Texte intégral
DECLARATION DE MONSIEUR RAYMOND BARRE, ANCIEN PREMIER MINISTRE, AU CENTRE EUROPEEN UNIVERSITAIRE DE NANCY - NANCY - LE JEUDI 10 MAI 1984 -
LA COMMUNAUTE EUROPEENNE
PROBLEMES ET PERSPECTIVES
C’est à divers titres que je me réjouis de l’invitation que m’ont adressé le Centre universitaire européen de Nancy et son directeur, le professeur Bonnet, de présenter sur les problèmes présents de la Communauté et sur son avenir, des réflexions tirées de mon expérience.
N’est-ce point un grand avantage que de parler de l’Europe dans une ville qui incarne une grande tradition européenne ?
Ceci ne tient pas seulement à l’histoire, mais aussi au mouvement des idées. Un économiste français ne saurait ignorer que c’est dans cette ville que le professeur Lucien Brocard analysa le rôle des solidarités régionales et nationales et montra comment, en partant des données nationales, pourrait et devrait s’organiser une économie internationale réaliste. C’est dans cet esprit qu’un autre Lorrain, André Marchal, avec qui j’ai longtemps travaillé, s’adonna à l’étude de l’économie européenne et consacra des ouvrages éclairants à « l’Europe solidaire ». Cette tradition n’est-elle pas maintenue aujourd’hui par le doyen Druesne qui nous donne des articles si pénétrants sur la Communauté !
C’est aussi un avantage précieux que de pouvoir traiter de la Communauté européenne dans le cadre serein et objectif – et pour moi, si réconfortant – qu’offre ce centre universitaire. Les conjonctures électorales ne sont guère propices à une analyse objective et approfondie des problèmes ; elles suscitent les passions, les surenchères et parfois même hélas ! L’imposture.
Mes propos seront, pour leur part, inspirés d’une conviction et d’une expérience.
Comment ne pas être en effet convaincu en une période de l’histoire où se tiennent sur le devant de la scène mondiale des Etats-continents que l’Europe occidentale ne saurait rester divisée et morcelée et qu’il lui appartient – à elle aussi – de s’organiser ? Certes l’Europe occidentale sera toujours faite de ces vieilles nations jalouses de leur originalité qui ont longtemps dominé le monde et influentes dans les affaires mondiales. Mais ces nations ont elles-mêmes compris depuis la fin de la Seconde guerre mondiale qu’il était désormais préférable de substituer aux guerres civiles destructrices les travaux de la coopération et de la paix.
Mon expérience m’a par ailleurs montré que la construction de la Communauté européenne entreprise depuis 1950 a surmonté jusqu’ici toutes sortes de difficultés, réputées souvent insurmontables, par la force des choses et par la volonté des hommes. Depuis 1959, j’ai suivi comme directeur du cabinet du ministre de l’Industrie les affaires de la CECA et les trois premières années d’application du traité de Rome, puis participé comme universitaire à l’établissement du rapport décennal d’activité de la CECA, puis assumé pendant plus de cinq ans au sein de la Commission des Communautés la responsabilité des affaires économiques et financières, puis comme Premier ministre, consacré presque le quart de mon temps aux affaires communautaires, qui ne sont plus aujourd’hui seulement des affaires extérieures à la France, mais des affaires d’une portée intérieure considérable. Depuis 1959, j’ai connu et j’ai vécu beaucoup de « crises » au sein de la Communauté européenne ; j’ai entendu dire à de nombreuses reprises qu’elle était à la veille de se disloquer, à tout le moins qu’elle était condamnée à la stagnation ou à un lent déclin ; mais j’ai vu les crises se dénouer, l’acquis ne jamais être remis en question, des progrès s’accomplir dans tous les domaines, la Grande-Bretagne, le Danemark, l’Irlande et la Grèce rejoindre les pays fondateurs, la Communauté apparaître aux étrangers plus vivante et plus puissante qu’aux Européens eux-mêmes.
