Interview de M. Jacques Delors, président de la Commission de la communauté européenne, dans "L'Événement du Jeudi" du 2 décembre 1993, sur le potentiel de la CEE pour la création d'emploi et notamment sur la proposition d'un "pacte social européen" pour l'emploi.

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Média : L'évènement du jeudi

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Jacques Delors : Comment l'Europe peut reprendre l'offensive

Le président de la Commission de Bruxelles rompt ici avec son habituelle prudence diplomatique. Il exhorte l'Europe à se doter d'un véritable projet social et à choisir la contre-attaque en matière commerciale.

L'Évènement du Jeudi : En quoi l'Europe aujourd'hui pourrait-elle répondre au défi du chômage, en prenant quelles décisions ?

Jacques Delors : je pense que, si nous allions très vite dans la direction de l'Union économique et monétaire, si en outre nous avions une politique de recherche et d'innovation au niveau européen, permettant de maximiser nos avantages, si nous nous dotions d'un réseau très performant d'infrastructures (routes-rails-transports combinés-données informatiques…), si nous facilitions la coopération entre les entreprises, si nous avions une politique commerciale extérieure commune, avec des instruments comme en ont les Américains, à ce moment-là nous aurions les moyens d'une politique de lutte contre le chômage. Il n'en reste pas moins que nous sommes confrontés à un problème important : peut-on, compte tenu de l'internationalisation de l'économie et du progrès technique, revenir au plein emploi tel qu'on le définissait il y a quarante ans ? Je laisse ce problème pour l'instant. Je vous dis simplement : dotons-nous de véritables moyens d'action et de lutte.

Mais il faut aussi accepter de poser ce problème en termes de changement de société : on peut dire aujourd'hui qu'un homme ou une femme travaille en moyenne 70 000 heures dans sa vie. Eh bien, moi, mon slogan, ce n'est pas les 35 heures, c'est les 40 000 heures.

L'Évènement du Jeudi : La tendance générale étant de retarder l'âge de la retraite, on va plutôt vers les 75 000 heures.

Jacques Delors : Peut-être. Mais, je le répète, dans les quinze ans qui viennent, c'est vers les 40 000 heures au lieu des 70 000 qu'il faudra aller. Cela signifie qu'il faudra que chacun s'habitue à avoir des périodes de travail, puis, entretemps, des périodes de recyclage ou des années sabbatiques. Ce qui implique une autre organisation. Cela permettra à quelqu'un qui a 65 ans et qui est encore en pleine forme de faire ses 40 000 heures.

L'Évènement du Jeudi : Mais est-ce qu'aujourd'hui vous seriez prêt à préconiser un passage à 35 heures à l'échelon européen ?

Jacques Delors : L'Europe ne peut se construire que dans la diversité. Par exemple, pour répondre à cette question angoissante : Comment se fait-il que l'Europe crée moins d'emplois que les États-Unis et le Japon ? J'ai proposé à Copenhague, une réflexion. Mais cette réflexion nécessite d'être adaptée à la diversité des situations. Prenons un exemple. Si je dis : Le coût du licenciement est tel que c'est un frein à l'embauche, cela s'applique à certains pays mais pas à d'autres. En France, le coût du licenciement n'est plus un frein à l'embauche, mais ça le reste dans certains autres pays. Donc, prendre une décision d'ensemble de la Communauté n'a pas de sens ; cette diversité, il faut la respecter.

L'Évènement du Jeudi : Et c'est vrai pour la durée du travail aussi.

Jacques Delors : C'est vrai pour la durée du travail.

L'Évènement du Jeudi : Parce qu'il y a des pays qui sont encore à 44 heures.

Jacques Delors : Oui, oui, bien sûr ! En revanche, si au niveau européen, on avait enfin un pacte social pour l'emploi, ce serait un élément de dynamisme.

L'Évènement du Jeudi : Moi, quand on me dit ça, je ne comprends pas !

Jacques Delors : Je vais vous expliquer : il y a des experts qui disent : "Nous entrons dans une société nouvelle où les médiateurs d'hier, organisations syndicales, patronats et autres, vont perdre de leur importance, il n'y a plus que des soubresauts corporatistes" et il y en a d'autres, comme moi, qui disent : "Erreur !"

