Déclaration de M. Laurent Fabius, président de l'Assemblée nationale, à la mémoire de Jean-Paul de Rocca Serra, à l'Assemblée nationale le 19 mai 1998.

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Circonstance : Décès de Jean-Paul de Rocca Serra à Paris le 6 avril 1998

Texte intégral

Mesdames, Messieurs,

Beaucoup de souvenirs se mêlent au moment de rendre hommage à notre collègue Jean-Paul de Rocca Serra, décédé le mois dernier, à l'âge de 86 ans. On ne résume pas en quelques mots une telle vie et un tel parcours. Il me semble simplement qu'il fut, mandat après mandat, fidèle à sa ville et à son île, incarnant autant qu'il les représentait Porto-Vecchio et la Corse.

L'élu, le militant savait être impétueux, le collègue se montrait le plus aimable des hommes. Son urbanité patricienne lui faisait sur ces bancs s'enquérir de chacun, s'inquiéter, féliciter. Il portait en lui une affabilité naturelle.

C'était ainsi également que, dans sa commune, à Porto-Vecchio, aux petites heures de la matinée, on voyait sa silhouette familière faire le tour des remparts de la vieille ville. Il était fier de ses rues de pierres grises, de ses maisons de crépi peints, aux volets en trompe l'œil, qu'il avait su sauvegarder et restaurer. Il portait la main à son chapeau pour s'arrêter, pour saluer, pour converser, connaissant chacun de ses « compatriotes » aurait-il dit, par ses parents, par ses enfants. Avec lui, Méditerranée rimait avec sociabilité.

Par-dessus le golfe qu'adolescent il avait connu infesté de malaria, il pouvait jeter un regard au loin en direction de la pointe de la Chiappe ou de l'île du taureau, ou bien ses yeux remontaient vers le balcon de l'Ospédale et les hauteurs de Zonza, et là, quand un nuage apparaissait sur les sommets ou que la mer se creusait, il devinait l'orage ou la canicule. Le soir le voyait souvent apparaître sur les gradins du stade Claude Papi dont la pelouse, sous son autorité vigilante, était, en toutes saisons, d'un vert soutenu. Il faisait corps avec sa circonscription. La mort semblait presque avoir oublié le « renard argenté ».

C'est la Corse et à ses habitants que notre collègue nous aurait sans doute demandé aujourd'hui de penser. Pace e salute, dit-on quand on se rencontre ou on se quitte là bas, la transparence pour la paix et pour le salut de tous, mais la sévérité pour les criminels : Jean-Paul de Rocca serra n'aurait pas pu voir d'autre issue pour que son île retrouve développement, calme et respect.

Il était ne le 11 octobre 1911, sur le rocher de Bonifacio. Bachelier à 16 ans, il avait au départ choisi, suivant l'exemple de son père, la voie de la médecine. Pour soigner, pour sauver, pour aider. Après neuf années d'études hospitalières, bien qu'il n'ait jamais complètement abandonné sa vocation initiale ni renoncé à ce titre de « docteur » qu'il affectionnait, il explore, comme son père l'avait fait avant lui, les avenues d'une carrière politique. Certains de ses amis disaient avec admiration qu'au soir de sa vie c'était encore en médecin qu'il connaissait presque tous ses électeurs et gardait dans sa mémoire la liste de leurs soucis personnels, ainsi qu'il aurait consulté leurs préoccupations de santé.

Il est vrai que Jean-Paul de Rocca Serra était de haute lignée, ce qui tombait bien dans un pays où d'ordinaire l'on n'y est pas toujours indifférent. Sa grand-mère maternelle s'appelait Abbatucci, partageant la généalogie de cette appartenance avec un Général de la Révolution, dont la statue veille sur une place d'Ajaccio, et avec un garde des Sceaux du Second Empire. Le père de notre collègue, maire et conseiller général de Porto-Vecchio dès 1919, avait été élu député de Sartène en 1928 et chaque fois réélu jusqu'à la Libération.

