Interview de M. Jean-Marie Le Pen, président du Front national, dans "National Hebdo" du 7 octobre 1993, sur la situation en Russie et la polémique à propos de la "tentation nationale communiste".

Prononcé le

Intervenant(s) : 

Circonstance : Assaut des forces de la police et de l'armée contre les partisans du général Routskoi occupant le Parlement et la mairie de Moscou le 3 octobre 1993

Média : National Hebdo

Texte intégral

Le Pen : "Derrière les chars il y a la guerre des mots"

Le président du Front national analyse les évènements qui secouent l'Europe à la lumière du regard qu'y portent les médias, et situe, en tenant compte de la pensée de Soljenitsyne, les vrais enjeux du postcommunisme.

National Hebdo : Qu'est-ce qui se passe en Russie ?

Jean-Marie Le Pen : Quand on connaît nos moyens de désinformation, il faut être prudent en interprétant les images et les informations qui nous parviennent de là-bas. Pourtant, je crois qu'on peut dire qu'il s'agit d'une phase décisive du long parcours de démocratisation que suit l'ex-Union soviétique. Ce qui étonnait jusqu'à présent, c'est que cela se soit passé de façon relativement pacifique. Maintenant le sang a coulé. Il était invraisemblable qu'une contre-révolution après plus de 70 ans d'un tel régime d'oppression ait lieu sans effusion de sang.

National Hebdo : C'est la fin du mythe de la révolution de velours ?

Jean-Marie Le Pen : Avec du velours ou des œillets, de pareils changements sont toujours redoutables. Une chose est claire maintenant : la situation dans l'ex-URSS reste instable, dangereuse. Elle peut à tout moment déraper vers la guerre civile, guerre civile russe d'abord, et, n'écartons pas cette éventualité, guerre civile mondiale, avec les arsenaux immenses que les diverses factions peuvent avoir à leur disposition.

National Hebdo : Que faut-il penser dans ces conditions des hommes politiques qui, chez nous, se désintéressent de la défense nationale, qui réduisent ses programmes d'armement, comme Léotard, "gèlent" les essais nucléaires, comme François Mitterrand, bref, de ceux qui veulent toucher les "dividendes de la paix", pour reprendre le mot de Laurent Fabius, en désarmant ?

Jean-Marie Le Pen : Ils font preuve d'un aveuglement déplorable. S'il y a une chose évidente dans les événements de Russie, c'est que tout dépend et à dépendu de l'armée, ou même de certains de ses éléments. Ce qu'elle a fait hier, elle peut très bien le défaire demain. L'hypothèse d'une prise du pouvoir par l'armée, au profit de ce que l'on appelle le complexe militaro-industriel, reste très sérieux. Il subsiste un risque de voir la Russie redevenir une puissance militaire menaçante. Dans ces conditions, il serait catastrophique de baisser notre garde. D'autant que les programmes d'armement mettent longtemps à prendre effet. Or, depuis des mois, l'alliance atlantique et notre potentiel militaire se sont dégradés. En particulier, la cessation unilatérale de nos expérimentations nucléaires peut avoir des conséquences très graves : nos armements risqueraient de se trouver dépassés. Sur ce point capital pour l'avenir du pays, le courtois M. Balladur saura-t-il s'opposer à François Mitterrand ?

National Hebdo : Revenons en Russie. On a quelquefois dit de Boris Eltsine qu'il était le Le Pen russe. Pour vous, qui est-il ?

Jean-Marie Le Pen : C'est un chef populaire pragmatique, convaincu que le communisme et intrinsèquement nuisible, et qui essaye de s'en dégager avec un minimum de casse. Il a tenté de mener une évolution pacifique, mais les communistes ne sont pas laissés faire.

National Hebdo : Une chose me chiffonne : les troupes spéciales qui n'avaient pas marché devant le mystérieux "putsch" de 1991 l'ont appuyé. Leur a-t-il promis quelque chose, a-t-il la bénédiction du KGB ?

Jean-Marie Le Pen : Je crois surtout que Boris Eltsine a la seule légitimité en Russie, il est le seul élu démocratique aujourd'hui comme hier, l'Assemblée retranchée n'étant qu'un syndicat de privilégiés qui ne voulaient pas affronter les élections libres. Je crois aussi que la seule vraie faiblesse de la position d'Eltsine est l'appui spectaculaire que lui apportent les Occidentaux. Je ne crois pas qu'il soit très habile de la part de Clinton de le claironner à chaque instant, et je crains qu'il ne finisse par le soutenir comme la corde soutient le pendu. Il ne faut pas oublier que pour les Russes l'Amérique fut l'ennemi n° 1 et reste son rival n° 1. Et que, pour une partie des Russes frappés par les inconvénients de la phase actuelle de transition, le rock et le coca américains sont le symbole de la décadence. Pour l'avenir de l'évolution anticommuniste en Russie, un soutien trop affiché me paraît maladroit. Il ne faut pas que les Russes aient l'impression qu'Eltsine sort "des fourgons de l'étranger".

National Hebdo : Venons-en à la façon dont nos médias présentent les événements. Que pensez-vous de l'emploi constant du mot "conservateurs" pour désigner les adversaires de l'évolution ?

