Interview de M. Alain Juppé, ministre des affaires étrangères, à Europe 1 le 11 août 1993, sur la libération des otages par le PKK kurde, la situation en Algérie et dans l'ex-Yougoslavie, les négociations entre Israël et l'OLP et l'union économique et monétaire.

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Circonstance : Libération des otages français détenus par des Kurdes en Turquie le 11 août 1993

Média : Europe 1

Texte intégral

E. Faux : Hier matin, les quatre otages français ont été libérés par les rebelles kurdes, et cette nuit, les deux autres otages occidentaux ont aussi été libérés. Dans quelles conditions a été obtenue cette libération ?

A. Juppé : Voilà une double bonne nouvelle. C'est une libération qui intervient dans des délais relativement rapides, trop long pour nos otages et les familles naturellement. Je rappelle qu'ils avaient été enlevés le 24 juillet. Cette libération est due d'abord – je crois pouvoir le dire – à l'efficacité, à la disponibilité de nos diplomates qui ont travaillé dans la plus totale transparence avec les autorités turques, et qui ont été immédiatement présents sur le terrain en soutenant les familles. Il y a eu plusieurs tentatives de médiation : une de Médecins du Monde, deux d'un journaliste turc, elles n'ont pas abouti et c'est finalement au bord d'une route que le PKK a libéré nos otages hier matin. Leur retour est prévu par un avion du Glam cet après-midi à Paris. Ce travail, en étroite coopération avec les autorités turques, nous a permis d'arriver à ce résultat. Quelle que soit la cause que l'on défend, la prise en otages de touristes innocents est un acte de lâcheté.

E. Faux : En Algérie des intellectuels, policiers, civils sont assassinés, 6 morts pour la seule journée d'hier. Quelle issue voyez-vous à cette guerre civile larvée en Algérie ?

A. Juppé : Depuis que j'ai pris mes fonctions, j'ai eu avec les autorités algériennes des contacts fréquents ; la situation est difficile. La France a adopté une attitude très claire ; nous n'avons rien à attendre de l'extrémisme religieux qui prend souvent pour cible ce qui, dans la société algérienne, est le plus proche de l'Occident et de la conception que nous nous faisons des choses. Sur ce point, nous avons réagi très vite, vis-à-vis notamment des extrémistes qui agissaient sur notre sol. Nous avons en particulier suspendu et interdit certaines publications qui faisaient un appel au meurtre et à l'insurrection.

E. Faux : Est-ce que le processus la suspension du processus démocratique a été une bonne chose ?

A. Juppé : Ce processus est de la responsabilité des autorités algériennes. Les choses étaient parties de telle sorte que ce processus risquait d'aboutir à un succès de l'extrémisme précisément, et ce n'est pas notre intérêt ; pas plus que le choix des autorités algériennes actuelles. Il faut bien entendu, d'abord par une réforme économique qui n'est peut-être pas engagée aussi loin que cela serait souhaitable, et ensuite par une concertation politique avec toutes les forces démocratiques en Algérie, faire évoluer le processus. Car le statu quo actuel, n'est évidemment pas tenable, il est très inquiétant. La France aide pour sa part, l'Algérie dans son processus de développement, et nous allons continuer dans ce sens.

E. Faux : L'OTAN peut pratiquer des frappes aériennes sur la Bosnie. Pour vous, est-ce un pas vers une action militaire, ou une démarche dissuasive envers les Serbes ?

A. Juppé : C'est un pas important vers une action militaire. Je voudrais rappeler dans quel contexte elle se situe : à l'origine de tout ça, il y a une initiative française – la fameuse résolution 836 – qui a créé les zones de sécurité, qui a prévu que, pour assister les Casques Bleus et les populations dans ces zones de sécurité, il pouvait être fait recours à la protection aérienne de l'OTAN. La décision qui a été prise lundi dernier nous convient, et nous avons fortement contribué à ce qu'elle soit prise en liaison avec les Américains. Cette décision apporte d'abord le soutien des pays membres de l'OTAN aux négociations qui ont lieu actuellement à Genève. Elle demande ensuite aux Serbes de lever le siège de Sarajevo et de laisser les Casques Bleus d'occuper les hauteurs autour la ville ; ce résultat n'est pas encore atteint. Elle réaffirme ensuite l'autorité de l'ONU et du commandement de la FORPRONU, avant toute décision de frappe aérienne. Enfin, cette décision approuve le dispositif opérationnel qui sera mis en œuvre à la fois par l'OTAN et l'ONU, et elle planifie les cibles. Donc un pas important a été franchi. Les négociations se poursuivent à Genève, elles ne sont pas rompues, elles vont reprendre je l'espère aujourd'hui. Le processus qui a été mis en place depuis avril continue à se poursuivre.

E. Faux : Vous dites décision prise avec les États-Unis, mais il a tout de même fallu attendre que B. Clinton tape du poing sur la table pour qu'il se passe quelque chose…

A. Juppé : Je ne crois pas qu'on puisse dire cela ; les États-Unis ont beaucoup hésité. Ils ont d'abord préconisé la levée de l'embargo sur la fourniture des armes. On a expliqué aux États-Unis tous les inconvénients qu'une telle décision pouvait comporter, ils ont peu à peu évolué. Nous ne cessions de réclamer, en ce qui nous concerne, la mise en place d'un tel dispositif opérationnel. Je rappelle que c'est la France, il y a 15 jours, après l'attaque dont ses Casques Bleus ont été victimes à Sarajevo, qui a tapé du poing sur la table et qui s'est tournée vers le Secrétaire général de l'ONU en lui disant : « Maintenant, il faut que le dispositif prévu dans les résolutions devienne opérationnel ». Nous nous sommes aussi tournés vers l'OTAN, et c'est nous qui avons provoqué cette prise de conscience. Il est vrai que les Américains se sont ensuite mobilisés et que ceci a fortement aidé.