Cette conviction et cette expérience fondent mon espoir que la marche vers l’union des pays et des peuples d’Europe occidentale se poursuivra au cours des décennies à venir, longue marche où la pression des intérêts s’allie à la force de la raison et à un sentiment instinctif de solidarité.
Où en sommes-nous ? Où devons-nous et pouvons-nous aller ? Telles sont les deux questions que je voudrais examiner devant vous.
Les difficultés du présent font trop souvent oublier les réalisations du passé. Je me bornerai à souligner les plus importantes d’entre elles.
1. La Communauté et son marché commun sont devenus le centre d’un vaste réseau d’échanges à travers le monde. Environ la moitié du commerce total des Etats membres s’effectue au sein de la Communauté. La Communauté a passé des accords de libre-échange avec les pays de l’Association européenne de libre-échange, constituant ainsi un grand marché industriel, qui s’étend sur la plus grande partie de l’Europe occidentale. Elle a conclu des accords commerciaux préférentiels et des accords de coopération économique avec les pays méditerranéens, avec les pays signataires des conventions de Lomé, avec certains pays d’Amérique latine et d’Asie. Elle représente presque un quart du commerce mondial. Elle en est devenue un élément vital, après sa participation positive aux négociations commerciales internationales. Elle s’est largement ouverte aux échanges mondiaux et c’est son intérêt d’y participer sans restrictions.
2. La Communauté a construit un marché commun agricole dont le fonctionnement est assuré – comme c’est le cas pour les marchés agricoles de tous les pays – par une politique commune assurant l’unité des prix et une préférence communautaire pour les produits agricoles des pays membres. Cette politique a eu ses imperfections. Mais il serait injuste d’ignorer sa contribution à la modernisation des agricultures des pays membres et à l’amélioration du niveau de vie des agriculteurs européens. Si la Communauté a protégé son agriculture, elle n’en a pas pour autant refusé les importations en provenance de l’extérieur. En 1980 par exemple, les échanges agricoles de la Communauté étaient déficitaires de 7 milliards de dollars au profit des Etats-Unis.
Après de longues et difficiles discussions, les Etats membres viennent de se mettre d’accord à l’unanimité pour corriger certaines évolutions qui se révélaient dangereuses à terme pour le maintien de la politique agricole commune. Ils ont mis un terme à la garantie excessive de certaines productions ; ils sont convenus de modérer la croissance des dépenses agricoles dans les dépenses totales de la Communauté. Ces mesures s’imposaient, « la fuite en avant » ne pouvant constituer une orientation à long terme valable pour la politique agricole de la Communauté et les contraintes financières ne pouvant durablement être ignorées. Mais la vocation de la Communauté en tant que producteur et exportateur de produits agricoles ne saurait de ce fait être mise en question.
3. La Communauté a mis en place un système monétaire européen qui établit, entre les Etats membres participants un régime ordonné de taux de changes fixes, mais ajustables, et permet une coopération plus étroite entre les banques centrales de la Communauté. Le système monétaire européen a favorisé une plus grande concertation des politiques économiques des Etats membres et a contribué à une meilleure convergence des évolutions de leurs économies. L’ECU est devenu en quelques années bien plus qu’une unité de compte au sein du système, et a acquis les attributs d’une monnaie ; son utilisation est remarquablement développée dans les relations financières privées au plan international. La Communauté, grâce au système monétaire européen, est devenue un pôle de stabilité monétaire relative au sein du système très instable de flottement international des monnaies.
4. La Communauté s’est dotée d’une politique commerciale commune, qui est la conséquence logique de l’union douanière et qui permet aux Etats membres d’adopter une attitude commune dans les négociations commerciales internationales, notamment dans les relations avec les Etats-Unis et le Japon. Le tarif extérieur commun est un des plus bas du monde industrialisé : 5 % contre 7 % pour le tarif américain et 9 % pour le tarif japonais. La cohésion de la Communauté s’est manifestée en novembre 1982 à l’occasion de la conférence ministérielle du GATT, au cours de laquelle de fortes pressions des Etats-Unis s’étaient manifestées. Elle s’est également affirmée contre les sanctions décidées unilatéralement par les Etats-Unis après la conclusion du contrat gazier entre plusieurs pays européens et l’Union soviétique. La politique commerciale commune conservera dans les années à venir toute son importance en raison des enjeux liés au développement des échanges internationaux.
