Interview de M. Laurent Fabius, député PS, dans "Le Parisien" du 2 octobre 1993, sur le plan emploi du gouvernement, la réduction du temps de travail et l'aide au chômeur pour la recherche d'emploi.

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Média : Le Parisien

Texte intégral

Le Parisien. – Les députés débattent en ce moment de la loi présentée par Michel Giraud et Edouard Balladur. Ce texte apporte-t-il selon vous des solutions au problème de l'emploi ?

Laurent Fabius (1). – Malheureusement non. En tout cas, pas à la hauteur du drame qu'est le chômage. Le débat parlementaire, où certains droits sociaux sont en train d'être remis en cause, risque même d'accentuer le décalage entre la population et le monde politique, car, lorsque le texte sera adopté, les Français se demanderont ce qui aura changé en positif : ils seront déçus !

L.P. – Comment pouvez-vous l'affirmer ?

L.F. – Je suis jour après jour les débats, je constate les votes. D'ailleurs, pour en avoir le coeur net, j'ai demandé au gouvernement et à la majorité qu'il soit procédé à un examen objectif par l'INSEE du nombre d'emplois susceptibles d'être créés par ce texte. On m'a répondu non !

L.P. – Quelles seraient les mesures à prendre ?

L.F. – Plusieurs séries de mesures, même si, évidemment, il faut éviter les «  il n'y a qu'à, il faut qu'on ». D'abord soutenir la croissance et le pouvoir d'achat, ce qui est nécessaire pour la consommation, donc pour l'emploi ; or, la politique actuelle (charges nouvelles, taxes, blocage des retraites et salaires…) va en sens inverse. Ensuite, nous engager sur la voie de la réduction de la durée individuelle du temps de travail.

L.P. – C'est le sens de l'amendement proposé par Jean-Yves Chamard, député RPR, sur la semaine en quatre jours.

 L.F. – Vous avez souligné, il y a quelques jours, que je suis l'un des premiers responsables publics, peut-être le premier, à avoir proposé d'aller vers la semaine des trente-deux heures sur quatre jours de travail. A l'époque, ça a été un tollé. Les esprits commencent à évoluer. L'idée est juste, à condition, évidemment, que les modalités soient souples et qu'on n'impose pas aux salariés une baisse équivalente du salaire. C'est le sens de l'amendement que je vais déposer avec mon groupe parlementaire, et dont nous allons bientôt discuter.

L.P. – Quelles seraient les autres pistes à suivre ?

L.F. – Il va falloir également utiliser une partie des sommes considérables consacrées à l'indemnisation du chômage pour mieux financer la mise en activité des chômeurs. Pour cela, on devrait pouvoir utiliser une partie de cet argent pour rémunérer par exemple des emplois de proximité dans les collectivités locales ou les associations. On dépense aujourd'hui 350 milliards par an pour la politique de l'emploi. Cela pourrait représenter, en gros, 3,5 millions de personnes payées au Smic, charges comprises ! En Suède, où la politique de l'emploi est beaucoup plus active que chez nous, le chômage est nettement plus faible.

L.P. – Vous ne comptez plus sur les entreprises pour créer des emplois ?

L.F. – Bien sûr que les entreprises sont essentielles, notamment les artisans, les PME, mais très souvent les règles fiscales et sociales actuelles pénalisent l'emploi au lieu de l'encourager. Dans l'industrie, la productivité continuera de dévorer les emplois. Si on fait jouer seulement les lois du marché, le chômage augmentera encore et il y aura après-demain quatre millions de chômeurs. Il faut donc organiser les choses autrement, répartir d'une autre façon l'activité, les revenus et le temps. Faire jouer pour notre commerce extérieur pleinement la préférence européenne et demander à la puissance publique de remplir son rôle, notamment en soutenant la création d'emplois dans le secteur non marchand (sécurité, personnes âgées, environnement, formation, etc.).

L.P. – Dans l'immédiat, que devrait-on faire pour améliorer le quotidien des chômeurs ?

L.F. – Susciter partout les créations d'emplois. Démolir les barrières anti-embauche. Fournir aux chômeurs matériellement et financièrement la possibilité de rechercher un travail, y compris des choses très concrètes : par exemple, mettre à leur disposition des téléphones, rendre gratuit l'affranchissement du courrier, rembourser les frais de déplacement, etc. Il faudrait aussi qu'ils soient représentés dans les organismes sociaux, que les organisations syndicales, les partis politiques, les médias les prennent mieux en compte, qu'on pense et qu'on agisse concrètement, solidairement, en pensant aux chômeurs d'aujourd'hui et de demain. Bref, il est temps que chacun se remette en cause. Sinon, cela risque d'être l'explosion.

 

(1) Laurent Fabius a été Premier ministre (1984-1986). Il est aujourd'hui député PS de la Seine-Maritime.