E. Faux : J.-F. Deniau gratifie cette décision de l'OTAN du mot de « gesticulation » …

A. Juppé : Avant qu'une frappe aérienne ne soit intervenue, c'est toujours naturellement ce genre de mot que l'on peut utiliser. Je ne crois pas que nos Casques Bleus à Sarajevo fassent de la gesticulation ; ils prennent des risques, certains d'entre eux ont payé de leur vie. Même si le drame se poursuit dans des conditions insupportables, leur présence, d'abord à vocation humanitaire, et maintenant pour protéger des populations a été fort utile.

E. Faux : Paix difficile au Proche-Orient, notamment avec des désaccords entre les négociateurs palestiniens et la direction de l'OLP. Ces divisions peuvent-elles compromettre le processus de paix ?

A. Juppé : Elles pourraient le compromettre bien sûr. D'une certaine manière elles sont compréhensibles. Quand on négocie quelque chose de si fondamental pour un peuple, il est toujours normal qu'il y ait des faucons et des colombes. Il ne faut pas s'en réjouir. Pour avoir une paix solide, il faut que les parties palestiniennes refassent l'unité. La France, quant à elle, a été exclue de ce processus bilatéral du fait des erreurs de sa diplomatie, à la suite de la guerre du Golfe en 90-91. Nous n'en sommes pas moins très actifs aujourd'hui. Nous avons eu des contacts avec la plupart des protagonistes de cette crise qui dure depuis des décennies : les présidents égyptien, libanais, le Premier ministre Rabin qui est venu à Paris, le roi Hussein, nous avons eu des contacts au Maghreb, je suis allé en Arabie Saoudite. Nous tenons, à toutes les parties, le même langage. Aux Israéliens, nous disons : il faut négocier. Il faut négocier avec l'OLP, il faut déjà donner des perspectives sur le statut final de la Palestine, poser le problème de Jérusalem. Aux Palestiniens nous disons de la même manière : il faut négocier, et il faut accompagner cette négociation d'une baisse de la violence sur le terrain.

E. Faux : Négocier directement avec l'OLP ?

A. Juppé : Oui, je l'ai dit moi-même au Premier ministre Rabin quand il est venu à Paris.

E. Faux : Vous êtes d'accord avec les propos d'H. Kohl sur l'UEM ?

A. Juppé : Qu'est-ce que c'est que l'UEM ? C'est d'abord, une deuxième étape qui est prévue pour le 1er janvier 94. Et sur ce point, tout le monde s'accorde à dire qu'il n'y aura pas de retard. Ensuite, c'est l'étape finale qui, dans le Traité de Maastricht lui-même, est fixée à 97 ou 99. Donc, il y a une marge de jeu dans le calendrier, c'est sans doute ce qu'H. Kohl a voulu dire. C'est vrai que l'Europe vient de traverser une tourmente forte. D'une certaine manière, elle a fait un pas en arrière. Il faut maintenant que nous lui fassions faire deux pas en avant.

E. Faux : Il ne faut donc pas aller au-delà du 1er janvier 99 ?

A. Juppé : Pour ce qui concerne la phase finale de l'UEM c'est l'objectif que nous devons garder. Mais 99, c'est 5 ans et plus ; donc il faut faire preuve de beaucoup de pragmatisme. Il est nécessaire, en tout cas, de rouvrir le chantier européen, non pas pour le livrer aux démolisseurs qui sont en train de se frotter les mains, mais aux bâtisseurs de l'Europe. Il y a un certain nombre de questions que nous ne pouvons pas éluder. Qu'est-ce que c'est que l'identité européenne, qu'est-ce que c'est que l'Europe ? Non seulement sur le plan commercial – on le voit avec le GATT – mais aussi sur le plan économique, avec les délocalisations. Également sur le plan politique. Quelles réformes apporter au SME pour faire en sorte que l'objectif final que nous conservons soit atteint le plus vite possible ? Quelles seront les conséquences de l'élargissement ? Beaucoup de pays nouveaux vont entrer dans la CEE, comment faudra-t-il réformer les institutions communautaires pour que ça puisse continuer à marcher.

E. Faux : La déclaration d'H. Kohl vous paraît-elle opportune, 8 jours après la crise du SME ?

A. Juppé : On ne peut pas faire comme si rien ne s'était passé. Il s'est passé quelque chose, il faut ouvrir la discussion. La rouvrir avec l'Allemagne, car plus que jamais, depuis 30 ans, c'est toujours sur cette base-là qu'il faut construire l'Europe. Il faut reprendre la discussion avec nos partenaires pour voir quelles sont les inflexions et les modifications à apporter. N'oublions pas non plus les questions stratégiques : il y aura un sommet de l'OTAN en décembre prochain. Quelle est la vision que nous avons de la sécurité européenne ? E. Balladur a pris dans ce domaine une initiative très importante, celle du Pacte de stabilité en Europe. Voilà des sujets sur lesquels il faut remettre à plat les choses pour repartir d'un pied mieux assuré.