Interviews de M. Michel-Édouard Leclerc, PDG des établissements Leclerc et de M. Philippe Séguin, membre du bureau politique du RPR, à "La Vie" le 28 janvier 1993, sur l'inflation, la relance économique intitulés : "Pour ou contre le franc fort".

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Média : La Vie

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Partout les affaires vont mal. La lecture quotidienne des journaux économiques donne la déprime : licenciements, fermetures d'entreprises, courbes en baisse à toutes les pages. Pour l'heure, Pierre Bérégovoy reste fidèle à son credo : le franc doit rester fort, l'inflation faible.

Sur ce plan, le Premier ministre crie victoire. La monnaie tient bon et, en 1992, la hausse des prix n'a atteint que 2 %, du jamais vu depuis 1956. Mais en contrepartie, les taux d'intérêt, et donc le coût du crédit, a at teint des sommets. Pourquoi ? Parce que la France est liée à l'Allemagne au sein du système monétaire européen (le SME). Outre-Rhin, nos cousins germains n'en finissent pas de payer leur réunification. Les besoins de l'ex-Allemagne de l'Est sont immenses et le pays dépense des milliards de marks. Les salaires montent, les prix aussi. La banque centrale allemande, pour qui l'inflation représente ce qu'est le loup-garou aux petits enfants, maintien des taux d'intérêts très élevés pour attirer les capitaux et aussi pour décourager le crédit et donc la hausse des prix.

La France suit. Actuellement, une entreprise qui emprunte pour quelques mois paiera 12 % d'intérêts. Avec une inflation à 2 %, le prix réel du crédit monte à 10 %, un sommet jamais atteint. Sur le long terme, c'est pareil. Une famille qui veut acheter un logement paiera des intérêts de 10 % pendant des années: prohibitif ! Résultat, les investissements des entreprises souffrent, et le secteur de l'immobilier plonge au plus bas.

"Cette politique conduit à la catastrophe", affirment des économistes. Ils proposent de mettre un peu d'huile dans les rouages, de lâcher la bride de l'inflation. De cesser de marcher derrière l'Allemagne, en sortant du SME, et de s'offrir au besoin une petite dévaluation pour donner un avantage aux produits français vendus à l'étranger. Beaucoup de patrons de PME, le pensent tout bas, mais très fort. Pourtant, Ernest-Antoine Seillière, le président de la commission économique du CNPF, se refuse pour sa part à l'envisager. "Il faut maintenir la politique de stabiliser et ne pas céder aux fausses illusions monétaires", disait-il lors de l'assemblée générale des patrons, le 15 décembre dernier. La polémique continue pourtant, car les trois millions de chômeurs pèsent lourd. L'avalanche des licenciements en cours devient insupportable. La Vie ouvre donc le débat. Nous avons posé les mêmes questions à Michel-Édouard Leclerc, le patron des magasins du même nom (114 milliards de chiffre d'affaires, 3 500 personnes embauchées en 1992 !) et à Philippe Séguin, franc-tireur du RPR, député-maire d'Épinal. Ils apportent chacun leurs réponses. Certaines convergent. D'autres divergent largement. À vous de juger.

La Vie : L'inflation n'a atteint que 2 % en 1993. Est-ce une victoire ou une catastrophe ?

M.-E. Leclerc : C'est une victoire pour tout le monde. Certes, il ne faudrait pas la surestimer. Le dollar est resté très bas en 1992, empêchant la montée des prix du pétrole et des autres matières premières. La surproduction a maintenu les prix alimentaires très bas. Mais tout de même ! Il y a dix ans ; nous connaissions une inflation à deux chiffres. Les prix et les salaires se couraient après, dans une poursuite infernale. Avec une progression des prix très faible l'an dernier, les entreprises vendent mieux sur les marchés internationaux, et les salariés ont gagné du pouvoir d'achat. Les Français ont compris cela et remporté une victoire culturelle sur eux-mêmes.

Ph. Séguin : Je ne suis pas de ceux qui pensent qu'il est bon de faire de l'inflation pour doper l'économie. L'expérience des vingt dernières années a bien montré que toujours plus d'inflation pouvait s'accompagner de toujours plus de chômage. On ne peut donc, à mon avis, que se réjouir de ce que l'inflation française ait été maîtrisée. Cela dit, la question est de savoir jusqu'où il faut aller dans le ralentissement de l'inflation et quel est le prix à payer quand on va au-delà. Il arrive toujours un moment où le mieux est l'ennemi du bien. Il me semble que l'on va désormais trop loin.

La Vie : Craignez-vous une baisse générale des prix – une déflation – en 1993 ?

