Texte intégral
Q - Carl Bildt, le représentant de la communauté internationale en Bosnie écrivait, il y a 48 heures dans les pages du "Financial Times" que c'était l'opération la plus complexe et la plus dangereuse que la communauté internationale ait jamais eu à mettre en place. Pensez-vous, comme Carl Bildt que c'est en effet d'une complexité extraordinaire ?
R - Oui, c'est ce que je pense. Je pense aussi que l'engagement qui a été le nôtre depuis le tout début, je ne parle pas au moment des frappes mais bien un an avant, lorsque nous avons commencé à en faire un enjeu politique de premier plan - cela n'a de sens que si nous sommes capables de poursuivre cet engagement et d'aller jusqu'à l'application complète de la résolution du Conseil de sécurité dans la dimension sécurité.
Ce que j'ai vu hier est très encourageant. La KFOR me semble avoir commencé un travail formidable ; j'ai eu la meilleure impression du général Jackson et de ses adjoints de différentes nationalités dont un Français et sur l'autre volet, je trouve remarquable ce qu'a fait en quelques jours M. Vieria di Mello qui est, pour le moment, le représentant spécial de M. Kofi Annan pour cette tâche. Lorsque l'on parle de la tâche précisément, on s'aperçoit, sans aucune surprise dans cette prise de conscience, de la complexité à remettre en place ou mettre en place une administration à la base pour toutes les fonctions, trouver les policiers, commencer à former les autres. On en annonce la venue de 3000, il y en a quelques dizaines qui vont arriver qui sont des officiers, qui vont déjà pouvoir soulager les militaires de la KFOR qui font tout en ce moment. Il faut remettre en place une justice qui fonctionne sur une base légale.
Q - Tout est à faire ?
R - Ils arrêtent des gens qu'ils voient en train d'accomplir des actes criminels, ils n'ont pas de prison, pas de règles, pas de procédure alors la KFOR essaie d'agir selon nos normes, en créant au jour le jour des règles et des normes. L'administration civile, dans ce volet qui sera directement géré par l'ONU, doit se mettre en place au plus tôt. C'est ce que demande M. Vieria di Mello que nous voulons tous aider. Il y a beaucoup de choses : la reconstruction, le retour des réfugiés, la préparation des élections pour plus tard.
Q - Mais, il faut faire vite et en même temps, il faut penser dans la durée, parce qu'il n'y a que le temps, la durée qui pourra répondre à la question de la cohabitation au nouveau Kosovo des Albanais et des Serbes. Aujourd'hui, on découvre chaque jour un charnier. J'imagine que les rapports entre les deux communautés sont terribles.
R - On ne peut pas penser avec des gadgets sur ce sujet. On ne peut pas dire "nous avons des systèmes géniaux, on va déployer tout cela sur place et la démocratie à l'occidentale va se mettre en place". C'est quelque chose qui, même dans nos pays s'est enracinée au fil des décennies, pour ne pas dire des siècles. Et là, cet affrontement entre les Albanais ou les Kosovars d'origine albanaise et les Serbes, c'est quelque chose qui dure depuis toujours en fait et s'est enracinée. Dans la période contemporaine récente, dans tellement d'horreurs, tellement d'atrocités? Il y a tellement de volonté de revanche, de peur, de haine que le fossé peut paraître infranchissable.
Q - Est-il franchissable ?
R - Je pense qu'il l'est dans la durée et nous ne pouvons pas être engagés si nous n'avons pas pris en compte tout cela. Nous avons pris en compte tout cela. Il s'agit vraiment, dans cette région de l'Europe, comme ailleurs à d'autres moments, de donner un coup d'arrêt à ce cycle, à ces engrenages. Il faut sortir de cette vision qui va de revanche en revanche et de haine en haine.
Mais, cela veut dire une mentalité différente, une conception différente, une éducation différente, une vie démocratique qui n'est pas à restaurer, car en fait elle n'a jamais existé, elle est à inventer, il y a donc la question des médias. Dans un premier temps, il faut essayer d'obtenir que les différentes communautés puissent coexister sans violence, c'est déjà une première étape. Après à partir de là, il faut qu'elles puissent cohabiter, coopérer, vivre ensemble dans le même Kosovo autonome, mais dans un premier temps, il faut arrêter les violences et couper le cycle de la haine. C'est la KFOR, c'est la sécurité. Il y a des incidents partout, tous les jours.
