Interview de M. Jack Lang, ancien ministre de l'éducation nationale et de la culture, dans "France-Soir" du 13 décembre 1993, sur l'illettrisme et la lecture chez les jeunes.

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Média : France soir

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Une des premières actions de l'ancien ministre de la Culture avait été d'envoyer un "plan lecture" dans toutes les écoles

France-Soir : Pas si nuls, les petits Français, si l'on en croit l'OCDE. Pourtant, on dit que les chiffres de l'illettrisme sont alarmants. Les titulaires du certificat d'études primaires de l'école de Jules Ferry savaient lire, écrire et compter. À temps égal de scolarité, les jeunes d'aujourd'hui entrent pour 20 % dans la catégorie des illettrés. Qui croire ?

Jack Lang : La montée en puissance de l'illettrisme existe, mais elle est un phénomène international. Elle est très probablement liée au développement de l'audiovisuel mais aussi à la démocratisation des études dont on ne peut par ailleurs que se féliciter.

À la Belle Époque, la moitié des enfants ne parvenaient pas jusqu'au certificat d'études. On ne présentait à l'examen que ceux qui avaient une chance d'être reçus. Entre 60 et 70 % d'entre eux retournaient aux champs ou allaient à l'usine. D'autre part, il faut tenir compte du fait que des enfants de familles modestes, peut-être 15 ou 20 % de l'ensemble des écoliers, qui naguère n'entraient pas dans le système scolaire y entrent aujourd'hui, mais avec plus de difficultés que les autres.

France-Soir : Les enfants ne lisent plus. La lecture est-elle tuée par l'image ?

Jack Lang : Inutile de verser des larmes de crocodile sur une évolution irréversible qui n'eut pas que négative. Je mots beaucoup d'espoir dans le projet de chaîne éducative dont j'ai souhaité la création et que l'actuel gouvernement reprend à son compte. Mais il faut contenir le temps dévolu par les enfants à la seule télévision, et le livre est le moyen d'échapper à l'emprise trop absolue du petit écran.

France-Soir : Comment communiquer aux jeunes le goût de la lecture ?

Jack Lang : Le sujet me tient à cœur. Mes premières actions de ministre de la Culture ont été en faveur du livre. Les crédits pour la construction de bibliothèques ont été augmentés de 180 %, les lycées et collèges sont aujourd'hui équipés à 90 % et j'ai envoyé à toutes les écoles de France un "plan-lecture". Mais encourager et faciliter l'apprentissage de la lecture est indissociable de l'écriture et de la "récitation" qu'il faut à tout prix réhabiliter car elle n'est pas seulement un exercice de mémoire, mais le moyen d'imprégner l'enfant dès son plus jeune âge de la couleur des mots, de la musique du langage.

Le Groupe permanent de lutte contre l'illettrisme a été créé en 1984. J'ai personnellement mis au point un Observatoire de formation en lecture et en écriture et réalisé les États généraux de la lecture à La Villette, l'année dernière.

France-Soir : La littérature proposée aujourd'hui aux enfants correspond-elle à leurs besoins A-t-on remplacé la Bibliothèque rose ou verte ? A-t-on sauvegardé l'aspect ludique de la lecture chez les jeunes ?

Jack Lang : Certains éditeurs me semblent avoir rempli cet office par la qualité, l'abondance, la variété de leurs publications. La lecture est inséparable de deux données qui sont motivation et compréhension. Elle passe par l'éveil du désir. Aucune méthode ne remplacera jamais le maitre. Rappelons Rabelais "Un enfant est un feu à allumer, pas un vase à remplir." Tout le secret de la lecture est là.

France-Soir : Peut-on rêver à la disparition de l'illettrisme ? Quel est l'avenir du livre ?

Jack Lang : Il y aura toujours une frange marginale de gens qui, ayant acquis un savoir, l'ont perdu ou ne le maîtrisent pas. Mais le livre est un compagnon avec lequel on entretient une relation affective, avec lequel on n'est jamais seul dans une société où certains liens tendent à se rompre. Le goût de la lecture peut se perdre chemin faisant mais je pense, avec Rabelais encore, que si on a assez tôt appris aux jeunes à "fleurer, sentir, estimer" les beaux livres, cette passion habite toute votre vie.