1997-1998, s'agissant du Kosovo, la question était tout autre et plus simple. Les autres ministres des Affaires étrangères et moi-même sommes tombés d'accord facilement dès mars 1998 pour réactiver sur le Kosovo le Groupe de contact, pour manier le bâton comme la carotte, pour menacer bientôt de l'emploi de la force. Aucun dirigeant ne peut tolérer que des peuples revivent le calvaire de 1991-1995. Les chefs d'Etat et de gouvernement auront une claire conscience des erreurs à ne pas répéter, donc de ce qu'ils veulent.
Q - Qu'appelez-vous erreurs ?
R - Perdre du temps, ne pas rechercher tout de suite la convergence Europe-Etats-Unis Russie, "jouer perso", croire à des promesses non vérifiables, se buter contre le recours à l'OTAN alors que c'est encore la seule force militaire d'envergure disponible, et qu'on le sait même si cela heurte notre ambition européenne, ne pas aller jusqu'au bout. Bref, 1991-1995 s'explique mais ne se justifierait pas une deuxième fois.
Q - Est-ce à partir de ce moment que les Occidentaux changent de regard sur Milosevic et décident de recourir a la force ?
R - Dès les premières réunions du Groupe de contact, au printemps 1998, nous avions espéré réussir sans recours à la force mais estimé que la menace de ce recours était malheureusement indispensable. Les chefs d'Etats et de gouvernements alliés ont arbitré à plusieurs reprises dans ce sens en 1998-1999.
Q - Qu'a fait Milosevic qu'il n'ait pas déjà fait ailleurs et auparavant ?
R - Ce qu'il a fait ? II a recommencé. Et cela seul était insupportable. L'effet cumulatif a joue à plein, effet à la fois des années Bosnie, mais aussi de tout ce qui s'est aggravé au Kosovo depuis la suppression de l'autonomie en 1989. Les Serbes ont des intérêts légitimes au Kosovo, comme d'ailleurs ils en avaient en Croatie et en Bosnie ? Certes. Mais ces méthodes ? Non. Nous n'en voulons plus en Europe.
Q - Dans les réunions de 1998, Russes et Américains s'opposent sur quels points ?
R - A part la volonté d'imposer ensemble une solution acceptable, personne au départ n'est tout à fait sur les mêmes positions. Sur les sanctions, sur le fait de savoir si l'UCK est un mouvement de libération ou un mouvement terroriste, sur l'indépendance ou l'autonomie du Kosovo comme sur la nature de la force, il y a eu des débats, parfois vifs, entre nous. Les Russes ont contesté nombre de points. Mais in fine nous avons toujours trouvé un accord sur une ligne et les Russes ne se sont pas retirés, sauf pendant les frappes. Cela a été possible parce que aucun d'entre nous n'acceptait les pratiques de M. Milosevic et que sur ce point notre détermination était commune.
Q - Nous sommes alors à quelle date ?
R - Avril-mai 1998. Entre juillet et octobre, la France est confrontée à un choix difficile, celui de savoir si nous acceptons de "crédibiliser" la menace de l'emploi de la force en prenant au sein de l'OTAN les décisions nécessaires, ou si nous considérons que seul le Conseil de sécurité peut le faire, exclusivement. Le président de la République et le Premier ministre trancheront en octobre : compte tenu de l'enjeu politique, éthique, historique, compte tenu du fait que le Conseil de sécurité, en raison de l'attitude des Russes et des Chinois, ne pouvait pas aller plus loin que les deux résolutions chapitre VII que nous avions déjà obtenues, la France voterait à l'OTAN les "ordres d'agir" tout en refusant que ce cas particulier fasse précédent en ce qui concerne le rôle de l'OTAN.
Q - Etait-il vraiment impossible pour la France de faire l'économie de cette guerre, qui a tout de même contraint à combattre des civils et qui a commencé par décupler le nombre des déportes kosovars, c'est-à-dire ceux-là même que nous voulions libérer ?
R - Pour économiser quoi ? Nos ambitions ? Nos principes ? Notre rôle ? Ne rien faire, finalement, parce que les autorités de Belgrade étaient capables du pire ? Quel curieux paradoxe... Rester en dehors - et donc seuls - de ce vaste mouvement était impensable et aurait eu pour nous les conséquences les plus néfastes.
Q - N'est-ce pas là un alibi ? Ou bien n'avons-nous entrepris cette guerre que parce que nous ne pouvons pas entraîner les autres, dans une neutralité sans doute moins risquée ?
R - Neutralité entre Belgrade et dix-neuf (dix-huit dans votre hypothèse) gouvernements démocratiques de l'Alliance ? Ni le président de la République ni le Premier ministre, engagés avec toute la force de leur conviction, ne l'ont envisagé un instant. Cela dit, nous aurions tous préféré, à commencer par le président Clinton, obtenir l'autonomie du Kosovo en novembre 1997, ou en 1998, ou en tout cas à Rambouillet. Quel gâchis du point de vue serbe ! En octobre 1998, quand Richard Holbrooke obtient, en notre nom, l'entrée au Kosovo d'une Mission de vérification de l'OSCE, il y a une accalmie et un espoir. Dus, j'en suis persuadé, à la menace de l'emploi de la force.