Q - Cette conscience des enjeux très complexes est-elle réellement bien partagée entre vous ? Vous étiez quatre ministres européens des Affaires étrangères, il y avait M. Dini, M. Cook, M. Fischer et vous. Les Européens sont-ils vraiment d'accord sur les enjeux. On a bien vu qu'il y avait de petits différends, Robin Cook voulait aller plus tôt que vous là-bas, vous aviez considéré que ce n'était pas tout à fait le moment, que ce n'était pas un endroit où il fallait aller se faire photographier devant tel ou tel charnier. Vous aviez des visions un peu différentes. Est-on d'accord, nous les Européens, sur les enjeux et les stratégies à mener là-bas ?
R - Complètement. Il peut y avoir des nuances de comportements, mais en ce qui concerne les enjeux de fonds, l'objectif, nous sommes d'accord depuis plus d'un an et en dépit des différences de sensibilités des uns et des autres, ou de l'attitude de certains pays, je peux vous dire qu'à chaque étape, à chaque choix important, à chaque carrefour stratégique dans cette affaire, dans la longue période avant les frappes, durant les frappes, et depuis dans cette période où nous sommes en train de bâtir la paix, nous sommes vraiment d'accord stratégiquement sur l'objectif. Nous voulons tout faire pour que la communauté internationale réussisse à jeter les bases dans ce Kosovo maintenant libéré mais qui doit être pacifié, jeter les bases d'une démocratie au Kosovo qui est à inventer et qui passe par la réconciliation.
Mais, elle ne peut pas intervenir du jour au lendemain. Il faut être réaliste, il faut procéder par étape. Nous avons le même but et c'est d'ailleurs de cela que nous avons parlé avec le général Jackson et avec M. Vieria di Mello. C'est ce que nous avons dit avec les Kosovars albanophones que nous avons reçus - il y avait M. Thaçi et d'autres représentants mais aussi quelqu'un qui représentait M. Rugova qui n'est pas encore revenu au Kosovo. C'est cela dont nous avons parlé avec des évêques serbes qui représentaient la minorité serbe. C'était un message unanime. D'ailleurs, l'un des quatre ministres européens parlait, aucun des autres n'ajoutait quoi que ce soit car nous sommes complètement en phase là-dessus. Il n'arrive rien par miracle, mais nous savons ce que nous voulons.
Q - Sur les visions politiques, on a pu se demander à un moment donné si l'empreinte américaine n'était pas trop forte, M. Clinton qui téléphone directement au chef de l'UCK, cela a posé une question un peu particulière aux Européens. Vous venez à l'instant de me parler plutôt de M. Rugova.
R - Non, j'ai parlé de M. Thaçi, j'ai parlé des deux.
Q - Oui, c'est vrai.
R - Les Américains ont une relation forte avec l'UCK avec M. Thaçi. Ils pensent qu'ils doivent l'accompagner, être près de lui pour peut-être précisément éviter que l'UCK entre dans une fuite en avant. Il y a ce souci. Dans les réunions, nous nous concertons sur ce sujet, que ce soient au niveau des chefs d'Etat, au niveau des ministres, nous sommes d'accord sur le schéma. Il s'agit de bâtir un Kosovo autonome, - la solution de l'indépendance est toujours récusée parce qu'elle entraînerait, la partition d'une part et d'autre part, parce qu'elle redéstabiliserait tout la région qui n'a que trop souffert. Il y a donc un accord politique sur ce point.
Mais, il y a un accord aussi sur cette autonomie très substantielle. Cela nous renvoie à cette administration civile qu'il faut bâtir en attendant le relais d'institutions autonomes, quand ce sera possible. Nous sommes d'accord sur tout cela, il y a le même schéma. Simplement, on a à faire à des gens qui sortent d'un tunnel historique, des gens qui sont habités par des mentalités qui sont à des années lumière de ce dont nous parlons en ce moment. Il faut vraiment les ébranler, il faut qu'il y ait un choix positif, constructeur qui soit un tournant complet dans leur vie. Il faut qu'ils arrivent à comprendre que les différends existent entre tous les peuples partout, que les différends se traitent autrement qu'à coup de massacres. Cela, c'est un travail de tous les jours. Vous aviez raison au début, avec votre première question : l'administration civile a une responsabilité qui, par rapport à l'avenir à long terme, est encore plus importante que la question de la sécurité. Même si, pour le moment, la sécurité est déterminante.