M.-E. Leclerc : Les secteurs d'activité touchés par la baisse des prix restent limités : l'immobilier de bureaux, et les logements très chers des grandes villes, essentiellement Paris. De même certains produits agricoles, dont la consommation ne repart pas malgré la chute des prix. Cette situation – surtout dans l'immobilier – dépend largement d'entrepreneurs qui n'avaient pas d'abord réfléchi aux perspectives commerciales de leurs investissements. Cela ne doit pas occulter les vertus de la désinflation.

Ph. Séguin : Selon de nombreux experts, cette baisse a déjà commencé. Quand le rythme actuel de la hausse des prix est à 0 % comme en novembre et décembre derniers, on peut considérer que, compte tenu des méthodes de calcul, on est déjà entré dans un processus de déflation qui touche non seulement la valeur des actifs, mais aussi les prix des biens et des services.

Aller plus loin dans un tel processus déflationniste serait désastreux. Chaque fois que cela s'est produit dans le passé, l'économie s'est effondrée et le chômage est monté en flèche.

La Vie : Jamais le crédit n'a coûté si cher, pour les familles comme pour les entreprises, avec des taux d'intérêts réels élevés. Comment faire baisser ces taux ? Faut-il le faire seul, sans l'Allemagne, au risque de sortir du système monétaire européen ?

M.-E. Leclerc : Oui le prix de l'argent coûte trop cher ! Et pourtant, il y a de l'argent disponible. Les ménages se désendettement, ils épargnent, et les entreprises ont des liquidités. Mais depuis cinq ans, les pouvoirs publics ont favorisé outrageusement l'épargne courte. Regardez comme on rémunère les SICAV monétaires : actuellement, il est beaucoup plus intéressant d'être rentier. Les banques, les assurances rivalisent d'imagination pour inventer le formules d'épargne liquide. Cet argent ne s'investit pas dans les entreprises. La bonne solution consiste à favoriser fiscalement l'épargne à long terme. Quant à la baisse des taux, elle ne se décrète pas. Si la France baisse ses taux, seule cette décision entraînera immédiatement des attaques contre le franc, un retour de l'inflation et les taux d'intérêts réels reviendront à leur niveau précédent… Plus que des taux bas, les entreprises ont actuellement besoin de clients, donc d'une relance de la consommation ! Certaines tournent à 70 % ou même 50 % de leur capacité

Ph. Séguin : Les taux d'intérêts réels, c'est-à-dire déduction faite de l'inflation, sont en train de monter à des niveaux tout à fait aberrants, jusqu'à 12 à 13 %. À ces niveaux-là, il vaut mieux faire des placements financiers à court terme que d'investir dans les entreprises qui en ont besoin. C'est une situation dans laquelle les salariés et les entrepreneurs sont extrêmement pénalisés. La charge financière des emprunteurs s'alourdit et les faillites se multiplient. Il y a eu 60 000 faillites d'entreprises en France en 1992. À titre de comparaison, il y en avait 17 000 en 1980 ! De tels taux d'intérêts mettent aussi en difficulté les ménages endettés et interdisent à une grande partie des classes moyennes d'accéder à la propriété.

Il faut donc tout faire pour abaisser les taux : avec l'Allemagne si elle le veut, sans elle si elle ne le veut pas. Et si l'Allemagne ne baisse pas fortement ses taux – ce qui est probable parce qu'il lui faut financer sa réunification – il faudra bien prendre l'initiative quitte à remettre en question la parité du franc sont le mark.

Que ce soit l'Allemagne qui se mette temporairement en congé du SME ou la France, peu importe la méthode. Ce qu'il faut, je le répète, c'est se donner la marge de manœuvre nécessaire pour abaisser les taux. De toutes les façons, en l'état actuel des choses, il est clair qu'une réforme du SME est devenue inévitable.

La Vie : Certains disent qu'un coup d'inflation ferait du bien à l'économie et relancerait les affaires. L'inflation, est-ce de l'huile dans les rouages ou en euphorisant dangereux ?

M.-E. Leclerc : J'entends ce discours de la part de certains chefs d'entreprise très endettés : des industriels qui ont voulu grandir trop vite, ou bien, dans l'immobilier, ceux qui ont pris un bouillon en construisant des programmes invendables. Évidemment, une bouffée d'inflation leur permettrait d'amortir leurs dettes sur le dos des consommateurs. Or sept millions de Français, chômeurs, smicards, RMIstes, retraités, ruraux ont d'abord besoin de prix bas pour vivre. En temps de crise, c'est la première des solidarités, avant la charité et les restos du cœur. En relançant l'inflation on soumet tous ces gens à un impôt déguisé. Sur ce thème, je suis d'accord avec MM. Bérégovoy et Balladur.