5. La Communauté a fait preuve d’une grande vision politique dans ses relations avec les pays moins développés et les pays en développement. Les conventions successives passées avec les pays d’Afrique, des Caraïbes et du Pacifique, les accords de coopération signés avec les pays méditerranéens ont apporté d’importantes contributions au développement de ces pays. L’aide officielle au développement s’élevait à 0,52 % du produit national brut de la Communauté en 1981, contre 0,20 % pour les Etats-Unis et 0,28 % pour le Japon. Dans la grande affaire du développement, la Communauté a acquis à juste titre une image de responsabilité et de générosité.
6. Enfin, la Communauté a développé depuis 1970 une coopération dans le domaine de la politique étrangère, dont l’objet est d’unifier autant que possible les positions des Etats membres et de permettre à l’Europe de parler d’une seule voix sur la scène internationale. Les résultats obtenus jusqu’ici ont été encourageants, qu’il s’agisse de la conférence sur la coopération économique internationale en 1976-1977, des négociations sur la sécurité européenne, ou de l’adoption d’une position européenne commune à l’égard des problèmes du Moyen-Orient.
Tels sont, à mon avis, les acquis majeurs des 25 années qui se sont écoulées depuis la conclusion du traité de Rome. Je prendrai garde de ne pas mettre en relief ce qui me paraît essentiel : les liens tissés non seulement entre gouvernements et administrations, mais aussi entre les milieux socio-professionnels et les citoyens des pays membres. La Communauté a permis une « vie commune », qui est la meilleure sauvegarde de l’acquis et le plus sûr gage de progrès.
Non seulement les réalisations de la Communauté sont considérables mais elles n’ont pas été affectées par les grandes difficultés qui se sont manifestées pendant « les années 1970 » à la fois dans le système économique mondial et dans les divers Etats membres. Je citerai pour mémoire :
- la crise monétaire internationale qui a entraîné l’effondrement du système de Bretton-Woods et l’avènement d’un régime généralisé de flottement des monnaies ;
- les deux chocs pétroliers qui ont provoqué de graves déficits des balances des paiements, de fortes hausses des coûts et des prix et un ralentissement de l’activité économique particulièrement sensible dans une Communauté dont le taux de croissance avait été très rapide depuis 1960 ;
- l’accroissement massif du chômage dans tous les Etats membres qui ont dû supporter de ce fait de lourdes charges financières et qui ont su résister aux pressions en faveur de mesures protectionnistes au sein de la Communauté ;
- l’élargissement de la Communauté, qui a suscité depuis plusieurs années le problème délicat de la contribution britannique au budget communautaire. Celui-ci n’est pas encore réglé, bien que les éléments d’une solution durable se dessinent : il appartient à la Grande-Bretagne, dont les demandes ont été largement prises en compte par ses partenaires, de concilier la défense de ses intérêts et le respect des principes fondamentaux de la solidarité communautaire. Je souhaite qu’un point final soit mis à ce contentieux, qui pèse trop lourdement sur le fonctionnement harmonieux de la Communauté : un grand pays européen comme la Grande-Bretagne ne peut être qu’un acteur à part entière de la construction européenne.
En tout cas, en 1984, en dépit de toutes sortes d’obstacles économiques, psychologiques et politiques, tous les Etats membres maintiennent leur engagement à l’égard de l’entreprise communautaire et expriment leur volonté de progrès. Où devons-nous aller et où pouvons-nous aller ?
II. L’évolution internationale récente a fait prendre conscience à de nombreux Européens de la nécessité de renforcer les liens qui unissent les nations d’Europe occidentale et d’avancer plus rapidement vers une Union européenne, maîtresse de son destin, affirmant sa personnalité et son influence dans les relations internationales.