Q - Et vous nous dites qu'il y a une seule politique et la même pour tout le monde au Kosovo. Vous avez vu qu'il y a eu un débat sur ce que l'on a appelé la zone française de Mitrovica où les militaires français auraient séparés les Serbes d'un côté et les Albanais de l'autre en protégeant plutôt les Serbes disait-on ?
R - Tout cela est une pure invention. Il n'y a pas de zone avec une politique française, une politique américaine ou autre. Nous avons bien étudié sur tous les plans dans, cette affaire du Kosovo - vous l'avez sans doute relevé -, ce qui s'est passé en Bosnie au début, lorsque la communauté internationale tâtonnait. Pas seulement l'Europe d'ailleurs, les Etats-Unis ou les Russes ou autres. Nous avons tout fait pour qu'il n'y ait pas plusieurs politiques, pas une politique par secteur. Il y a une force de sécurité pour le Kosovo, la KFOR avec un général britannique, des adjoints français, allemand et italien, et qui aura un adjoint russe. C'est la même politique pour tous les secteurs. Ils seront coordonnés constamment, ils travaillent la main dans la main avec l'administrateur intérimaire, M. Vieria di Mello. Et chaque fois qu'il y aura des incidents par rapport à une question plutôt serbe, plutôt albanaise, ou UCK, ils la traiteront ensemble.
Ce qui est vrai, c'est que le secteur qui a été donné à la France - ce qui est une marque de confiance envers nos militaires - est un secteur difficile, compte tenu de sa localisation par rapport à la Serbie, compte tenu de sa composition, parce que, précisément, là, il y a de fortes minorités serbes. C'est un secteur où il peut y avoir des difficultés mais ce qui sera fait le sera d'un commun accord avec toutes les composantes de la KFOR.
Q - Une dernière chose, vous avez été le premier à demander à ce que ce soit les Serbes, la population serbe elle-même qui se débarrasse de M. Milosevic. C'est vrai que ce discours est maintenant, généralement relayé à travers toute l'Europe. Est-ce une stratégie à mener en effet ?
R - C'est un raisonnement. Là, nous ne parlons plus du Kosovo, nous parlons de la Serbie. Lorsque l'on raisonne sur l'avenir de la Serbie, je pense que si l'on veut que le changement en Serbie soit profond, soit enraciné, si l'on veut refonder une Serbie différente - pas simplement démocratique parce que l'on ne peut pas dire que ce soit un système sans élection, il y en a aussi, mais le problème est plus profond, c'est celui d'une mentalité ultra-nationaliste qui ne conçoit que la violence et l'extrémisme pour régler les problèmes de cohabitation dans l'espace. Il faut un choc par rapport à cela.
Je crois que pour l'avenir de la Serbie, pour l'avenir du Kosovo aussi l'avenir des Balkans, l'avenir de l'Europe, il faut que cela vienne des Serbes. Il faut qu'ils prennent conscience que la politique de M. Milosevic a été de désastre en désastre, qu'elle a été en plus atroce par beaucoup d'aspects, que cela dure depuis des années et des années, et qu'au lieu de la grande Serbie qu'il leur avait promis, il aboutit à la plus petite Serbie que l'on ait jamais vu, qui est isolée, ostracisée, et qui est la tragédie historique que l'on voit.
Il faut que cela vienne de la population serbe. Il faut que cela vienne des élus, des responsables militaires, religieux ou intellectuels, et que ce choc produise une prise de conscience et qu'ils arrêtent de penser que le monde entier est contre eux parce qu'ils sont Serbes. C'est totalement faux, il n'y a pas eu de guerre contre le peuple serbe. Nous voulons une place pour ce peuple dans l'avenir de l'Europe. Cela, nous le disons depuis le début car c'est ce qui fera que le changement sera vrai en Serbie, durable. Cette approche est partagée par tous les responsables occidentaux et j'espère vraiment que la population serbe va entendre ce raisonnement et comprendre que, d'une certaine façon, c'est leur tendre la main pour l'avenir.
