Interviews de M. Hubert Curien, ministre de la recherche et de l'espace, dans "Info DGA" de mai et "Armées d'aujourd'hui" d'août 1992, sur la synergie entre recherche militaire et recherche civile.

Prononcé le 1er mai 1992

Intervenant(s) : 

Circonstance : Entretiens "Science et défense" organisés en mai 1992 par la DGA

Média : Info-DGA - Armées d'aujourd'hui

Texte intégral

Armées d'Aujourd'hui : Que représentent, pour vous, les Entretiens "Science et Défense" ?

Hubert Curien : Les Entretiens "Science et Défense" représentent avant tout une occasion d'échanges entre les civils et les militaires qui s'intéressent à la science. Les préoccupations scientifiques sont par nature ouvertes sur le monde et nécessitent des échanges de vues constants. D'où la multiplicité des colloques et des travaux réalisés en coopération internationale. Ce qui est vrai du domaine civil l'est tout autant du domaine militaire, bien que celui-ci doive faire face à des contraintes spécifiques. S'informer, dialoguer, échanger telles sont à mes yeux les premières qualités des Entretiens "Science et Défense" dont tout le monde vante la réussite. Année après année, la participation y est très importante et les débats d'une grande qualité. Ces Entretiens "Science et Défense" sont une des initiatives les plus heureuses de la DGA dans le cadre de ses rapports avec le monde scientifique.

Coopération scientifique

Armées d'Aujourd'hui :  Quels sont, pour vous, les grands axes d'accord et/ou de désaccord dans la coopération scientifique entre civils et militaires ? Existe-il des malentendus ?

Hubert Curien : Le premier point sur lequel tout le monde est, aujourd'hui, d'accord concerne la nécessité de cette coopération entre civils et militaires dans le domaine scientifique. Chacun mesure, aujourd'hui, à quel point la capacité scientifique et technologique des armées est centrale pour l'efficacité de notre Défense. De même que la technologie joue un rôle primordial dans la compétitivité des entreprises, les progrès scientifiques et techniques sont déterminants pour les capacités de Défense nationale. Le Ministre de la Défense, Pierre Joxe, en est lui-même persuadé, ce qui nous a permis de mettre en place ces liens renforcés dans le domaine scientifique. L'ensemble de ces nouvelles mesures a d'ailleurs fait l'objet d'une communication en Conseil des Ministres.

Autre point d'accord avec M. Joxe : l'utilisation accrue, par la Défense, des techniques spatiales. Dans le cadre de ces actions qui ressortissent exclusivement aux prérogatives militaires, le CNES, notre agence spatiale nationale, peut apporter une contribution très importante en matière de compétences humaines et de moyens techniques. Une réflexion a été engagée sur ce sujet et conduira rapidement à des décisions.

Quant aux malentendus, je n'en vois plus guère, sinon parfois quelques réticences liées à des habitudes de travail qui peuvent et parfois doivent évoluer. Je pense, par exemple, aux réticences que pouvaient avoir certains chercheurs dans le passé lorsqu'il s'agissait de travailler en association étroite avec la Défense. Grâce aux nombreux contacts que la DRET a su établir avec mes laboratoires scientifiques, presque toutes les anciennes tensions ont été supprimées. Il faut souhaiter que cette implication de la DRET dans la communauté scientifique nationale se poursuive.

CEI

Armées d'Aujourd'hui : Quelle est la position de la France sur la reconversion et le maintien du potentiel scientifique de la Communauté des États Indépendants ?

Hubert Curien : L'ancienne URSS avait construit un dispositif scientifique de tout premier plan avec lequel, au moins dans certaines parties, la communauté internationale avait noué de très nombreux contacts. Les échos qui nous proviennent des laboratoires sont aujourd'hui inquiétants. Le manque de moyens risque de paralyser des équipes souvent au meilleur niveau mondial. À moins qu'il ne conduise ces équipes à chercher le salut par l'émigration. Notre politique, dans ce domaine, est principalement constituée de deux volets.

D'une part, des procédures spécifiques ont été mises en œuvre pour permettre l'accueil de chercheurs en provenance de l'Est. Ces procédures doivent permettre aux chercheurs de renforcer leurs liens avec les équipes françaises. L'accueil temporaire, nécessaire à la vie scientifique, ne doit pas se transformer en fuite des cerveaux.

D'autre part, et précisément pour aider les scientifiques de l'Est à continuer à travailler dans leurs laboratoires actuels, nous préparons actuellement, en liaison avec nos partenaires européens et occidentaux, la mise en œuvre d'une aide spécifique au maintien du potentiel scientifique dans les pays de l'Est.

