Texte intégral
Monsieur le Ministre,
Monsieur le Directeur général,
Mesdames et Messieurs les Ambassadeurs,
Mesdames, Messieurs,
En me demandant d'ouvrir cette 13e Journée mondiale de l'Alimentation, monsieur Édouard Saouma m'a fait l'honneur et le plaisir de pouvoir m'exprimer devant un auditoire prestigieux, dont les travaux font autorité.
Il m'est agréable de m'adresser, comme je l'avais fait en 1973, à cette assemblée dont l'œuvre persévérante et courageuse permet de relever un des plus grands défis du développement.
Je me réjouis aussi de saluer l'action du Directeur général de l'organisation des Nations-Unies pour l'alimentation et l'agriculture.
Par la détermination et l'inlassable dévouement dont il a fait preuve depuis dix-huit ans, monsieur Édouard Saouma peut être légitimement fier d'une institution qu'il a su adapter à la nouvelle donne du développement mondial.
Au-delà, c'est à l'œuvre de l'Organisation des Nations-Unies pour l'alimentation et l'agriculture que je tiens à rendre hommage.
Son combat contre la famine et la malnutrition a permis d'enregistrer les premiers progrès durables dans ce domaine. La proportion des personnes souffrant de la faim a commencé de diminuer. Elle se situe actuellement à 20 % de la population des pays en développement, contre 36 % au début des années 70.
Ces résultats encourageants donnent aux Journées mondiales de l'alimentation, organisées depuis 1981, un écho certain dans l'opinion publique.
En favorisant, chaque année, une action concertée des gouvernements et aussi des organisations non gouvernementales, ces journées attirent l'attention, et particulièrement celle des jeunes, sur la tragédie de la faim.
Vous allez d'ailleurs récompenser tout à l'heure les meilleures affiches réalisées par des enfants du monde entier à l'occasion de cette journée. Lutter contre la faim passe en effet d'abord par l'éducation. Il faut préparer les enfants à devenir des adultes solidaires, généreux et responsables.
Le thème que vous avez retenu cette année – "Valorisons la diversité de la nature" – permet une approche moderne et scientifique de la lutte contre la malnutrition. Il répond bien à votre souci d'adapter en permanence vos travaux et vos recherches aux évolutions politiques, économiques et techniques de l'humanité.
Jamais la Terre n'a produit autant pour nourrir les hommes, jamais les connaissances sur la nutrition n'ont été aussi étendues, et pourtant, le monde demeure impuissant à résoudre de manière durable le problème de la faim.
Certes, depuis plusieurs années, on assiste à une sensible amélioration de l'approvisionnement alimentaire des pays en voie de développement, notamment en Asie.
Mais si la faim recule, elle ne cède pas ! Près d'un milliard d'êtres humains souffrent de sous-alimentation, près de 200 millions d'enfants sont victimes de malnutrition et 40 000 meurent chaque jour.
N'est-il pas dérisoire dès lors de se réclamer des droits de l'Homme, quand le premier d'entre eux, celui de se nourrir, est ainsi bafoué ?
L'Histoire est jalonnée de terribles famines. Mais notre XXème siècle aura donné à ce fléau une dimension dramatique nouvelle les famines les plus terribles ne résultent plus de catastrophes naturelles, mais de l'homme lui-même.
Les guerres civiles, comme en Éthiopie hier, ou en Somalie aujourd'hui, condamnent des populations entières à l'exode et à la famine.
La famine résulte, aussi et surtout, de la pauvreté. Le fossé ne cesse de s'élargir entre pays du Nord et pays du Sud avec d'un côté la richesse affichée, la consommation exaltée, des technologies de plus en plus sophistiquées, et de l'autre, le dénuement le plus extrême. Bien souvent, les pays en développement ne disposent pas des revenus nécessaires pour assurer les besoins vitaux de leurs populations.
Cette situation est d'autant plus inquiétante que dans 25 ans, la population mondiale aura augmenté de 3 milliards d'hommes et de femmes et qu'il faudra en conséquence multiplier la production actuelle par deux pour atteindre le seuil de subsistance.
Le combat contre la faim est donc double : lutter, par l'aide d'urgence, pour soulager les situations les plus dramatiques, mais aussi, à long terme, assurer la sécurité alimentaire mondiale.
L'aide d'urgence permet aujourd'hui, pour le seul continent africain, la survie de 20 millions de personnes. Elle reste donc une composante essentielle de notre solidarité envers les pays les plus démunis. Toutefois, l'histoire récente a montré qu'elle ne pouvait se faire dans l'improvisation. Une action trop tardive de la communauté internationale, comme cela a été le cas en Somalie, conduit à intervenir dans des conditions très difficiles.
