Interview de M. Hubert Védrine, ministre des affaires étrangères, dans "Al-Shahr" du 13 juin 1998, sur la politique étrangère de la France au Proche et au Moyen-Orient, la convergence des actions internationales pour la relance du processus de paix et l'élargissement du Conseil de Sécurité de l'ONU.

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Circonstance : Visite officielle de M. Hafez El-Assad, Président de Syrie, à Paris en juillet 1998

Média : Al Shahr

Texte intégral

Q. - La France est un des piliers de l’Union européenne. A quel niveau, Monsieur le ministre, la France arrive-t-elle à imposer sa politique vis-à-vis du Proche-Orient aux autres Etats membres de l’Union ?

R. - La France ne cherche pas à « imposer » sa politique mais à convaincre de la pertinence de ses thèses et à entraîner. L'Union européenne comprend quinze partenaires, sans compter la Commission. Aucun pays de l'Union ne peut imposer sa volonté à d’autres. La politique extérieure et de sécurité commune s’élabore par le dialogue et la persuasion, entre les Quinze à partir des valeurs et des intérêts qu'ils ont en commun. Il est vrai que la France joue souvent dans cet ensemble un rôle moteur, particulièrement en ce qui concerne le Proche-Orient. Elle est historiquement liée à cette région qu'elle connaît très bien. Elle entretient des relations étroites avec tous les acteurs du Proche-Orient. Nous faisons ainsi passer beaucoup d’idées. De fait, les Quinze ont maintenant, sur le Proche-Orient, des visions très proches.

Q. - Cela fait plusieurs mois que l'on entend parler d'une initiative européenne pour relancer le processus de paix au Proche-Orient. Et récemment la visite du ministre britannique Robin Cook avait pour objectif de proposer un plan de relance. Où en est cette initiative et quel est son avenir ?

R. - Je mets en garde contre l’emploi abusif du terme « initiative » qui donne l’impression qu’on va tout à coup sortir un lapin de son chapeau et qu’entre deux initiatives, il ne se passe rien. En fait, les choses se passent autrement. Même entre deux « initiatives », la France, comme l’Europe, explore des pistes, parle aux uns et aux autres, avance des idées. Ces dernières semaines, nous avons activement soutenu les efforts insistants de Madame Albright et ceux de la présidence britannique de l’Europe.

Le 18 mai, nous avons lancé, avec l’Egypte, un appel à la convocation d’une conférence internationale pour sauver la paix. Nous espérons qu’elle pourra contribuer utilement aux efforts pour relancer le processus de paix au Proche-Orient. Quel que soit le sort que connaîtra ce projet, la France continuera, comme par le passé, à travailler. Nous ne baissons pas les bras.

Q. - Les Israéliens ont plusieurs fois déclaré officiellement qu’ils ne veulent pas d’un rôle ou d’une présence de l’Europe dans le processus de paix, et pourtant ils aimeraient bien attribuer à la France un rôle majeur dans leur retrait du Liban.

R. - Ils disent ne pas vouloir d’un « rôle » de l’Europe mais ils nous écoutent et dialoguent avec nous. Et cela ne change rien au rôle que l’Europe et la France jouent de fait. Comme le prouve, vous avez raison, l’intérêt des Israéliens pour le rôle que la France pourrait jouer au sujet du Sud-Liban.

Q. - Le discours officiel dit toujours que le rôle de la France et de l’Union européenne complète celui des États-Unis. Pourtant il semblerait y avoir plusieurs points de divergence et de désaccord, notamment en ce qui concerne Jérusalem, les implantations et les colonies israéliennes, les accords de paix avec les Palestiniens, et autres…

Comment qualifiez-vous aujourd’hui la politique des Etats-Unis vis-à-vis du Proche-Orient, et maintenez-vous ce discours officiel ?

R. - Les États-Unis, l’Europe et la France ont, à quelques nuances près, la même position sur le respect des résolutions des Nations unies, sur le principe de l’échange des territoires contre la paix, sur le caractère inacceptable de la colonisation ou de l’annexion de Jérusalem-Est, sur la nécessité de respecter et de mettre en œuvre les accords conclus à Oslo et après. Il peut y avoir des différences de ton, de fond ou de méthode, c’est vrai, sur la manière de parler ou d’agir pour la relance du processus de paix. Il peut même arriver que nous ne soyons pas d’accord avec tel ou tel silence, décision ou position des États-Unis et nous nous en expliquons alors franchement et nous parlons clair. Mais cela compte moins que ce qui nous rapproche, c’est-à-dire la volonté de bâtir une vraie paix dans la région. Il serait absurde de nier le rôle essentiel des États-Unis à cet égard. Mais l’Europe a aussi un travail très utile à effectuer. Je suis très souvent en contact avec Madame Albright. L’essentiel est que tous les efforts convergent et se renforcent.