Q - Quand voit-on à nouveau l'exaspération monter et le bellicisme l'emporter ?
R - Bellicisme n'est pas le terme. La situation redevient vite explosive, mais à la fin de l'année il y a des provocations dans les deux sens, et l'armée et les milices serbes continuent leurs exactions. Nous savons qu'il faut résoudre durablement le problème. Nous pensons tous que l'indépendance du Kosovo entraînerait un mouvement vers la Grande Albanie qui déstabiliserait encore cette région qui n'a que trop souffert. La solution est dans une vraie autonomie, ce que j'appelle l'"autonomie substantielle". Mais à Belgrade les négociateurs se heurteront à un mur, à un refus brutal, entêté, absurde, voire insultant lorsque Milosevic compare les éventuelles forces internationales de maintien de la paix aux armées nazies en 1942. Tout le monde est exaspéré, y compris les Russes, qui n'ont en réalité aucune indulgence pour ce régime et qui, en cette affaire, défendent beaucoup plus leur statut, leur place et leur rôle international que le régime de Belgrade.
Pour sortir de cette impasse tragique, nous lançons depuis le Quai d'Orsay l'idée d'un "forcing diplomatique" : que l'on enjoigne aux Serbes et aux Kosovars de venir dans un lieu déterminé, qu'on les enferme, avec les négociateurs, que l'on fixe une date-butoir en espérant que la menace militaire et notre détermination finiront par débloquer la situation. Sur ce, le 15 janvier, a lieu le massacre de Raçak, qui accélère tout. Le Groupe de contact, réuni à Londres le 29 janvier, convoque la conférence de Rambouillet, qui continuera avenue Kléber, à Paris. La veille, à Londres aussi, Jacques Chirac et Tony Blair annoncent qu'en cas d'accord ils enverront des troupes au sol.
On connaît la suite : les Kosovars refusent l'accord, puis le signent in extremis. Les Serbes, qui avaient d'abord accepté le volet politique, reviennent sur ce qu'ils ont signé et refusent tout en bloc. Robin Cook et moi, comme coprésidents, ne pouvons alors que constater l'échec des négociations. Nous sommes obligés de recourir aux moyens militaires. Les dix-neuf gouvernements de l'Alliance le déplorent, mais le constatent. II n'y a plus d'autre choix.
Q - Est-ce vraiment le bon choix ? L'exaspération, compréhensible des Occidentaux semble alors faire perdre de vue le but de la guerre, qui était d'arrêter les déportations de populations par une action militaire, les bombardements, qui ne fera en fait qu'à accélérer les déportations.
R - Le but était de donner un coup d'arrêt à la politique de Belgrade au Kosovo, et il était impossible d'empêcher qu'il y ait des réactions violentes, mais nous ne pouvions prévoir lesquelles. Les aurions-nous connues que cela n'aurait pas été une raison pour renoncer in extremis. Beaucoup de gouvernements occidentaux pensaient d'ailleurs que l'UCK, dont la force avait été surestimée, résisterait plus. Les expulsions massives, sous cette forme, des populations kosovares albanophones (et seulement celles-là, ce qui montre bien qu'elles n'étaient pas chassées par les bombes) ont surpris même les pays voisins.
Q - Le savoir aurait-il conduit les Occidentaux à choisir une autre stratégie ?
R - L'analyse des stratégies avait montré qu'il n'y en avait pas qui soit sans inconvénient. On voudrait toujours croire qu'il y avait une "autre stratégie". Anticiper l'exode et préparer l'accueil des populations aurait été un signal encore plus choquant : allez-y ! Quant à une offensive terrestre, elle a été jugée plus compliquée, plus longue, plus coûteuse en hommes, plus problématique sur le plan militaire. Une opinion très majoritaire me semble avoir compris cela. En tout cas, elle a soutenu.
Q - A partir du début des frappes aériennes, la guerre, malgré tout, est conduite et dominée par les Américains.
R Les moyens étaient pour l'essentiel américains. On le savait à l'avance. Fallait-il pour cela renoncer ? La France a cependant été militairement efficace. Et les choix ont été collectifs, sur la stratégie aérienne comme sur l'autonomie du Kosovo. Dire que les Etats-Unis nous ont imposé une guerre, c'est faux et c'est fuir nos responsabilités. Ce qui est vrai, c'est que l'OTAN n'avait jamais fait la guerre, surtout ce type de guerre. D'où les tâtonnements successifs, en raison de la mobilité de l'armée yougoslave, du facteur météo. En raison aussi des précautions sur les dommages collatéraux qui pourraient frapper les civils, et que nous, Français, introduisons : sur toutes les cibles OTAN proprement dites, nous avons eu notre mot à dire - le président l'a confirmé - et cela aussi a ralenti les choses.
Q - Nous continuerons cet entretien la semaine prochaine pour parler de la suite, en particulier des négociations entre Occidentaux et Russes sur la composition et le rôle de la Kfor, qui semblent être restées en suspens, et pour aborder les questions d'avenir : comment faire fonctionner la paix au Kosovo ? Que sera la Yougoslavie demain ? Quel projet peut-on élaborer pour pacifier et réorganiser l'ensemble des Balkans ?./.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 18 juin 1999)