(source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 25 juin 1999)
R - Oui, c'est ce que je pense. Je pense aussi que l'engagement qui a été le nôtre depuis le tout début, je ne parle pas au moment des frappes mais bien un an avant, lorsque nous avons commencé à en faire un enjeu politique de premier plan - cela n'a de sens que si nous sommes capables de poursuivre cet engagement et d'aller jusqu'à l'application complète de la résolution du Conseil de sécurité dans la dimension sécurité.
Ce que j'ai vu hier est très encourageant. La KFOR me semble avoir commencé un travail formidable ; j'ai eu la meilleure impression du général Jackson et de ses adjoints de différentes nationalités dont un Français et sur l'autre volet, je trouve remarquable ce qu'a fait en quelques jours M. Vieria di Mello qui est, pour le moment, le représentant spécial de M. Kofi Annan pour cette tâche. Lorsque l'on parle de la tâche précisément, on s'aperçoit, sans aucune surprise dans cette prise de conscience, de la complexité à remettre en place ou mettre en place une administration à la base pour toutes les fonctions, trouver les policiers, commencer à former les autres. On en annonce la venue de 3000, il y en a quelques dizaines qui vont arriver qui sont des officiers, qui vont déjà pouvoir soulager les militaires de la KFOR qui font tout en ce moment. Il faut remettre en place une justice qui fonctionne sur une base légale.
Q - Tout est à faire ?
R - Ils arrêtent des gens qu'ils voient en train d'accomplir des actes criminels, ils n'ont pas de prison, pas de règles, pas de procédure alors la KFOR essaie d'agir selon nos normes, en créant au jour le jour des règles et des normes. L'administration civile, dans ce volet qui sera directement géré par l'ONU, doit se mettre en place au plus tôt. C'est ce que demande M. Vieria di Mello que nous voulons tous aider. Il y a beaucoup de choses : la reconstruction, le retour des réfugiés, la préparation des élections pour plus tard.
Q - Mais, il faut faire vite et en même temps, il faut penser dans la durée, parce qu'il n'y a que le temps, la durée qui pourra répondre à la question de la cohabitation au nouveau Kosovo des Albanais et des Serbes. Aujourd'hui, on découvre chaque jour un charnier. J'imagine que les rapports entre les deux communautés sont terribles.
R - On ne peut pas penser avec des gadgets sur ce sujet. On ne peut pas dire "nous avons des systèmes géniaux, on va déployer tout cela sur place et la démocratie à l'occidentale va se mettre en place". C'est quelque chose qui, même dans nos pays s'est enracinée au fil des décennies, pour ne pas dire des siècles. Et là, cet affrontement entre les Albanais ou les Kosovars d'origine albanaise et les Serbes, c'est quelque chose qui dure depuis toujours en fait et s'est enracinée. Dans la période contemporaine récente, dans tellement d'horreurs, tellement d'atrocités? Il y a tellement de volonté de revanche, de peur, de haine que le fossé peut paraître infranchissable.
Q - Est-il franchissable ?
R - Je pense qu'il l'est dans la durée et nous ne pouvons pas être engagés si nous n'avons pas pris en compte tout cela. Nous avons pris en compte tout cela. Il s'agit vraiment, dans cette région de l'Europe, comme ailleurs à d'autres moments, de donner un coup d'arrêt à ce cycle, à ces engrenages. Il faut sortir de cette vision qui va de revanche en revanche et de haine en haine.
Mais, cela veut dire une mentalité différente, une conception différente, une éducation différente, une vie démocratique qui n'est pas à restaurer, car en fait elle n'a jamais existé, elle est à inventer, il y a donc la question des médias. Dans un premier temps, il faut essayer d'obtenir que les différentes communautés puissent coexister sans violence, c'est déjà une première étape. Après à partir de là, il faut qu'elles puissent cohabiter, coopérer, vivre ensemble dans le même Kosovo autonome, mais dans un premier temps, il faut arrêter les violences et couper le cycle de la haine. C'est la KFOR, c'est la sécurité. Il y a des incidents partout, tous les jours.