Les obstacles continueront certes à ne pas manquer sur cette voie. Les nations d’Europe occidentale, quelle que soit leur volonté de coopération et d’union, ont des structures variées, des intérêts spécifiques, des attirances diverses sur le plan international. Déjà un grand effort de rapprochement s’est accompli au sein de la Communauté, mais la situation présente de celle-ci montre bien que la recherche de solutions indispensables à son bon fonctionnement est longue et malaisée.
De surcroît, la Communauté va de nouveau s’élargir, avec l’entrée de l’Espagne et du Portugal. Depuis que la Communauté des Six a accepté l’adhésion de la Grande-Bretagne, du Danemark et de l’Irlande, puis de la Grèce, il n’y a aucune raison de refuser celle de ces deux pays que justifie incontestablement leur contribution à l’histoire et à la vie de notre continent. Mais l’élargissement nouveau – comme ceux qui l’ont précédé – soulève deux problèmes :
- celui de la gestion d’une Communauté qui devient plus hétérogène, où, par conséquent, la cohésion de l’ensemble est plus fragile et où les freins au progrès deviennent fatalement plus nombreux ;
- celui de la dimension de cette Communauté, qui s’agrandit, ce qui entraîne de ce fait dans les relations internationales des transformations et des orientations nouvelles.
L’entrée de nouveaux membres dans la Communauté devra donc être progressivement « digérée » et il n’est pas facile de réaliser en même temps les adaptations découlant de l’élargissement et les progrès qui sont par ailleurs souhaités sur la voie d’une intensification de l’action communautaire.
Il serait cependant regrettable qu’après la solution des problèmes actuellement pendants au sein de la Communauté, celle-ci entre dans une phase de stagnation et de routine, se contentant de sauvegarder l’acquis et de faire fonctionner ce qui existe déjà. On voit donc fleurir de toutes parts projets, programmes, demandes d’initiatives, dont je ne doute pas qu’ils soient tous inspirés d’une vraie foi européenne, mais qui ne sont pas toujours marqués du sceau du réalisme. Le réalisme ne se confond pas à mes yeux avec le scepticisme, ni avec la passivité. Il conduit à prendre la mesure des difficultés, à déterminer le champ du possible et à poursuivre avec ténacité les objectifs susceptibles d’être atteints. C’est ainsi que depuis trente ans, la construction européenne a progressé ; c’est ainsi qu’elle continuera à le faire.
Au fur et à mesure que des actions nouvelles seront entreprises, il est tout à fait concevable qu’elles ne soient pas obligatoirement conduites par tous les Etats membres ; certains d’entre eux peuvent décider soit de n’y point participer, soit de rejoindre plus tard le peloton de tête. Une Communauté de douze membres peut accepter dans certains domaines le principe de la géométrie variable, sans que la cohésion nécessaire de l’ensemble soit gravement compromise. Le système monétaire européen offre un intéressant exemple à cet égard.
De plus, l’évolution de la Communauté a été marquée, dans le passé, par la succession de programmes pluriannuels, qui fixaient les étapes à parcourir et assignaient un terme à la réalisation de certains objectifs. Ainsi en a-t-il été de la mise en place du Marché commun industriel et agricole de 1958 à 1968 ; ainsi en a-t-il été des progrès accomplis en matière économique et monétaire, qui trouvent leur origine dans des propositions faites par la Commission en 1969, puis dans le programme de l’Union économique et monétaire de 1971 et qui, à travers de nombreuses péripéties, ont abouti en 1979 à la création du système monétaire européen. Je pense qu’une méthode de ce genre mériterait d’être de nouveau utilisée pour fixer à la Communauté certains objectifs à atteindre d’ici la fin de la présente décennie.
Dans quatre domaines, des progrès importants me paraissent susceptibles d’être réalisés dans les cinq années à venir : le fonctionnement des institutions communautaires ; la coopération économique et monétaire ; la coopération industrielle ; la coopération politique.
A. Les institutions communautaires, prévues au traité de Rome, ne fonctionnent plus aujourd’hui de façon satisfaisante.
Le Conseil des ministres des Affaires étrangères – qui pendant longtemps a été l’organe efficace de décision de la Communauté – a perdu de son influence du fait, d’une part, de la multiplication des conseils spécialisés, dont il n’assume plus la coordination, et, d’autre part, de la création du Conseil européen qui est devenu au fil des années une instance d’appel pour l’examen de tous les problèmes communautaires.