 

Août 1992
Armées d’Aujourd'hui

En février dernier, MM. Pierre Joxe et Hubert Curien ont exprimé leur volonté de créer une nouvelle synergie entre la recherche militaire et la recherche civile. Les entretiens Science et Défense organisés par la DGA (mai 92) ont confirmé cette option. L'un des artisans de cette stratégie, Hubert Curien précise ses objectifs lors d'une interview à Armées d'aujourd'hui.

Armées d'Aujourd'hui : en 1991, en matière de recherche, l'État a dépensé 48 milliards de francs pour le secteur civil et 34 milliards de francs pour le secteur militaire. Cet équilibre vous paraît-il satisfaisant ?

Hubert Curien : Il me paraît correct et dans une bonne moyenne si on le compare à celui des Américains où la proportion des dépenses militaires est très supérieure à la proportion française et à celui des Allemands où cette proportion est nettement plus faible. Nous nous situons en position convenable: en dessous des Américains et des Anglais et au-dessus des Allemands. Cependant, dans les 34 milliards de francs, 26 milliards sont destinés au Développement et la différence, à la recherche fondamentale et à la recherche appliquée, pour lesquelles l'engagement sur les crédits militaires n'est pas considérable. Quant à la répartition de ce budget militaire de Recherche et Développement, le ministre de la Défense a souhaité que la fabrication d'armements corresponde aux besoins d'une armée moderne, en insistant également sur une augmentation progressive de la composante spatiale. Ce qui est, à mon sens, une excellente direction.

Armées d'Aujourd'hui : La volonté d'une nouvelle synergie dans le domaine de la Recherche et de la Technologie entre civils et militaires vous semble-t-elle souhaitable ? Ne présente-t-elle pas des risques pour les uns comme pour les autres ?

Hubert Curien : Elle me paraît tout à fait souhaitable parce qu'elle nous permet de mieux utiliser l'argent dont nous disposons. Il y a des domaines d'activités dans lesquels ce rapprochement civils/militaires se fait tout naturellement. Prenons l'exemple des fusées et des missiles. Les grandes sociétés françaises impliquées dans la fabrication de ces systèmes mobilisent les mêmes équipes sur les programmes civils et militaires. Ce sont les mêmes compétences qui permettent de fabriquer Ariane ou des engins militaires. Dans de tels secteurs, il n'y a aucune difficulté et il faut continuer.

Dans d'autres secteurs, la distinction est probablement plus délicate. Il faut continuer naturellement à assurer la protection du secret pour ce qui concerne les armements. Mais on peut aller très loin, en matière de recherche, dans les parties communes civiles et militaires, tout en respectant cette protection. Par exemple, dans les domaines de l'électronique et de l'informatique, on peut développer davantage encore les relations entre civils et militaires pour l'étude de nouveaux systèmes.

À propos d'espace, nous disposons, en France, du Centre national d'études spatiales (CNES). Cette agence spatiale œuvre aussi bien sur des projets civils, dans le cadre national avec l'Agence spatiale européenne, que sur des projets militaires, qu'ils soient de télécommunication ou d'observation. Nous souhaitons, le ministre de la Défense M. Pierre Joxe et moi-même, que la coopération établie entre la Délégation générale pour l'armement et le CNES soit de plus en plus étroite. Nous réfléchissons actuellement aux modalités concrètes qu'il faudrait adopter pour rendre plus facile encore cette coopération.

Armées d'Aujourd'hui : Quatre domaines d'intérêt prioritaire ont été retenus pour jeter de nouvelles passerelles entre chercheurs civils et militaires : les composants électroniques, la robotique mobile, les technologies de production, les matériaux. Pourquoi ce choix ?

Hubert Curien : Parce que les champs de Recherche et Développement de ces domaines sont particulièrement diffusant. Par diffusant j'entends des activités de recherches menées pour des objectifs très précis, mais dont on sait qu'elles pourront avoir des retombées dans de nombreux autres secteurs de la technologie. Si l'on travaille par exemple sur les matériaux, cela permettra dans un premier temps de réaliser des programmes très précis correspondant à des commandes civiles ou militaires. Mais en sachant que, dans un second temps, la maîtrise des matériaux spéciaux par exemple – des matériaux qui supportent de très hautes températures – permettra de bien nous positionner ultérieurement sur d'autres marchés.

Armées d'Aujourd'hui : On envisage de rassembler géographiquement les potentialités de recherche et de développement de technologies sur trois sites : Toulouse, Bordeaux et Palaiseau. Pour quelles raisons ?

