Texte intégral
Monsieur le Préfet,
Monsieur le Président du Conseil Général,
Monsieur le Président du Conseil Régional,
Messieurs les officiers,
Messieurs les parlementaires,
Mesdames et Messieurs les élus,
Mesdames et Messieurs les membres des associations patriotiques,
Mesdames et Messieurs,
Nous sommes ici réunis par la mémoire, le respect et la fidélité. Pour des millions de Français, d'hier et d'aujourd'hui, le Chemin des Dames est l'un des hauts lieux de notre Histoire, l'un des lieux où la générosité, le courage, la ténacité française s'illustrèrent aux yeux du monde entier comme les plus belles qualités de notre peuple. Nous venons de parcourir le site qui, ainsi que la plupart de ceux où s'illustrèrent nos soldats de la Grande Guerre ceux que l'histoire a retenu du surnom affectueux de poilus, compte plus de morts que de vivants.
Nos morts, Mesdames et Messieurs.
Ceux dont parlait, avant de tomber lui-même le visage contre la terre de France, un lieutenant de réserve qui s'appelait Charles Péguy. "Heureux les épis mûrs et les blés moissonnés".
Combien de Français savent-ils que la promotion 1914 dès l'École normale supérieure paya à la « terre charnelle", à la défense du sol, autant que la promotion "Montmirail" de Saint-Cyr, celle de 1914 ? Les élites de l'intelligence à côté de celle de l'épée, réunies par le devoir le plus simple, par le témoignage le plus beau : le don de soi, pour la Patrie comme tant d'autres l'avaient fait avant eux.
Le Chemin des Dames est un des lieux où la nation puise le sentiment de fierté dont elle a besoin. Une ligne de crête dessinée parmi les lignes de côtes que les géographes repèrent sur la carte topographique. Au milieu de ces stratigraphies de marnes, d'argiles et de calcaires qui font ce paysage de l'Aisne, qui fut pour beaucoup des jeunes Français de cette époque le dernier paysage, la dernière terre.
Dès le début de la guerre de positions, en 1914, après cette période intense que · des historiens ont appelée "la course à la mer", les troupes allemandes se sont fixées ici. Ici, dans le plateau épais de couches calcaires de l'Aisne empilées par les siècles : terre de passage, terre de bataille, terre de fidélité. Terres toujours occupées, toujours libérées.
Je ne reviendrai pas sur l'importance du site, au tournant de l'année 1916. D'autres l'ont dit et le diront mieux que moi. Après Verdun et les centaines de milliers de morts, pour quelques mètres parfois, les pressions militaires et politiques de tous ordres s'unirent pour qu'on se décide, enfin, à agir. À "percer", comme l'on disait.
C'était l'obsession de la percée : comme une trouée à travers les lignes ennemies. Avec son cortège de morts. Avec sa litanie d'interrogations et d'accusations : pourquoi tout cela ? Sont-ils morts pour rien, ceux-là mêmes dont nous honorons, aujourd'hui, la mémoire ? Et Nivelle, officier général commandant en chef en avril 1917, grand responsable devant l'histoire de ces combats du Chemin des Dames, pourquoi a-t-il agi ainsi ? Le sacrifice a-t-il été vain ?
Avril 1917, Mesdames et Messieurs. L'histoire ne laisse rien au hasard. Elle nous réduit, vous et moi qui sommes ici aujourd'hui, et nous remet à notre juste place, celle du sentiment muet devant le sacrifice ultime : "les hommes font l'histoire, mais ne savent pas l'histoire qu'ils font" disait Raymond Aron.
Avril 1917. Un peu plus d'un mois après la révolution russe – la première, celle de février-mars, selon le calendrier julien alors en vigueur à Petrograd. Alors que les armées du gouvernement provisoire de Kerenski, qui entend contenir la guerre, fléchissent sous les doubles coups de boutoir des Bolcheviques, de Lénine et de Trotski, à l'intérieur ? et des Allemands, sur le front.
Alors oui : le Chemin des Dames est comme la monnaie de la pièce que les Russes nous ont offerte, au moment de la Marne. C'est "la Marne à l'envers", si je puis dire : nous attaquons dans des conditions épouvantables pour soulager un allié qui perd pied.
Il faut le dire très simplement aux générations qui nous succèdent : les soldats qui sont morts, ici, ne sont pas morts pour rien ! Ils sont morts pour que la France puisse honorer sa parole. Est-il chemin plus noble que celui-là ? Je ne le crois pas : l'honneur d'un homme et d'un peuple, la liberté d'un pays valent qu'on les défend au prix de sa propre vie. À vous, soldats d'aujourd'hui qui reprenez le flambeau de vos aînés, je dis ici et maintenant que sur le sol de l'Aisne, en avril 1917, c'est le peuple de France qui est entré lui-même dans l'Histoire. C'est le peuple de France qui a donné au XIXème siècle un mot, l'un des plus beaux, dont il allait, une génération plus tard, se souvenir : le mot de résistance.
Je le dis, ici, à la Pierre d'Haudroy.
C'est ici qu'après quatre ans de guerre, les survivants du sacrifice reçurent la belle nouvelle d'une victoire qui était la leur, que tous partagèrent et que nous célébrons aujourd'hui dans le plus grand des recueillements ici, dans ce petit hameau de quelques maisons à peine, village de l'Aisne semblable à tant d'autres qui fut le cadre de l'héroïsme au quotidien.
C'est ici que le 7 novembre, au couchant, les plénipotentiaires allemands franchissent les lignes françaises pour recueillir les conditions de l'amnistie à eux dictés par les vainqueurs. Chacun connaît la scène : les feux hésitants de l'automobile allemande dans la brume du soir ; le clairon Sellier qui sonne l'arrivée des plénipotentiaires ; l'entrevue de ceux-ci avec les militaires français. Et l'armistice, dans la clairière de Rethondes, le 11 novembre 1918.
Voilà bien la vérité, qu'il nous faut transmettre avec le plus grand respect. C'est une leçon pour le temps présent que nos Anciens nous livrent, aujourd'hui, du chemin des Dames à la Pierre d'Haudroy. Hier comme en ce jour, en notre passé et au présent, il est des sacrifices du moment qu'on ne mesure que longtemps après. Le Chemin des Dames trouve, ici et en ce lieu, sa signification profonde.
Elle est pour nous, contrairement à toutes les modes, à toutes les dérisions et à tous les oublis, une leçon pour aujourd'hui. Deux mots pourraient nous permettre de la transmettre et d'en faire un témoignage pour les temps présents : croire et servir.
Croire à la liberté et aux conditions qui la permettent. Elle n'est jamais acquise pour quiconque. Elle n'est protégée que par une force vigilante, elle se défend et s'enseigne. Elle se transmet et se propose. Elle se mérite enfin.
Croire au courage ; celui qui permet de dire non quand tout le monde renonce, celui qui nous fait lever la tête quand la servitude menace, celui qui nous oblige à choisir sa langue, son pays et sa terre quand tout autour de nous fait défaut.
Croire enfin qu'une victoire n'est jamais définitive pour une nation comme la nôtre qui trouvera toujours sur son chemin l'adversité comme un péril familier.
Servir, Mesdames et Messieurs, est un très vieux et très beau mot de notre langue. Serviteur est celui-là qui pense d'abord à son pays, à ses chances et à son destin. Serviteur est celui-là qui se soumet à son devoir.
Serviteurs, nous le sommes, ici, chacun à notre manière. Que le souvenir de ceux qui sont tombés ici nous montre en permanence le chemin de la France qui ne sera jamais pour nous que le chemin de la liberté.