La Commission a perdu de son autorité du fait de l’érosion progressive de son pouvoir d’opposition, qu’elle n’a pas su ou pu maintenir en face d’un certain impérialisme du Conseil des ministres mais aussi d’une dispersion de ses efforts, alors que, traditionnellement, la concentration sur certains objectifs prioritaires s’impose, enfin d’une certaine politisation qui réduit son indépendance à l’égard des gouvernements ou des partis politiques nationaux ou européens.
L’Assemblée, même après son élection au suffrage universel, si longtemps réclamée, n’a pas acquis la stature que souhaitent ceux qui pensaient que, face aux Etats, elle pourrait faire entendre la voix des peuples. Elle n’a été jusqu’ici ni l’aiguillon, ni le levain de la pâte. Ce n’est point le fait qu’elle ne dispose pas de pouvoirs suffisamment précis ou étendus ; là où elle détient déjà un pouvoir considérable – celui du budget –, elle a fait preuve, dans les temps difficiles que nos pays ont traversés, d’une propension à voter de façon quelque peu inconsidérée des dépenses supplémentaires, dont le financement est en fin de compte assuré par les budgets des Etats membres.
Quant au Conseil européen, qui a une existence indépendante des traités et qui n’a aucun pouvoir de décision propre, il est de plus en plus encombré de questions techniques, pour l’examen desquelles les chefs d’Etat et de gouvernement sont, trois fois par an, contraints de se transformer pendant 36 heures en des spécialistes confirmés qu’ils ne sauraient être ni devenir.
Les remèdes à cette situation dépendent d’une meilleure organisation du travail, et, pour une bonne part, de la volonté des Etats et des institutions elles-mêmes.
Le Conseil européen doit être l’organe d’élaboration de la stratégie de la Communauté dans tous les domaines de la vie communautaire et dans les relations avec les pays tiers. Il doit fixer les orientations de l’action commune, qu’il appartient ensuite aux institutions communautaires et aux Etats membres de mettre en oeuvre. Il devrait se saisir, dans le cadre de la coopération politique, des questions de politique étrangère, de sécurité et de défense, comme nous aurons à le préciser plus loin.
La présidence, qui peut difficilement, à mon avis, ne pas répondre à la règle de la rotation puisqu’elle est tenue par un Etat, ou son représentant, et non par un chef de gouvernement désigné « intuitu personae », serait exercée, comme à l’heure actuelle, par un Etat membre pour une durée de six mois.
Mais elle serait dotée d’un secrétariat politique permanent, cellule légère qui assurerait, en liaison avec le Conseil des ministres et la Commission, la préparation des réunions du Conseil et suivrait les questions de coopération politique.
Le Conseil des ministres au niveau des ministres des Affaires étrangères doit redevenir, conformément aux traités, l’organe de décision au sein de la Communauté. Il doit trancher les problèmes non réglés par les Conseils des ministres spécialisés. Il ne peut évidemment remplir convenablement sa fonction que si les ministres des Affaires étrangères y tiennent en personne le siège de leur pays. Ce fut le cas dans les années fortes de la Communauté, et personne n’ignore dans les milieux communautaires le rôle considérable qu’ont pu jouer dans ces conseils M. Couve de Murville ou M. Joseph Luns.
C’est au sein du Conseil des ministres que se pose le problème au vote unanime ou du vote à la majorité, ou pour le dire autrement, le problème du « compromis de Luxembourg ». L’article 148 du traité de Rome prévoyait qu’à partir de la deuxième phase de l’établissement du Marché commun, les délibérations du Conseil seraient acquises à la majorité. A la suite de la crise grave qui intervient en 1965 « lorsque la France pratique « la chaise vide », les gouvernements convinrent que lorsque, dans le cas de décisions susceptibles d’être reprises à la majorité sur proposition de la Commission, des intérêts très importants d’un ou de plusieurs partenaires sont en jeu, les membres du Conseil s’efforceront, dans un délai raisonnable, d’arriver à des solutions qui pourront être adoptées par tous les membres du Conseil dans le respect de leurs intérêts mutuels et de ceux de la Communauté conformément à l’article 2 du traité. La délégation française indiqua pour sa part « qu’elle estime que lorsqu’il s’agit d’intérêts très importants, la discussion devra se poursuivre jusqu’à ce que l’on soit parvenu à un accord unanime ».