Jean-Marie Le Pen : Il n'est pas nouveau : en 1991, et même un peu avant, les médias l'employaient déjà pour désigner tout simplement les communistes accrochés à leur système en perdition. Il s'agit d'un chef-d'œuvre de désinformation. Appeler Routskoï, par exemple, conservateur nationaliste, c'est jeter le bouchon un peu loin. Il s'agit là d'une phraséologie subversive destinée à tromper le citoyen. Les mots ont un sens. Depuis des décennies, on identifie les conservateurs à la droite bourgeoise. Rebaptiser de leur nom des communistes n'est pas innocent. Voyez-vous, s'il est difficile de savoir exactement ce qui se passe là-bas, que pensent les régions, quel est le degré d'unité de l'armée, etc., il y a une chose qui est très claire, c'est ce que veulent nous faire croire les médias occidentaux.

National Hebdo : Quoi donc ?

Jean-Marie Le Pen : Ils cherchent à exonérer le communisme de ses fautes, à faire oublier ses responsabilités, grâce à une manipulation permanente des mots. Périodiquement, on lance des mots-leurres destinés à détourner l'attention du vrai problème, qui est le communisme : il y a ainsi aujourd'hui le mot "conservateur", il y a eu le "stalinisme", il y a aussi le "national-bolchevisme", qui permet de discréditer le nationalisme tout en escamotant le communisme. D'où cette effarante campagne sur la Yougoslavie, assimilant Milosevic à Hitler, alors que l'armée et le gouvernement serbes sont d'abord ce qu'ils sont, c'est-à-dire communistes. Avec ce type de procédé, on enterre le goulag, les millions de morts, etc. Il ne pourra pas y avoir de dé communisation tant qu'il n'y aura pas procès.

National Hebdo : Vous êtes pour ?

Jean-Marie Le Pen : Mais bien sûr, pourquoi pas ? Sinon, il risque de subsister une complaisance inconcevable pour ce système monstrueux – que dis-je, elle subsiste, on nous le présente comme nécessaire, humain. Voyez, dans le registre clownesque, les déclarations qui ont suivi l'annonce de la retraite de Marchais : pas toujours favorable, mais rien qui rappelle le rôle odieux de lui-même et de son parti. Et l'on trouve même des personnalités importantes de la majorité pour déplorer que le PC ne trouve pas plus de place dans notre "jeu démocratique". En France non plus le communisme n'est pas mort, il conserve de nombreux alliés en place, notamment dans les médias.

National Hebdo : Un mot cependant sur le national-bolchevisme. On a vu flotter ensemble sur le Parlement le drapeau rouge et le drapeau tsariste.

Jean-Marie Le Pen : Que signifie cette image ? Qu'Eltsine suscite une conjonction d'oppositions. On y trouve de tout, comme à la Samaritaine, de vieux apparatchiks frustrés, des malheureux au bord de la misère, des gens qui regrettent les grandeurs et la puissance de leur pays, etc. Des carpes et des lapins, le "cartel des non" à Eltsine en quelque sorte. Mais nulle cohérence idéologique ne les lie. Il y a des nationaux, des bolcheviques, et des autres, qui déplorent la désintégration de l'État, la drogue, la mafia, le discrédit de l'armée. Mais les nationaux, les bolchéviques, et les autres, n'ont pas les mêmes convictions, ni la même conception de l'État qu'il faut restaurer, etc.

En établissant un lien artificiel entre nationalisme et bolchevisme, les idéologues mondialistes qui dominent les médias et qui aspirent à dominer le monde visent deux buts : d'abord discréditer la nation qui est le seul obstacle à leurs visées, ensuite masquer les ressemblances réelles, elles, qui existent entre communisme, social-démocratie, et libre-échangisme intégral. Tous les trois ont en commun en effet : un projet mondialiste, le primat de l'économie, le refus de l'enracinement. À l'inverse, seule la nation défend, par la souveraineté, l'identité, la prospérité, la solidarité d'un peuple.

National Hebdo : Appliqué à la Russie, ce n'est ni Routskoï ni Eltsine qu'il lui faut, c'est plutôt Soljenitsyne.

Jean-Marie Le Pen : En effet étant donné la dégradation sociale qui accompagne la transition vers la démocratie, Eltsine apparaît comme l'homme de l'Occident, et pas toujours dans ce qu'il a de plus respectable. Soljenitsyne propose une réflexion à la fois plus élevée et plus nourrie par l'histoire, les traditions russe et chrétienne. Il "interpelle" d'ailleurs l'Occident, comme on dit, et beaucoup de nos "intellectuels" l'ont bien senti, qui le traitent de vieille baderne ou de presque fasciste après l'avoir encensé. La vraie question qu'il pose au fond et qui est le but de nos sociétés humaines : où est le bien d'un peuple, et singulièrement, pour lui, du peuple russe ? Qu'est-ce que nous voulons faire avec lui ? Lui inoculer les véroles occidentales à la place, ou en plus, de la peste communiste ? Alors ils n'auront fait que tomber de Charybde en Scylla.

Faut-il lui envoyer nos professeurs de morale socialiste pour lui apprendre à gouverner honnêtement, nos hommes d'affaires ministre pour lui apprendre à jouer au foot, exporter notre modèle de banlieue et notre Éducation nationale ? C'est déjà fait hélas et la détresse des grandes villes russes n'a rien à nous envier. Soljenitsyne va chercher sa riposte du côté de la religion chrétienne, de la morale personnelle, de la nation. On peut ne pas partager toutes ses idées et préférer cette direction à celle que l'Occident suit aujourd'hui.

Propos recueillis par Muriel Plat