Plutôt que de réagir par saccades, il serait préférable d'accroître la réserve alimentaire d'urgence, constituée sous l'égide du Programme alimentaire mondial. Ainsi, les secours pourraient être acheminés, dans les délais les plus brefs, dès que le danger de famine se fait sentir.
Vous avez fait, monsieur le Directeur général, voilà quelques mois, une proposition dans ce sens qui devrait recevoir l'appui de tous.
Dans le même temps, à l'heure où certains parlent des effets pervers de l'aide alimentaire, il importe de bien définir le cadre de ce type d'action. Seules les populations les plus démunies doivent en bénéficier, afin de ne pas démotiver les producteurs locaux.
L'aide d'urgence doit être également limitée dans le temps, car, si la situation se stabilise, elle doit laisser progressivement la place à des actions de développement durable.
C'est en effet à l'édification d'un véritable système de sécurité alimentaire que nous devons consacrer nos efforts.
La population mondiale s'accroît de 250 000 personnes par jour. Si les pays du Sud ne parviennent pas à l'autosuffisance, les excédents du Nord n'arriveront pas à nourrir les quelques 8 milliards et demi d'hommes qui peupleront la planète dans 25 ans.
Il est donc impératif d'augmenter la production agricole mondiale. Mais il faut le faire en évitant deux dangers d'une part, trop spécialiser l'agriculture sur quelques variétés végétales et quelques pays producteurs ; d'autre part, dilapider le capital écologique de la terre.
Le premier écueil consisterait à s'en remettre exagérément aux lois du marché. La recherche systématique de la rentabilité conduirait à une spécialisation excessive des zones de production. Une telle évolution ferait dépendre l'alimentation mondiale d'un nombre de plus en plus limité d'espèces végétales et animales, qui ne seraient jamais totalement à l'abri de maladies incontrôlables ou de catastrophes écologiques. Déjà, 3 plantes seulement, le blé, le riz et le maïs, fournissent plus de 40 % de l'alimentation végétale mondiale et 9 plantes en fournissent près de 70 %.
On comprend donc aisément la grave hypothèque qu'une concentration accrue de la production agricole ferait peser sur la sécurité alimentaire.
De plus, une application à courte vue des lois du marché, comme on le constate malheureusement à travers la nouvelle Politique Agricole Commune européenne ou dans les négociations du GATT, risque d'entraîner une réduction néfaste de la production agricole.
J'avais déjà eu l'occasion de dire dans cette même enceinte que ces pratiques sont aberrantes, au regard de la situation alimentaire mondiale. Ces politiques malthusiennes aboutissent en fait à remettre le "pouvoir vert" dans les mains d'un petit groupe de pays producteurs, et à terme, d'un seul.
Au nom de quel principe peut-on laisser quelques pays riches décider du nombre d'hectares que nous pouvons labourer ou des animaux que nous devons élever ? C'est l'enjeu des négociations internationales en cours, où la France, vous le savez, a décidé de ne pas laisser sacrifier les intérêts légitimes des producteurs européens et réduire à néant leur capacité de répondre à la demande alimentaire mondiale.
Le second écueil serait d'exploiter les ressources de la nature sans respect de l'environnement. À maintes reprises, votre organisation a souligné que, chaque année, plusieurs millions d'hectares de bonne terre sont perdus sous les effets de l'urbanisation. Rappelons aussi que dans les régions arides et semi-arides, la désertification menace plusieurs centaines de millions d'hectares de cultures sèches ou irriguées.
Il faut donc intensifier la production, accroître les rendements tout en préservant la qualité et la diversité des éléments naturels nécessaires à la production agricole. La Conférence de Rio a souligné, à juste titre, l'importance de la conservation et de la régénération des sols et de l'eau, qui constituent la base d'un développement rural durable.
C'est dans le même esprit que vous proposez de mieux exploiter la variété naturelle des espèces. J'en résumerai l'esprit dans la formule suivante : comment à la fois produire plus et produire mieux ?
Cela suppose d'abord de trouver, pour les pays en développement, un plus juste équilibre entre les cultures d'exportation et les produits vivriers.
Les pays pauvres peuvent progresser vers l'autosuffisance, en relançant leurs productions végétales ou animales traditionnelles. Ne dit-on pas que l'Éthiopie, par exemple, pourrait retrouver à court terme un potentiel agricole considérable, alors que ce pays s'identifie encore dans nos consciences avec la misère et la famine ?
