Interview de M. Lionel Jospin, membre du bureau exécutif du PS, à France 3 le 24 janvier 1993, sur les enjeux et perspectives des élections législatives de mars 1993.

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Média : France 3

Texte intégral

E. Cachart : Croyez-vous qu'une intervention militaire soit toujours à l'ordre du jour en ex-Yougoslavie ?

Lionel Jospin : Je pense que pour le moment il y a un processus politique qui est engagé autour de la Bosnie. Malgré cet incident et la rupture de la paix précaire qui existait entre la Serbie et la Croatie, il faut se concentrer sur ce processus politique. Il est bien évident que les interventions au nom de la communauté internationale ne peuvent être exclues.

E. Cachart : Les Serbes se montrent cette fois comme victime de l'agression croate ?

Lionel Jospin : Cela montre la complexité de cette situation et cela justifie une certaine attitude de réalisme et de prudence, de la part des principales puissances européennes.

E. Cachart : Votre réaction sur les « comportements mafieux » dont parlait C. Pasqua ?

Lionel Jospin : Je suis indigné que C. Pasqua puisse s'exprimer de cette façon. Il faut prendre les mots au sérieux et la mafia actuellement dans le monde et en Europe, c'est un péril mortel. Je suis comme des millions de personnes, quelqu'un qui s'est réjoui de l'arrestation de Totorina. C'est un pas en avant pour consolider la démocratie et l'État italien. Comparer des adversaires politiques à une mafia, parler de système mafieux, c'est proprement scandaleux et d'autant plus que l'on vient de parler ces derniers jours, d'un rapport parlementaire auquel ont participé des hommes de gauche et de droite. Dans ce rapport on dit que la France est épargnée relativement du moins plus que l'Italie et l'Espagne. Parmi les risques que l'on évoque et les circuits que l'on dit possibles, on parle des casinos et des machines à sous. Puisque c'est M. Pasqua qui se permet de parler ainsi, je vais dire ici une chose précise. Lorsque P. Joxe était ministre de l'Intérieur avant 86-88, il a fermé les casinos et s'est efforcé de limiter les machines à sous. Dès que M. Pasqua est devenu ministre de l'Intérieur en 86, il les a rétablis. Soyons sérieux lorsque l'on parle de ces choses.

E. Cachart : Le ton est donné. À votre avis, la défaite est-elle inéluctable pour la gauche ?

Lionel Jospin : Le ton qui vient d'être donné par M. Pasqua peut être autre. J'ai eu l'occasion de débattre avec M. Séguin et j'espère que le ton sera autre. Il me semble qu'il n'y a aucune raison pour qu'il y ait un raz-de-marée de droite en France. Des chambres bleu horizon, ou des chambres de droite, il y en a eu. Une en 1919, en 1968, qui s'est terminée un an après donc il faut se méfier de ces chambres très à droite. Il est important que les Français fassent un choix réel entre ce qu'a fait la gauche, qui mérite sur certains points d'être critiqué, mais qui a apporté des éléments positifs, et puis les propositions de la droite.

E. Cachart : Un certain nombre de vos amis sont-ils résignés ?

Lionel Jospin : Les sondages ne sont pas favorables, mais il n'y aura de raz-de-marée que si nous ne sommes pas présents sur le terrain. Ce qui est frappant ce n'est pas que la droite se soit renforcée, elle est au même score que depuis dix ans, en 1981 elle faisait 43 %. C'est un affaissement de l'électorat de la gauche, par la chute du PC, par un affaiblissement du PS et par la naissance de la force écologiste.

E. Cachart : Est-ce que votre campagne est à la hauteur de ces enjeux ?

Lionel Jospin : Il faut qu'elle le soit. Je rappelle qu'en 1986 sommes partis avec des sondages qui nous donnaient 25 % et nous sommes arrivés à 32 %.

E. Cachart : Les désaccords entre le PS et le Gouvernement ne sont pourtant très convaincants ? 

Lionel Jospin : Il ne faut pas cafouiller. À un mois des élections, on se bat sur ce qu'on a fait, on essaie d'expliquer ce que les autres feraient ou ne feraient pas, on montre les contradictions de leur programme, ce n'est plus le temps de lancer des projets pour réformer le système des retraites en France. Il est un peu tard.

E. Cachart : Est-ce une bonne chose pour la gauche que demain, le Président reste et assume cette cohabitation. Quel intérêt pour la gauche ?

