Texte intégral
Interview dans " Le Monde " du 14 juillet 1999.
Q - Au Kosovo, l'OTAN semble s'être automandatée. L'ONU n'a-t-elle pas été le "notaire" de décisions arrêtées ailleurs ?
R - L'OTAN n'est pas une abstraction dotée d'une personnalité autonome. Il s'agit d'une alliance dont les décisions politiques sont soumises à l'approbation de tous les Etats membres à l'unanimité. L'OTAN n'a pas d'élément politique supranational, contrairement à l'Union européenne. Dans la crise du Kosovo, l'Alliance a été chargée de la mise en oeuvre des opérations militaires, c'est-à-dire de la phase la plus visible du processus. C'était la décision réfléchie des Etats qui la composent, dont notre pays. On peut critiquer cette décision. Mais si on voulait employer les armes face à la violence brute qui déferlait, tout le monde sait que c'était le seul outil disponible d'engagement commun. C'est à cette absence de choix que nous allons remédier à l'avenir, par la volonté des Européens.
Quant à l'ONU, c'est aussi une union d'Etats qui ne peuvent décider utilement qu'en se mettant d'accord. Si nous voulons qu'elle soit efficace - et c'est une ambition majeure de la France - il faut bien faire tout le travail compliqué de rapprochement entre des gouvernements très différents. Il a été fait, avec un apport français et européen substantiel, pendant l'action militaire et en s'appuyant sur elle.
Q - N'a-t-on pas assisté à la première application du nouveau concept stratégique de l'OTAN : l'Alliance gère les crises en Europe relevant d'une approche globale de la sécurité, y compris le droit d'ingérence humanitaire ?
R - Le nouveau concept stratégique de l'OTAN a été adopté le 25 avril. Il n'a donc pas été déterminant dans l'action de l'Alliance au Kosovo organisée des l'automne 1998. Ce nouveau concept indique que l'OTAN est prête à soutenir, au cas par cas et selon ses propres procédures, des opérations de maintien de la paix et autres opérations "menées sous l'autorité du Conseil de sécurité des Nations unies ou sous la responsabilité de l'OSCE". C'est ce qui a été fait au Kosovo, mais c'est aussi ce qui avait été fait en Bosnie auparavant. Le concept stratégique prend en compte pratiquement une évolution géopolitique, mais ne marque pas de rupture de ce point de vue. Seul un changement du traité de Washington, signé en 1949 et stable depuis lors, permettrait une rupture. Personne n'y songe.
Q - Menée par les Etats-Unis, une coalition militaire n'est-elle pas condamnée à adapter leur point de vue ? Quelle y a été la marge de manoeuvre des Européens ?
R - La seule chose qui pourrait nous condamner à adopter le point de vue d'un autre serait l'absence de volonté politique. Ce n'est le cas ni de la France, ni des Européens. Dans la crise du Kosovo, les Européens ont pesé d'un poids bien plus lourd que lors des événements de Bosnie voici quatre ans. Cela a même déclenché des commentaires critiques dans le monde politique américain.
C'est vrai sur le plan de la gestion politique et diplomatique de la crise. Le Groupe de contact à six, dont quatre Européens, a été notre instrument. C'est vrai aussi pour la gestion militaire des opérations. Nous savons utiliser les procédures de l'OTAN pour faire valoir nos analyses et faire partager nos choix. Ainsi, au cours de l'élaboration des plans des actions aériennes contre la Yougoslavie, la France a obtenu que les caractéristiques générales des objectifs des frappes aériennes (nombre, nature, localisation) soient approuvées par les Etats membres et ne relèvent pas du seul choix de l'état-major militaire de l'OTAN. Notre statut de membre non intégré militairement à l'OTAN nous a donné l'habitude d'une liberté d'analyse et d'initiative que nous exerçons en toute indépendance, mais aussi en toute loyauté.
Q - Quelles initiatives concrètes la France peut-elle prendre pour que soit davantage symbolisée, dans les faits, l'autonomie de la défense européenne ?
R - Dans la construction de l'Europe de la défense, nous avons désormais dépassé le stade des symboles. Je souhaite agir en bâtisseur pragmatique. Nous sommes maintenant au travail pour doter l'Union européenne des moyens et des capacités nécessaires pour mener la gestion de crises. Et cet objectif n'est plus seulement français, il a été approuvé dans la clarté par le Conseil européen de Cologne le 4 juin. Cette capacité autonome doit permettre aux Européens d'agir en dehors du cadre de l'OTAN si l'Alliance atlantique ne souhaite pas se joindre à une opération. Pour cela, l'Union européenne doit disposer de capacités d'analyse, de renseignement, de planification, de conduite de forces et, bien entendu, des forces militaires nécessaires apportées par ses membres et entraînées à agir ensemble.
Le Conseil européen de Cologne a approuvé un rapport qui détaille ces besoins et les moyens d'y répondre. Il prévoit notamment un organe permanent, à Bruxelles, sous son autorité, le "comité politique de sécurité", composé de représentants compétents dans le domaine politico-militaire, ainsi qu'un comité militaire et un état-major européen. Le haut représentant désigné, M. Solana, et l'unité de planification, de prévision et d'action rapide seront installés d'ici la fin de l'année. Les autres décisions nécessaires devront être adoptées rapidement. J'observe que les idées vraiment nouvelles, proposées à Saint-Malo par la France et la Grande-Bretagne en décembre 1998, ont été développées et reprises à quinze en juin à Cologne : gardons cette dynamique sans pour autant nous laisser enfermer dans un calendrier trop contraignant. C'est un travail de longue haleine - du même ordre que celui qui vient d'aboutir pour l'euro - que nous avons à présent engagé.