Q. - A votre arrivée à la tête de la diplomatie française, vous avez vivement critiqué la politique du Premier ministre israélien Netanyahou.

Maintenez-vous vos critiques et à quel point votre discours a-t-il affecté les relations entre la France et Israël ?

R. - Les relations entra la France et Israël ne dépendent pas du jugement que nous pouvons être amenés à porter et de l’inquiétude que nous pouvons être amenés à exprimer sur l’action de tel ou tel gouvernement. A ce propos, j’espère que l’avenir nous fournira des motifs d’optimisme.

Q. - Depuis l’arrivée du président Chirac au pouvoir, les relations entra la France et la Syrie se sont beaucoup améliorées et sont qualifiées aujourd’hui d’excellentes. Ces relations entre le deux pays allant sans doute au-delà de la politique, comment qualifiez-vous ces relations ?

R. - La France a beaucoup de considération pour le rôle de la Syrie et sa contribution à la stabilité régionale. La Syrie a, je crois, de la considération pour l’action de la France en faveur de la paix, de la justice, du rapprochement entre les rives de la Méditerranée. Nous pratiquons entre nous un dialogue amical et confiant. Lors de certaines crises - je pense en particulier à celle d’avril 1996 - cette relation de confiance a sans doute été un élément essentiel de la solution. Enfin, nos deux pays sont partenaires : pour la paix, pour les échanges économiques, pour l’édification d’un Proche-Orient plus stable et plus uni. Les contacts entre ministres et au sommet se développent. J’ai avec votre ministre des affaires étrangères, Monsieur Farouk Al-Charaa, d’excellentes relations personnelles.

Q. - La Syrie est-elle perçue comme un allié stratégique de la France dans la région ?

R. - Le mot d'« allié » pourrait induire en erreur : il fait penser à une association militaire. Mais partenaire stratégique, oui, certainement.

Q. - Comment la France perçoit-elle le « front commun » établi par la Syrie et le Liban pour faire face à Israël ?

R. - Personne ne peut contester à la Syrie et au Liban le droit de se coordonner quant à leurs relations avec Israël. Mais l'expression « front commun » évoque une confrontation. Je sais bien qu'il y a des désaccords très sérieux. Il faut les résoudre dans le respect du droit - ce qui implique notamment que le droit des peuples à vivre dans des frontières sûres et reconnues soit mis en œuvre que les territoires conquis par la force soient évacués.

Il faudra bien, un jour, dépasser le stade de la confrontation. Tous les peuples de la région veulent la paix.

Q. - Récemment un protocole financier a été signé par vous-même entre la France et la Syrie, est-ce le début d'une nouvelle phase dans les relations financières entre les deux pays ?

R. - Certainement. Nous n’en sommes d'ailleurs qu'au début.

Q. - Lors de la dernière crise entre les Nations unies et l’Irak, la position française s'est révélée plus sensible aux préoccupations de l’Irak, comment ceci a-t-il affecté les relations de la France avec les pays du Golfe en général ?

R. - Lors de la crise des sites présidentiels, quand la France a tout fait pour que le respect des résolutions s'impose sans que l'on soit contraint de recourir à la force (ce qui aurait eu des conséquences dramatiques pour le peuple iranien), c'est précisément en pensant, d’abord, aux pays du Golfe et de la péninsule arabique. Pendant la crise nous sommes restés en contact avec les pays arabes, notamment avec les membres du Conseil de coopération du Golfe. Je crois pouvoir dire que notre démarche a été bien comprise et largement soutenue par l’ensemble de nos partenaires dans la région.

Q. - Depuis la fin de la guerre du Golfe en 1991, nous avons le sentiment qu’un recul des intérêts français dans la région du Golfe s'est opéré et ceci au profit d'autres nations comme les États-Unis ou la Grande-Bretagne.

A quel point ceci est-il vrai ?