Depuis 1966, aucun gouvernement n’a remis en cause en pratique le « compromis de Luxembourg » quelles qu’aient pu être par ailleurs les déclarations orthodoxes sur le vote à la majorité. Il est regrettable que le « droit de veto » ait été utilisé de façon systématique, même lorsqu’il ne s’agissait pas « d’intérêts très importants ». Mais il y a eu des cas nombreux dans le passé où un Etat recourait à l’abstention et laissait la décision intervenir à la majorité.
Peut-on enserrer l’usage du droit de veto dans des dispositions limitatives ? J’en doute, car il est difficile de préciser la notion « d’intérêt très important ». Le compromis de Luxembourg a fait l’objet, à l’occasion de l’adoption d’une déclaration sur l’Union européenne par le Conseil européen réuni à Stuttgart le 19 juin 1983, d’une référence très claire de la part de cinq Etats membres, dont la France et la Grande-Bretagne.
Au-delà des querelles quasi théologiques, reconnaissons deux faits simples : d’une part, on ne peut contraindre un Etat membre d’une Communauté sur une question qui est essentielle pour lui, à moins de provoquer de graves secousses dans cette Communauté ; d’autre part, le recours moins fréquent au droit de veto est lié à la volonté politique des Etats membres de faire avancer la solution des problèmes au sein de la Communauté ; celle-ci ne peut s’exercer que librement. Voilà pourquoi, à mon avis, le processus de décision dans la Communauté ne dépendra jamais de dispositions juridiques contraignantes, quelle que soit la forme qu’elles puissent revêtir. Une Communauté ne fonctionne pas avec une majorité et une minorité, mais le consensus – explicite ou implicite – de tous ses membres.
En ce qui concerne la Commission, le problème de sa composition est essentiel. J’ai connu, pour ma part, dans la Communauté à Six, une commission de 14 membres, au lendemain de la fusion des « exécutifs » en 1967, puis une Commission de 9 membres à partir de 1970.
Aujourd’hui, la Commission comporte 14 membres – deux membres pour l’Allemagne fédérale, la France, la Grande-Bretagne et l’Italie, un membre pour chaque autre pays. Demain la commission de la Communauté à 12 devrait, selon ce principe, comporter 17 membres. Quiconque a l’expérience de cette institution sait que son efficacité est d’autant plus grande que le nombre de ses membres n’est pas excessif. C’est la raison pour laquelle je suis partisan d’une commission de 12 membres – un membre par pays. L’argument tiré de la nécessité de maintenir un équilibre entre les pays au sein des institutions ne me paraît pas décisif ; dans une commission cohérente et solidaire, le recours au vote est extrêmement rare, le consensus des membres de l’institution étant recherché d’une manière générale, et principalement sur toutes les questions d’importance.
Il importe donc que les membres et le président de la Commission soient des hommes compétents, indépendants et objectifs, capables de maîtriser la complexité des problèmes communautaires et de formuler des propositions tenant compte de l’intérêt à long terme de la Communauté.
En tout cas, la composition de la Commission parce qu’elle fonde l’autorité morale de cette institution est la condition nécessaire de l’exercice par celle-ci de sa triple fonction d’organe de proposition, d’organe de gestion et de gardienne des traités.
Quant à l’Assemblée, il conviendrait, d’une part, de fixer des dispositions permettant d’éviter les débordements budgétaires auxquels on a assisté jusqu’ici et, d’autre part, de lui accorder le pouvoir de légiférer sur des domaines convenablement choisis afin de parvenir à une législation européenne, par exemple dans le domaine du droit des sociétés ou du droit d’établissement. Il conviendrait d’harmoniser ce pouvoir législatif avec celui que détient, du fait des traités, le Conseil des ministres.