C'est vrai que le syndicalisme est en recul, que les organisations patronales ont perdu de leur poids, mais si, demain, il n'y a personne entre le marché, qui est myope, qui n'intègre ni tous les coûts ni les avantages externes de l'économie, et un pouvoir politique dont la moitié des textes qu'il décide n'est pas appliquée, où ira-t-on ? Ce que j'ai donc essayé de faire depuis 1985 est d'amener à se rencontrer patronat et syndicats dans ce que j'appelle, maintenant, le "dialogue social". Il dure depuis huit ans. Mais maintenant, il faut passer à un stade supérieur. Cela ne consiste pas à faire une convention collective européenne – car cette idée, hélas ! est hors d'atteinte – mais à se mettre d'accord sur les grandes lignes du partage du surplus créé par l'activité économique, entre le revenu direct, la protection sociale, l'investissement et les nouveaux emplois. Par exemple, si les travailleurs acceptaient que, pendant cinq ans, avec des progrès de productivité de 2 % par an, leur niveau de vie restât stable, eh bien, on pourrait créer, en Europe, en cinq ans, quatre à cinq millions d'emplois…

L'Évènement du Jeudi : Vous voulez dire que c'est le genre de démarche qu'il est plus facile de réussir au niveau européen qu'au niveau national ?

Jacques Delors : Oui, car un tel pacte aurait un énorme effet d'entraînement. Il faudrait aussi réfléchir à nos politiques du marché du travail, de façon que ce ne soit pas le traitement social du chômage qui soit la priorité, mais la recherche d'un emploi. Il y a un mode qui mérite d'être étudié, c'est celui de la Suède. Dans ce pays, la lutte contre le chômage confine à l'acharnement culturel. Ceux qui s'occupent des agences de l'emploi cherchent réellement un emploi aux gens, une activité, ce qui n'est pas le cas dans les pays de la Communauté. Enfin, si les travailleurs font des concessions en matière de flexibilité, quels sont les engagements que les entrepreneurs sont prêts à proposer en contrepartie ? Font-ils de la flexibilité interne, entretiennent-ils la formation et la qualification des travailleurs ? En d'autres termes, attachent-ils autant d'importance au capital humain qu'au capital technique ?

L'Évènement du Jeudi : Beaucoup de gens pensent que l'Europe peut aider à lutter contre le chômage en recourant au protectionnisme.

Jacques Delors : C'est absurde. Le concept est dangereux. Pourquoi ? Parce que nous sommes la principale puissance commerciale du monde. Nous représentons, selon les années, entre 23 et 25 % du commerce international. Cela veut donc dire que, si nous nous fermons à certains, eux vont se fermer à nous ; c'est donc notre niveau de vie, notre croissance et nos emplois qui seront en cause. En revanche, j'accuse le Conseil des ministres de n'avoir pas accepté notre proposition de renforcement de nos instruments de défense commerciale contre le dumping, contre l'unilatéralisme des États-Unis, contre le protectionnisme japonais.

L'Évènement du Jeudi : Un "miti" européen…?

Jacques Delors : Un "miti" européen ou une section 301 des Américains. Évidemment, si vous aviez affaire à mes meilleurs fonctionnaires, ils vous expliqueraient qu'on fait des progrès, qu'on vient, par exemple, de limiter les ventes d'aluminium d'entreprises russes, qui ne tiennent aucun compte des prix de revient et vendent dès lors à n'importe quel prix, au risque de dérégler profondément nos marchés. Mais ce n'est pas suffisant. Autrement dit, j'en reviens à mon idée : pendant longtemps, j'ai cru qu'on ferait progresser l'Europe par l'économie et qu'insensiblement des habitudes se créeraient. Aujourd'hui, je pense que, si on ne va pas à la tête, au politique, alors nous n'aurons jamais une Europe sur ses deux jambes, mais une Europe handicapée "a priori".

L'Évènement du Jeudi : Autrement dit, il ne s'agit pas de protéger l'Europe, mais il s'agit de lui donner les moyens d'être expansive…

Jacques Delors : Oui…

L'Évènement du Jeudi : Expansionniste commercialement ?

Jacques Delors : Oui, et si on lui fait un mauvais coup, tel le dumping, de se défendre rapidement et non d'avoir des procédures qui durent deux ans.

L'Évènement du Jeudi : Que répondez-vous à ceux qui disent que le marché ouvert européen de type libéral, c'est l'encouragement à des délocalisations au profit du pays où les lois sociales sont le moins développées ?

Jacques Delors : Je pense que les gens qui disent cela confondent les conséquences de la mondialisation de l'économie et la construction européenne pour faire de cette dernière, injustement, le bouc émissaire. Supposons qu'il n'y ait pas la construction européenne, que la France prenne des mesures pour interdire à ses entreprises d'aller investir à Chypre, en Chine, en Malaisie, et que nous disions : Nous n'achetons pas d'espadrilles chinoises, nous n'achetons aucun tee-shirt qui vienne du Maroc ou d'ailleurs, quelle sera la conséquence ? Nos entreprises s'arrangeront pour passer des alliances avec des entreprises allemandes ou anglaises qui, elles, auront la possibilité de le faire. L'économie se mondialise : à nous de ne pas avoir à en subir les conséquences. La seule solution possible est au niveau de la coopération européenne.