Hubert Curien : Ces trois pôles de Toulouse, Bordeaux et Palaiseau sont très intéressants. Mais il ne faudrait pas croire que tout va se rassembler sur ces trois centres, et que ces trois pôles d'excellence pourraient un jour rayonner sur un désert technologique extérieur. Il n'est pas du tout question de faire cela.

À Palaiseau, nous avons des laboratoires et des institutions d'enseignement qui comptent parmi les meilleurs : l'École Polytechnique, l'université de Paris XI, l'École supérieure d'électricité et d'autres établissements qui constituent un foyer d'activités intellectuelles scientifiques où les ingénieurs se trouvent particulièrement à l'aise. En plus de ces organismes d'enseignement, nous avons également sur place le Commissariat à l'énergie atomique (CEA) et le Centre national de la recherche scientifique (CNRS). Il existe donc là une force incontestable et il faut en profiter. Certains pourraient me dire que ceci n'est pas très cohérent avec le discours que je tiens sur la relocalisation en dehors de la région parisienne. Mais ce discours n'exclut pas une bonne activité en région parisienne. Ce qu'il ne faut pas faire, c'est continuer à favoriser ou à laisser se développer une tendance au terme de laquelle la région parisienne deviendrait de plus en plus importante, aux dépens des autres régions. Mais abandonner tout intérêt pour la région parisienne serait stupide. Nous avons en région parisienne et plus particulière- ment tout autour du plateau de Palaiseau un ensemble dont il faut tirer le meilleur parti, parce qu'il est excellent.

Pour ce qui concerne Toulouse, nous y avons depuis longtemps rassemblé un très fort potentiel technologique, notamment en aéronautique et en techniques spatiales. Mais nous y disposons également d'autres activités de pointe, notamment en génie chimique. C'est donc un centre étoffé où les industriels sont aussi implantés. Et ces industriels, qui travaillent par exemple dans les domaines de l'aéronautique et du spatial, ont déjà l'habitude de travailler à la fois pour les militaires et les civils. Quant à Bordeaux, de tous temps la chimie y a été considérée comme excellente. Elle a attiré de grands chercheurs et a essaimé dans le pays de très bons chimistes. Le secteur des matériaux est aussi fort bien représenté avec le CEA-DAM, le CNRS et l'Université. Ce potentiel de qualité travaille en étroite liaison avec les importantes entreprises de l'aéronautique et de la Défense implantées dans la région.

Armées d'Aujourd'hui : L'utilisation de l'espace répond globalement à trois besoins : le scientifique, le commercial, le militaire. Sur ce dernier point, la Communauté européenne a-t-elle pris un grand retard ?

Hubert Curien : La Communauté européenne n'est pas en avance sur l'espace militaire. Pour l'instant, le volume d'activités spatiales militaires européen reste faible et nous autres Français donnons vraiment l'exemple. Ainsi, le ministre de la Défense souhaite que l'activité spatiale militaire française soit en progression rapide. II souhaite aussi que ces activités spatiales puissent être des activités partagées en Europe. C'est évidemment une très bonne voie. Bien sûr, pour l'instant l'effort spatial militaire européen est bien inférieur à l'effort spatial civil européen, alors que c'est le contraire aux États-Unis.

Je ne saurais dire aujourd'hui à quel horizon l'Europe sera à l'image de l'Amérique – d'ailleurs je ne suis pas sûr que ce soit nécessaire. Mais il faut que nous trouvions, en Europe, les moyens d'une coopération nouvelle, déjà amorcée en particulier pour l'observation et les télécommunications. Allons de l'avant, c'est une voie dans la- quelle nous pouvons bien nous placer. Essayons d'être novateurs, d'imaginer des systèmes qui soient destinés à des activités de défense. Écouter, observer, communiquer, c'est l'essentiel. C'est tout aussi utile en temps de crise qu'en temps de paix.

Armées d'Aujourd'hui : Pensez-vous que la France ait l'ambition et les moyens d'accéder à une place de leader en matière de défense spatiale européenne ?

Hubert Curien : Oui, je le crois. Mais faut-il le proclamer haut et fort ? Si on le dit très fort, on risque d'irriter un peu d'autres partenaires européens qui sont également des puissances économiques importantes. Pour l'instant nous faisons plus que les autres. Je ne dis pas "mieux que les autres" car certains partenaires avec lesquels nous travaillons déjà montrent leur compétence. Mais si nous réalisions ensemble ne serait-ce qu'une partie d'un programme de défense spatiale européenne, je crois que tout le monde pourrait s'en réjouir.