Ph. Séguin : L'inflation n'a jamais rien arrangé, au contraire ! Mais la pénurie d'argent disponible et la déflation font courir à l'économie des risques encore pires. Il ne s'agit pas de faire tourner aveuglément la planche à billets : il faut garder une bonne maîtrise de la monnaie. Mais vouloir la stabilité absolue des prix et des changes est absurde. La politique monétaire actuelle assèche les liquidités pour préserver la parité du franc. C'est une politique suicidaire.

La Vie : Selon un sondage récent, 71 % des chefs d'entreprise souhaitent une relance économique, qui dynamiserait à la fois la consommation et l'investissement. Faut-il relancer, et si oui comment ?

M.-E. Leclerc : Oui, il faut relancer, mais sans inflation. C'est possible. Il existe en France des besoins, et une demande solvable. Nous manquons de logements privés, de logement sociaux. Nous pouvons pousser les équipements comme les autoroutes, le programme TGV. Beaucoup de gens sont prêts à payer pour obtenir un gain de temps. Je milite aussi pour une grande politique d'aménagement du territoire, pionnière, conquérante. Des pans entiers de la France rurale meurent doucement. Rouvrons les écoles, les crèches, les lignes de chemin de fer à l'abandon, les bureaux de poste fermés. Par de mesures fiscales, incitons les petits commerçants, les entreprises, les familles à revenir vers les bourgs. Les services sociaux et de santé suivront et se réimplanteront. Cela coûte cher ? En réalité, les hommes politiques font de la gestion en pantoufles. Il faut regarder, dans dix ans, ce qu'aura rapporté cette politique. Enfin, les services de proximité sont des gisements de croissance et d'emplois, et on peut les créer très vite. Dans les villes, je pense aux services de dépannage, aux services sanitaires, à l'aide aux personnes âgées, à l'animation de quartier. L'État, les régions, les collectivités locales peuvent et doivent aider à l'émergence de ces services de proximité, avec des vraies entreprises, et de vrais emplois.

Enfin, six millions de familles ont la capacité financière d'embaucher une personne pour travailler à l'entretien, au gardiennage, à l'éducation des enfants, ou même des gens très qualifiés comme un secrétaire personnel. Moi, je propose que les salaires et les charges versées soient déductibles du revenu imposable des familles employeurs. On supprimerait ainsi le travail au noir, on créerait des emplois durables, nobles, donc des salaires et de la consommation pour relancer la machine économique. De tels projets doivent certes s'inscrire dans un vrai scénario économique. Mais voilà un vrai débat ! Actuellement, les hommes politiques ne bâtissent plus de projets de société.

Ph. Séguin : Je n'aime pas trop le mot "relance", qui est ambigu. Il sous-entend, en effet, que l'on peut stimuler artificiellement l'activité. Tous les plans de relance qui ont été conçus dans cet esprit ont échoué. Ce qu'il faut n'est pas tant "relancer" l'économie que recréer les conditions de la croissance et faire face aux urgences sociales engendrées par la crise.

La condition nécessaire pour que ce redressement économique réussisse, c'est la baisse des taux d'intérêts à court terme d'environ cinq points. Cela ne suffira peut-être pas, mais si on ne le fait pas, il est sûr que l'investissement ne repartira pas, même si la reprise américaine se confirme. Et si cela se traduit dans un premier temps par une dépréciation du franc, ce ne sera pas dramatique, au contraire. Cela permettra de compenser la baisse de compétitivité de nos exportations due à la forte dépréciation de la livre, de la lire, de la peseta, à la faiblesse persistance du dollar et à la sous-évaluation du yen.

Dans le même temps, pour encourager l'effort et l'investissement productif, il faut rétablir une certaine équité fiscale entre les revenus du travail et ceux du capital. Il faut aussi, donner à l'État les moyens de préserver la cohésion sociale, car on ne sortira de la crise que par un effort collectif. On ne pourra donc pas, dès le printemps 1993, comme certains le préconisent, réduire les dépenses publiques pour diminuer les prélèvements, pas plus qu'il ne sera possible de réduire rapidement le déficit budgétaire.