R. - Les intérêts de la France n’ont pas pâti de sa participation aux côtés des États-Unis, de la Grande-Bretagne et de près de trente autres pays, dont de nombreux pays arabes dont la Syrie, à la libération de l'Émirat du Koweït. Aujourd’hui, nous sommes liés par des accords de défense à plusieurs États de la région, nos entreprises sont associées au développement industriel et commercial de ces pays, nos universités forment de jeunes étudiants du Golfe, notre coopération technique et scientifique est fortement appréciée. Ce qui est vrai, c'est que la concurrence économique s’exacerbe. Mais tout indique que les relations de la France avec les pays de la région pourront se renforcer dans les prochaines années. J'y veillerai personnellement.

Q. - Depuis l'arrivée de M. Jospin, on avait quelques craintes de voir un changement dans la politique étrangère de la France. Jusqu'à présent aucun incident n'a été déploré et aucune divergence entre vous et le président Chirac n'a été signalée. Est-ce le résultat d'une formidable cohabitation que nous vivons ? Ou alors y a-t-il une entente parfaite sur les grandes priorité de la France ?

R. - Vos craintes étaient mal fondées. En période de cohabitation, le président et le gouvernement veillent naturellement à ce que la France s'exprime d'une seule voix, parce qu'il n'y a qu'une seule politique étrangère de la France. C'est ce que vous avez pu observer. Cela a-t-il été difficile à réaliser ? Pas particulièrement. Le président et le gouvernement n'ont pas toujours a priori le même point de vue sur tous les sujets, ce qui d'ailleurs est vrai, même en dehors des périodes de cohabitation. Mais si l'analyse n'est pas automatiquement la même au départ sur chaque sujet, il n'a jamais été difficile de faire converger les points de vue et, sur les grands axes de la politique étrangère française, il y avait une vraie cohérence d'avis et d’action.

Q. - La France fait-elle partie de ces pays qui veulent apporter des réformes, des changements aux textes des Nations unies ?

R. - Il faut, à cet égard, distinguer deux choses. Il y a, d'une part, des propositions de réformes de l'Organisation des Nations unies et de son mode de fonctionnement, présentées par le secrétaire général, auxquelles la France apporte son soutien pour moderniser l'organisation et la rendre plus efficace. Il y a, d'autre part, une réflexion sur le Conseil de sécurité. De fait, le Conseil de sécurité tel qu'il est n’est plus représentatif du monde actuel. Il faut donc l’adapter.

Nous comprenons et nous soutenons la démarche de l'Allemagne et du Japon qui veulent devenir des membres permanents sans oublier que d'autres pays, comme l’Italie, sont également candidats à un siège au Conseil de sécurité. Mais le Conseil de sécurité ne peut-être uniquement composé de pays du Nord. Il faut donc que d'autres grands pays du monde actuel en fassent également partie, représentant l’Afrique, l’Asie, l'Amérique latine et aussi le monde arabe.

Le Conseil de sécurité doit par ailleurs rester efficace et le maintien du droit de veto est à cet égard indispensable, au risque de le voir se transformer en « SDN ». Voilà donc nos positions qui s’appuient, je crois, sur des principes de bon sens. Ce sont des positions réalistes, ouvertes à une évolution. La solution est compliquée mais nous souhaitons naturellement que les discussions aboutissent au plus tôt.

Q. - Que pensez-vous de l'échec des rencontres de Londres et de l'annonce de l'annulation de celle de Washington ?

R. - La France et l'Europe encouragent les États-Unis à persévérer dans leurs efforts et même à s'engager plus encore. Mais, au moment où je vous parle, les États-Unis, et Madeleine Albright en particulier, n’ont pas abandonné. Nous non plus. La France continuera à œuvrer pour faire converger les actions des uns et des autres pour que ne se développe pas entre Russes, Européens et Américains, une concurrence stérile mais plutôt une action forte, cohérente, coordonnée qui finisse par désembourber le processus de paix. Jusqu’ici, il est vrai, les pressions sur Monsieur Netanyahou ou les appels à Israël n’ont guère été efficaces. Mais il y a dans le monde bien d'autres pressions, beaucoup de sanctions sur divers pays qui ne sont guère efficaces non plus. Il ne faut pas croire que le seul cas pour lequel des pressions utiles font défaut soit le conflit israélo-arabe et que le blocage actuel soit dû à une mauvaise volonté des pays occidentaux qui ne font pas ce qu'il faut et qu'ils pourraient faire. C'est une idée répandue mais injuste. L’engagement politique et diplomatique des Européens, à commencer par la France, en faveur d'une solution équitable, est considérable depuis des années. La France a eu le courage de parler clair, d’avoir des gestes symboliques et des comportements qui ont fait évoluer les esprits. Manifestement, les États-Unis ont été stimulés dans leur politique par les positions de la France et de l'Union européenne.