Autant qu'à la seule tradition familiale, il devait la constance de ses succès électoraux à son équation personnelle. C'était un homme courageux. Il l'avait prouvé en mettant sa jeunesse au service de la patrie et de la lutte contre la barbarie. Sa conduite au combat, entre 1943 et 1945, lors des campagnes d'Italie, de France, d'Autriche et d'Allemagne, lui valut la croix de guerre avec palme. C'est donc logiquement que lorsque la Corse, libérée la première et par elle-même du joug fasciste, chercha des personnalités fortes pour porter sa voix, elle se tourna vers Jean-Paul de Rocca serra.

En 1949, à 38 ans, il est élu Conseiller général. C'est son premier mandat. Il le conserve sans interruption pendant quarante ans. En 1950, Porto-Vecchio le choisit comme maire et il occupe la fonction de premier magistrat, à laquelle il tenait plus que tout autre, de façon continue, jusqu'à l'automne dernier, avant que son fils ne lui succède. En 1955, il devient membre du conseil de la République et, en 1958, sénateur. Candidat aux élections législatives de 1962, il rejoint notre Assemblée comme député de la 3e circonscription de Corse et siège sans interruption avec les compagnons du Général de Gaulle, car il admirait l'homme de Colombey. 1968, 1973, 1978, 1981, 1986, 1988, 1993 et 1997 sa dernière bataille, c'est une suite de réélections ininterrompues. En 35 ans le peuple lui confie donc à douze reprises le soin de le représenter. En 1992, même si, en tant que président du conseil régional depuis 1984, il en avait critiqué la création, se présentant au nom d'un réalisme dont il ne s'est jamais départi, il est élu Président de la nouvelle Assemblée de Corse. Longévité et volonté.

Au sein de l'Assemblée nationale, notre collègue, prenant à rebours les fausses réputations que fait parfois naître l'insularité, a toujours fait preuve de rigueur. Si l'on fait exception de brefs passages à la Commission des Lois que justifiait la discussion d'une modification ou d'un complément apporté au statut de la Corse, c'est à la Commission des Finances qu'il déploya surtout son activité. Rapporteur spécial des crédits des Départements d'Outre-mer et souvent de ceux des Territoires d'Outre-mer, il a présenté à ce titre pas moins de 17 rapports qui témoignent de la qualité de son travail. Son humour à froid en a déconcerté plus d'un et on m'a dit se souvenir, parmi les administrateurs du palais Bourbon, du visage devenu soudain pâle d'un haut commissaire de la République en Polynésie, lorsque, à Papeete, qui est tout de même un petit peu plus loin que le phare de la Giraglia, notre collègue, dont seuls les yeux riaient, se lança dans un éloge des bienfaits de la continuité territoriale.

Jean-Paul de Rocca serra voulait, proclamait-il, « servir la Corse jusqu'à son dernier souffle ». C'était un homme intelligent et fin, parfois rusé comme le renard, que ceux qui le connaissaient lui avait choisi comme totem. Il n'était pas très grand mais droit, le regard perçant, impeccablement mis, il en imposait. Ses conceptions n'étaient pas celles d'un conservateur à tout crin et n'étaient dépourvues ni d'originalité ni de modernité. Il savait regretter, par exemple, que la jeunesse corse se montrât à ce point attirée par une administration dont les débouchées n'étaient évidemment plus ceux que pouvait offrir la France d'autrefois, puissance militaire et coloniale. Il voulait lui redonner le goût et l'esprit d'initiative en créant les conditions d'un développement économique régional assis sur l'agriculture, les entreprises commerciales et artisanales, les études supérieures, la formation professionnelle, la mise en place d'équipements structurants et l'amélioration des moyens de communication.

Enfin, notre collègue, s'il était authentiquement corse, était aussi et d'abord profondément français Jacobinisme républicain et enracinement insulaire, celui à qui nous rendons hommage connaissait bien cette contradiction apparente, mais il la surmontait. Sa nation, notre nation, c'est la France, et, pour lui, la Corse, comme l'avaient fait avant elle tant d'autres régions, s'y était fondue en 1769, trouvant ainsi plus sûrement que par tout autre chemin aventureux sa vocation dans l'Union Européenne et sa place dans l'espace méditerranéen. Ce message doit demeurer.

A sa femme, à son fils Camille auquel, conformément à la tradition, il avait donné le nom de son père, à son groupe politique, à tous ceux qui ont aimé et compris Jean-Paul de Rocca Serra, je veux faire part de notre émotion et leur adresser les condoléances de l'Assemblée nationale.

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