La pression du marché conduit trop souvent les agriculteurs à remplacer des variétés locales très diverses par un nombre limité d'espèces destinées à l'exportation.
Les brusques retournements du marché provoquent ainsi des catastrophes économiques. La Côte-d'Ivoire a, par exemple, été victime d'un véritable drame lorsque les cours du cacao et du café, produits qui représentent 50 % de ses recettes d'exportation, se sont effondrés.
Dès lors, l'équilibre souhaitable entre les productions vivrières et les cultures d'exportation passe par un prix plus juste des matières premières et une gestion de la dette qui tienne compte de l'évolution des cours.
Pourquoi, par exemple, ne pas convenir que le remboursement de la dette des pays du Sud serait indexé sur la rémunération des matières premières, de manière à stabiliser leur économie ? Il conviendrait également de déconnecter les annuités de remboursement de l'évolution du dollar et de celle des taux d'intérêt internationaux. Les États concernés sont en effet totalement impuissants devant ces fluctuations.
Quant aux matières premières, elles doivent être payées au juste prix par les consommateurs occidentaux. Dans cette optique, il convient de compléter et d'améliorer les systèmes existants de compensation et de soutien aux recettes d'exportation.
Cette réorganisation de la production mondiale implique aussi de préserver l'avenir et la diversité des sociétés rurales.
Sous la contrainte des marchés internationaux, nous assistons à la simplification et à la standardisation des produits, à l'uniformisation des goûts et des modes alimentaires, et finalement, à une disparition de la diversité des agricultures locales.
Le défi qu'il s'agit de relever dépasse largement les problèmes du Sud. Ce sont les racines et l'identité de chacun qui sont en cause. L'organisation des marchés mondiaux, indispensable à un développement durable, ne doit pas négliger les valeurs et les traditions des milieux paysans. Sur ce point-là aussi, la France mène un combat qui, au-delà de la survie de son agriculture, concerne l'équilibre entier de nos sociétés.
Mais un développement durable, basé sur la diversité de la nature, ne pourra être atteint sans une mobilisation du monde scientifique. Étant donné la pression démographique croissante qui s'exerce sur les terres agricoles, les hausses de production proviendront surtout de gains de productivité. C'est à une nouvelle "révolution verte" que les chercheurs pourront contribuer, par la protection des espèces menacées, la promotion d'espèces traditionnelles, la sélection de variétés résistant aux maladies et aux intempéries. Je sais que les travaux entrepris par l'OAA, notamment en collaboration avec des centres de recherches français, ont permis l'amélioration d'un grand nombre de plantes des régions tropicales et semi-désertiques. C'est une voie qu'il faut continuer d'explorer. La quatrième Conférence internationale sur les ressources phytogénétiques, dont votre organisation a d'ores et déjà jeté les bases, constituera une étape essentielle dans l'utilisation rationnelle des ressources génétiques mondiales.
Vous avez récemment souligné, monsieur le Directeur général, l'insuffisance des investissements des pays développés vers les pays pauvres, notamment dans le domaine agricole. Je voudrais rappeler ici à nos partenaires des pays riches, d'Europe et d'ailleurs, que ces investissements ne sont pas uniquement une aide de type humanitaire, mais qu'il en va aussi de notre intérêt économique et stratégique.
Les pays industrialisés ne retrouveront ni la prospérité ni le progrès si, à quelques centaines de kilomètres de leurs côtes règnent la misère et le désespoir. Il n'est pas concevable de laisser les pays du Sud se marginaliser. Leur développement sera aussi le nôtre. Il y a dans ces pays d'énormes besoins à satisfaire et dans les pays du Nord des capacités de production inutilisées. La crise appelle à renforcer les solidarités, et c'est seulement ensemble que nous pourrons retrouver le chemin de la croissance.
Mais il en va également de notre intérêt stratégique. La paix du monde court en effet de grands risques, si persistent et s'accumulent les inégalités criantes que nous constatons tous. Les quatre cinquièmes de l'humanité acceptent déjà difficilement de disposer d'un cinquième seulement de la richesse mondiale. Dans vingt-cinq ans, ce rapport sera encore plus défavorable aux pays du Sud si rien n'intervient d'essentiel, notamment dans l'aide au développement et la lutte contre la faim, cette expression la plus absolue de la détresse humaine.
Nous ne parviendrons à la vaincre que par une solidarité accrue et la conscience d'un destin commun, mais dans le respect de nos diversités.