Q - On a évoqué la perspective de mettre sur pied un corps européen de réaction rapide. De quelle manière ?
R - Les cinq pays membres sont aujourd'hui d'accord pour que le corps européen, imaginé naguère comme composante conventionnelle de la défense collective de l'Europe, joue un rôle actif en adoptant la flexibilité nécessaire au traitement de crises régionales. Il devra à ce titre être capable de deux choses :
1. déployer sans délai un quartier général de commandement de force terrestre, à la tête d'une force de l'ordre de la grandeur de celle de la KFOR ;
2. constituer lui-même un corps d'armée de réaction rapide susceptible d'engager son quartier général et tout ou partie de ses forces.
C'est aussi l'illustration d'une méthode "entraînante" : les pays déterminés à agir sur un domaine concret de la défense européenne avancent pratiquement à quelques-uns. Cela aide à motiver les autres.
Q - Peut-on établir entre Européens des critères de convergence en matière de défense : part du produit national consacrée aux armes, orientation des crédit de recherche et développement, acquisition de matériels, capacités de projection, effectifs et professionnalisation ?
R - Le rapprochement des politiques de défense des pays de l'Union européenne sera nécessaire pour la cohérence de notre démarche. J'approuve l'idée d'instaurer des critères de convergence pour une défense commune, qui peut inciter efficacement des Etats européens à maintenir ou à atteindre un niveau crédible, dans la durée, de moyens de défense. En particulier, de capacités technologiques adaptées à nos besoins. On a vu dans la construction de l'Union monétaire que cette méthode a eu une influence profonde en "entretenant" la volonté politique du début. Mais, parmi les critères qui pourraient être adoptés en commun, je recommanderais aussi des critères de capacités opérationnelles : nombre de compagnies déployables en deux mois, nombre d'avions aptes aux frappes de précision jour et nuit, etc. Cela montrera la détermination de chacun à apporter à l'Union des forces prêtes à agir dans les conflits où se jouerait notre crédibilité collective.
Q - Dans cette "mutualisation" progressive des moyens affectés à sa défense, l'Europe peut-elle accepter que des pays continuent de faire cavalier seul et ne respectent pas ces contraintes ?
R - Si "mutualisation" signifie effort dans le sens d'un rapprochement des politiques nationales, développement des capacités à agir en commun, progrès de l'interopérabilité, mise en oeuvre conjointe de décisions prises par les quinze chefs d'Etat et de gouvernement, cela me convient. Si, en revanche, on entend par "mutualisation" une évolution vers une dimension supranationale des politiques de défense, ni la France ni, je crois, aucun des Quinze ne l'acceptera.
L'Europe de la défense englobera des conceptions nationales de défense différentes. Leur rapprochement demandera encore beaucoup de temps. De ce fait, la notion de "géométrie variable" ou d'"abstention constructive" ne me choque pas. Personne n'imagine que les Quinze participeront systématiquement à toutes les opérations décidées par le Conseil. C'est d'ailleurs ainsi que les choses se sont passées dans l'OTAN, tant en Bosnie que dans l'opération aérienne pour le Kosovo.
Q - Comment allez-vous remédier aux déficiences apparues dans le dispositif militaire français au sein de "Force alliée" ?
R - Il est exagéré de parler de "déficiences". Le séminaire du 21 juin dernier, première étape d'une réflexion d'ensemble que j'ai souhaité organiser dès la fin de la phase aérienne, a montré au contraire que la France a utilisé de bons équipements, variés, adaptés aux missions qui nous étaient confiées. Elle s'est appuyée sur des militaires motivés, bien préparés, qui ont assuré leurs tâches avec une efficacité et un courage que je salue.
Je serais très intéressé par la suite du débat public sur l'action menée par nos forces, surtout quand viendront des réflexions étayées par des analyses justes et des propositions non ruineuses. En tout cas, les faits majeurs s'imposent : premier contributeur européen, la France a réalisé 12 % de l'ensemble des missions et 20 % des missions de reconnaissance aérienne. Depuis la guerre du Golfe, nous avons progressé, dans des domaines aussi importants que l'acquisition du renseignement ou les frappes de précision. C'est vrai qu'il nous reste des dotations trop courtes pour certains matériels, et qu'il y a peut-être des capacités manquantes qui ne sont pas encore comblées par les acquisitions déjà programmées.
Q - L'écart en matière de technologie militaire entre Américains et Européens, qu'il soit qualitatif ou quantitatif, vous parait-il irrévocable ?
R - Aujourd'hui, l'Europe ne fournit que le quart de l'effort des Etats-Unis en matière de recherche et développement, le Royaume-Uni et la France assurant l'essentiel. Si tous nos partenaires européens consacraient à l'innovation de la défense les mêmes sommes que nos deux pays, nous atteindrions ensemble la moitié du budget américain dans ce domaine. Ce rapide calcul permet d'apprécier à la fois le grand écart qui existe au regard, notamment, de notre aspiration collective à un meilleur équilibre national, et la possibilité réaliste de combler progressivement ce fossé technologique, pourvu que chacun participe à l'effort et que tous consentent à travailler ensemble.
Il faut, d'autre part, que nous fassions ensemble les bons choix d'équipement. C'est une des priorités à laquelle j'attache beaucoup d'importance. Une concertation avec nos partenaires européens me parait essentielle
(source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 9 janvier 2002)