Q - Cette conscience des enjeux très complexes est-elle réellement bien partagée entre vous ? Vous étiez quatre ministres européens des Affaires étrangères, il y avait M. Dini, M. Cook, M. Fischer et vous. Les Européens sont-ils vraiment d'accord sur les enjeux. On a bien vu qu'il y avait de petits différends, Robin Cook voulait aller plus tôt que vous là-bas, vous aviez considéré que ce n'était pas tout à fait le moment, que ce n'était pas un endroit où il fallait aller se faire photographier devant tel ou tel charnier. Vous aviez des visions un peu différentes. Est-on d'accord, nous les Européens, sur les enjeux et les stratégies à mener là-bas ?
R - Complètement. Il peut y avoir des nuances de comportements, mais en ce qui concerne les enjeux de fonds, l'objectif, nous sommes d'accord depuis plus d'un an et en dépit des différences de sensibilités des uns et des autres, ou de l'attitude de certains pays, je peux vous dire qu'à chaque étape, à chaque choix important, à chaque carrefour stratégique dans cette affaire, dans la longue période avant les frappes, durant les frappes, et depuis dans cette période où nous sommes en train de bâtir la paix, nous sommes vraiment d'accord stratégiquement sur l'objectif. Nous voulons tout faire pour que la communauté internationale réussisse à jeter les bases dans ce Kosovo maintenant libéré mais qui doit être pacifié, jeter les bases d'une démocratie au Kosovo qui est à inventer et qui passe par la réconciliation.
Mais, elle ne peut pas intervenir du jour au lendemain. Il faut être réaliste, il faut procéder par étape. Nous avons le même but et c'est d'ailleurs de cela que nous avons parlé avec le général Jackson et avec M. Vieria di Mello. C'est ce que nous avons dit avec les Kosovars albanophones que nous avons reçus - il y avait M. Thaçi et d'autres représentants mais aussi quelqu'un qui représentait M. Rugova qui n'est pas encore revenu au Kosovo. C'est cela dont nous avons parlé avec des évêques serbes qui représentaient la minorité serbe. C'était un message unanime. D'ailleurs, l'un des quatre ministres européens parlait, aucun des autres n'ajoutait quoi que ce soit car nous sommes complètement en phase là-dessus. Il n'arrive rien par miracle, mais nous savons ce que nous voulons.
Q - Sur les visions politiques, on a pu se demander à un moment donné si l'empreinte américaine n'était pas trop forte, M. Clinton qui téléphone directement au chef de l'UCK, cela a posé une question un peu particulière aux Européens. Vous venez à l'instant de me parler plutôt de M. Rugova.
R - Non, j'ai parlé de M. Thaçi, j'ai parlé des deux.
Q - Oui, c'est vrai.
R - Les Américains ont une relation forte avec l'UCK avec M. Thaçi. Ils pensent qu'ils doivent l'accompagner, être près de lui pour peut-être précisément éviter que l'UCK entre dans une fuite en avant. Il y a ce souci. Dans les réunions, nous nous concertons sur ce sujet, que ce soient au niveau des chefs d'Etat, au niveau des ministres, nous sommes d'accord sur le schéma. Il s'agit de bâtir un Kosovo autonome, - la solution de l'indépendance est toujours récusée parce qu'elle entraînerait, la partition d'une part et d'autre part, parce qu'elle redéstabiliserait tout la région qui n'a que trop souffert. Il y a donc un accord politique sur ce point.
Mais, il y a un accord aussi sur cette autonomie très substantielle. Cela nous renvoie à cette administration civile qu'il faut bâtir en attendant le relais d'institutions autonomes, quand ce sera possible. Nous sommes d'accord sur tout cela, il y a le même schéma. Simplement, on a à faire à des gens qui sortent d'un tunnel historique, des gens qui sont habités par des mentalités qui sont à des années lumière de ce dont nous parlons en ce moment. Il faut vraiment les ébranler, il faut qu'il y ait un choix positif, constructeur qui soit un tournant complet dans leur vie. Il faut qu'ils arrivent à comprendre que les différends existent entre tous les peuples partout, que les différends se traitent autrement qu'à coup de massacres. Cela, c'est un travail de tous les jours. Vous aviez raison au début, avec votre première question : l'administration civile a une responsabilité qui, par rapport à l'avenir à long terme, est encore plus importante que la question de la sécurité. Même si, pour le moment, la sécurité est déterminante.