Lionel Jospin : Je ne me pose pas tellement le problème de cohabitation. C'est une question qui m'intéresse assez peu, d'abord parce qu'elle n'est plus mystérieuse. Elle pouvait nous agiter, vous les journalistes, nous les responsables politiques, nos concitoyens, avant 1986. Elle a eu lieu, et je pense que si les circonstances étaient les mêmes, elle déroulerait à nouveau, non pas à l'identique, mais à nouveau. Il n'y aurait pas de problème institutionnel. Le Président de la République a le droit d'aller jusqu'au terme de son mandat. Deuxième raison : je pense que pendant la cohabitation, notre tâche à nous, les élus socialistes, ce sera d'une part de préparer l'élection présidentielle, et d'autre part de travailler à la reconstruction d'une grande force socialiste, parce que c'est nécessaire. Donc la question de la cohabitation, c'est plus la question du Président de la République que la nôtre.

E. Cachart : En 1986, vous saviez où vous alliez.

Lionel Jospin : C'est vrai, mais ce n'est pas tout à fait cynique que de sauter par-dessus une élection. L'important pour nos concitoyens est qu'on les éclaire sur le choix qu'ils vont avoir à faire en mars prochain, et non pas déjà qu'on ait l'air de considérer que ceci est une formalité, et qu'on ne s'intéresse qu'à ce qui va se passer après. Moi, je pense qu'il faut parler de ce qui peut motiver leur choix dans les mois qui viennent.

E. Cachart : B. Kouchner ne compte plus sur vous après les législatives ?

Lionel Jospin : Nous, nous comptons sur nous. Je suis d'accord avec lui quand il dit qu'il faut parler d'idées, de programmes. En meeting il y a quelques jours, J. Chirac a dit qu'il reprendrait le projet de programme Hermes de vol habité, pour flatter les milieux de l'aéronautique, alors que nous savons tous que nos partenaires n'acceptent pas cette perspective. C'est abuser les Français que de laisser croire que la France pourrait seule reprendre cela. Il ne dit pas accepter la réforme de la PAC, et vouloir renégocier. Non, ce n'est pas vrai. Si M. Chirac était au pouvoir, il ne renégocierait pas la PAC. Sinon, ce serait une crise majeure au sein de l'Europe. Ce qui est nécessaire, c'est d'accompagner la PAC comme commence à le faire le Gouvernement, pour qu'elle soit supportable pour nos agriculteurs. Voilà des domaines essentiels sur lesquels l'opposition promet des choses dont elle sait pertinemment qu'elle ne pourra pas les remettre en cause. Il faut parler de ces questions devant les Français, pour les inciter à faire un choix plus relativiste.

E. Cachart : B. Kouchner parle de la recomposition de l'après-28 mars. Êtes-vous pour, et passe-t-elle par un [mot illisible] rénové ?

Lionel Jospin : Il faudra attendre le résultat des élections pour envisager une recomposition. La démocratie a besoin de grandes formations politiques, et ce à quoi nous travaillé pendant vingt ans, à savoir construire en France une grande formation démocratique de gauche, de gauche, moderne, défendant réellement les intérêts de ceux qui ont le plus de difficultés à vivre dans notre société, mais capables de gouverner, donc se fixant aussi des objectifs d'intérêt général, ça reste une perspective, en tous cas pour les hommes et les femmes de ma génération.

E. Cachart : F. Hollande disait qu'une large défaite devait entraîner de profondes réformes au sein du PS.

Lionel Jospin : Ce qui est important d'abord, c'est d'éviter une large défaite de la gauche. J'ai envie de dire à mes concitoyens dans votre circonscription, si le député sortant est PS, un homme ou une femme honnête, si vous ne voulez pas une majorité de droite considérable à l'Assemblée Nationale, réélisez un homme ou une femme de gauche. En l'occurrence, il faudra voter PS pour éviter le raz-de-marée de droite. C'est pourquoi le vote écologiste ne pourra pas être une solution. Voilà les choses simples qu'il faut dire. Il faut aussi interroger les Français pour savoir sur quel programme la droite gouvernera, est-ce le programme de Balladur ou de Séguin, pour dévaluer ou défendre le franc fort, pour ou contre l'Europe, pour un programme social ou classique ? Tous ces problèmes ne sont pas résolus par l'opposition : pourquoi faire un raz-de-marée dans la confusion ?