Une pomme de discorde

Dans quelques semaines, la droite devrait revenir au pouvoir. Poursuivra-t-elle la politique dite du "franc fort" dont M. Bérégovoy s'est fait le symbole, ou va-t-elle laisser filer un peu l'inflation et provoquer une dévaluation du franc par rapport au mark ? Il y a quelques années, poser une telle question aurait été inimaginable ou en tout cas paradoxal. La gauche avait acquis la réputation d'utiliser les facilités budgétaires qu'autorisent l'inflation et les dévaluations successives. En revanche, la droite privilégiait la défense du franc, de sa valeur et de sa stabilité, en se réclamant des illustres exemples de Poincarré et de Pinay.

Mais après avoir frôlé la faillite financière, en 1983, la gauche s'est convertie à la rigueur, au point de faire du franc fort un véritable dogme auquel chacune n son sein fait révérence – sauf Jean-Pierre Chevènement et es amis ainsi que le parti communiste. Mais, fait nouveau, c'est à droite que les voix les plus fortes se font entendre pour remettre en cause la politique du franc fort et demander que la monnaie française soit, s'il le faut, découplée du deutschemark afin de baisser les taux d'intérêt pour relancer l'économie et se donner les moyens d'une politique plus sociale.

Avec son compère Charles Pasqua – toujours prompt à s'opposer – Philippe Séguin a pris la tête de cette croisade. Il explique son point de vue ici pour les lecteurs de La Vie. Avec ce tandem on retrouve ceux qui les avaient déjà suivis dans leur compagne contre le traité de Maastricht. Le combat est le même ; privilégier les intérêts supposés de la France par rapport à toute coordination européenne et surtout à la puissante Allemagne qui nous impose, avec ses taux d'intérêts élevés, de partager le coût de sa réunification. Une autre voix plus inattendue s'élève à droite pour défendre les mêmes thèses : celle de l'ancien ministre de l'industrie Alain Madelin, chantre du libéralisme économique ; Pour lui, continuer de lier le franc au mark au sein du système monétaire européen (SME), c'est se rendre coupable de "non-assistance à entreprises en danger". Ces voix sont cependant minoritaires au sein de la droite dont tous les grands ténors, Valéry Giscard d'Estaing, Jacques Chirac, Raymond Barre, Édouard Balladur, François Léotard, etc., se sont prononcés pour le franc fort. Voilà, dira-t-on, un débat légitime en démocratie et qui se révélera utile s'il contribue à favoriser la réflexion pour sortir l'économie du marasme. Oui, mais il y a un hic. Le marché des changes, milieu ultra-sensible aux rumeurs et toujours porté à anticiper, se pose des questions. Pasqua, Séguin, Madelin ne sont pas n'importe qui. Ils ont été des ministres de poids. Leurs thèses rencontrent un grand écho au sein de l'UDF comme du RPR et, surtout, chez nombre de petits patrons. Et s'il y avait anguille sous roche ? se demandent les cambistes. Et si les déclarations des candidats à l'Élysée ou à Matignon visaient seulement à prévenir la spéculation en masquant leur volonté de découpler, en effet, le franc du mark après leur arrivée au pouvoir ? Cette idée semble avoir été la cause principale de la nouvelle attaque contre le franc mené par les spéculateurs au début de janvier.

Voilà pourquoi la polémique s'est développé à droite. Les tenants du franc fort ne sont pas loin de suspecter les autres de trahir les intérêts nationaux. On a vu ainsi M. Giscard d'Estaing s'en prendre à son ex-lieutenant. Madelin qui lui a répliqué vertement. Au RPR, Jacques Chirac a, sans les nommer, fait la morale à ses compagnons dissidents. Alain Juppé a rappelé à Philippe Séguin qu'"un responsable politique ne tient pas des propos qui peuvent mettre en cause la stabilité de la monnaie". Et Raymond Barre s'est fâché en affirmant que "la maîtrise de l'évolution des prix" et "la stabilité de la monnaie" assurent mieux la compétitivité des entreprises que "l'inflation, le protectionnisme et le dévaluation". Devant la fermeté de la Bundesbank qui soutient résolument le franc, la fièvre est retombée sur le marché des changes. N'empêche ! La rumeur court toujours parmi les cambistes : et si, demain, la droite…


France-Allemagne : le match de l'inflation

En matière d'inflation, la France revient de loin. En 1981, la hausse des prix atteignait 14 %, pendant que l'Allemagne se contentait de 6 %. Depuis, l'écart – le "différentiel" comme on dit – n'a cessé de se réduire. La France a retrouvé la sagesse et, en 1989, l'inflation est devenue identique dans les deux pays. La France a pris l'avantage dès 1991, en raison des énormes dépenses engagées en Allemagne pour la réunification. Le différentiel, 1,7 % en 1992, est maintenant favorable à la France. Reste à gagner le match du chômage.