Q - Et vous nous dites qu'il y a une seule politique et la même pour tout le monde au Kosovo. Vous avez vu qu'il y a eu un débat sur ce que l'on a appelé la zone française de Mitrovica où les militaires français auraient séparés les Serbes d'un côté et les Albanais de l'autre en protégeant plutôt les Serbes disait-on ?
R - Tout cela est une pure invention. Il n'y a pas de zone avec une politique française, une politique américaine ou autre. Nous avons bien étudié sur tous les plans dans, cette affaire du Kosovo - vous l'avez sans doute relevé -, ce qui s'est passé en Bosnie au début, lorsque la communauté internationale tâtonnait. Pas seulement l'Europe d'ailleurs, les Etats-Unis ou les Russes ou autres. Nous avons tout fait pour qu'il n'y ait pas plusieurs politiques, pas une politique par secteur. Il y a une force de sécurité pour le Kosovo, la KFOR avec un général britannique, des adjoints français, allemand et italien, et qui aura un adjoint russe. C'est la même politique pour tous les secteurs. Ils seront coordonnés constamment, ils travaillent la main dans la main avec l'administrateur intérimaire, M. Vieria di Mello. Et chaque fois qu'il y aura des incidents par rapport à une question plutôt serbe, plutôt albanaise, ou UCK, ils la traiteront ensemble.
Ce qui est vrai, c'est que le secteur qui a été donné à la France - ce qui est une marque de confiance envers nos militaires - est un secteur difficile, compte tenu de sa localisation par rapport à la Serbie, compte tenu de sa composition, parce que, précisément, là, il y a de fortes minorités serbes. C'est un secteur où il peut y avoir des difficultés mais ce qui sera fait le sera d'un commun accord avec toutes les composantes de la KFOR.
Q - Une dernière chose, vous avez été le premier à demander à ce que ce soit les Serbes, la population serbe elle-même qui se débarrasse de M. Milosevic. C'est vrai que ce discours est maintenant, généralement relayé à travers toute l'Europe. Est-ce une stratégie à mener en effet ?
R - C'est un raisonnement. Là, nous ne parlons plus du Kosovo, nous parlons de la Serbie. Lorsque l'on raisonne sur l'avenir de la Serbie, je pense que si l'on veut que le changement en Serbie soit profond, soit enraciné, si l'on veut refonder une Serbie différente - pas simplement démocratique parce que l'on ne peut pas dire que ce soit un système sans élection, il y en a aussi, mais le problème est plus profond, c'est celui d'une mentalité ultra-nationaliste qui ne conçoit que la violence et l'extrémisme pour régler les problèmes de cohabitation dans l'espace. Il faut un choc par rapport à cela.
Je crois que pour l'avenir de la Serbie, pour l'avenir du Kosovo aussi l'avenir des Balkans, l'avenir de l'Europe, il faut que cela vienne des Serbes. Il faut qu'ils prennent conscience que la politique de M. Milosevic a été de désastre en désastre, qu'elle a été en plus atroce par beaucoup d'aspects, que cela dure depuis des années et des années, et qu'au lieu de la grande Serbie qu'il leur avait promis, il aboutit à la plus petite Serbie que l'on ait jamais vu, qui est isolée, ostracisée, et qui est la tragédie historique que l'on voit.
Il faut que cela vienne de la population serbe. Il faut que cela vienne des élus, des responsables militaires, religieux ou intellectuels, et que ce choc produise une prise de conscience et qu'ils arrêtent de penser que le monde entier est contre eux parce qu'ils sont Serbes. C'est totalement faux, il n'y a pas eu de guerre contre le peuple serbe. Nous voulons une place pour ce peuple dans l'avenir de l'Europe. Cela, nous le disons depuis le début car c'est ce qui fera que le changement sera vrai en Serbie, durable. Cette approche est partagée par tous les responsables occidentaux et j'espère vraiment que la population serbe va entendre ce raisonnement et comprendre que, d'une certaine façon, c'est leur tendre la main pour l'avenir.
(source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 25 juin 1999)