B. La Communauté a été au départ une Communauté économique et elle le demeure. De nouveaux progrès sont donc souhaitables en matière économique et monétaire.
Il ne s’agit pas ici de prendre des mesures spectaculaires, mais de passer de la concertation à la coordination des politiques économiques, afin de favoriser la convergence des économies des Etats membres. La concertation s’est intensifiée depuis 1979 grâce au système monétaire européen ; elle se transformera progressivement en coordination au fur et à mesure que les Etats membres harmoniseront leurs objectifs à moyen terme et à plus court terme et procéderont à des consultations régulières avant l’élaboration de leurs politiques conjoncturelles et au fur et à mesure de l’application de ces politiques.
Le S.M.E. tient aujourd’hui une place centrale dans le processus d’intégration économique et monétaire. Il est indispensable de la consolider par une politique de stabilité et de croissance à l’échelle de la Communauté. Il serait souhaitable que la Grande-Bretagne puisse participer au régime des changes fixes, mais ajustables, adopté déjà par ses partenaires, mais ce pays doit pouvoir le faire quand il le jugera possible. Enfin, le succès de l’ECU dans les relations financières internationales justifierait que cette unité monétaire puisse recevoir à l’intérieur de la Communauté le statut de monnaie à part entière. Une telle décision pourrait être facilitée par la suppression des obstacles aux mouvements de capitaux à l’intérieur de la Communauté : celle-ci pourrait alors disposer d’un marché financier, qui lui fait encore défaut.
Si tous ces développements s’effectuaient d’ici à 1990, la Communauté pourrait constituer à cette date un pôle de stabilité économique et monétaire, qui pourrait dans une certaine mesure compenser l’influence prédominante qu’exercent les Etats-Unis et le dollar à l’égard de l’économie mondiale.
C. Dans la compétition à laquelle tous les pays doivent faire face au cours des prochaines décennies, le développement industriel fondé sur les technologies avancées est une condition de présence active et efficace. La Communauté, qui a consacré depuis vingt ans de grands efforts à la mise en place de la politique agricole commune, ressent aujourd’hui la vive nécessité d’accorder une attention toute particulière à l’avenir de ses industries. Mais on aurait tort de ne prendre en considération que les industries nouvelles. Le progrès et la puissance de la Communauté dépendent de l’efficience de toutes ses industries, qu’elles soient nouvelles ou rénovées ainsi que des autres activités, notamment des services.
L’objectif doit être de renforcer la compétitivité de toutes les entreprises de la Communauté.
Il serait nécessaire à cette fin que, dans les années à venir, les Etats membres mettent en oeuvre une double action :
a) La première viserait à la constitution d’un véritable marché intérieur permettant aux entreprises de la Communauté de se développer sans entraves. Ceci implique l’adoption de certaines mesures telles que :
- l’adoption de normes communautaires ;
- la création du groupement européen de coopération, permettant la coopération entre les firmes appartenant aux divers pays membres et l’adoption du statut juridique de la société anonyme européenne ;
- une adaptation des dispositions communautaires sur la concurrence pour tenir compte de l’évolution du marché mondial ;
- l’ouverture des marchés publics, qui restent cloisonnés en dépit de la directive communautaire de 1977 ;
- la libéralisation des services au sein de la Communauté avant que ne s’ouvrent des négociations internationales sur ce sujet.
b) La seconde action concernerait les industries de technologie avancée pour lesquelles l’Europe occidentale doit affirmer sa compétitivité face à ses concurrents américains ou à ceux du Sud-Est asiatique. Elle éviterait le recours à des mesures protectionnistes, qui risqueraient d’entraîner des coûts de production plus élevés qu’à l’étranger et par là d’affaiblir la compétitivité des firmes européennes tant sur leur marché européen que sur les marchés tiers. Tout au plus serait-il acceptable de recourir à des droits de douane limités à une période fixée à l’avance et dégressifs dans le temps, dans l’esprit de « l’aide aux industries dans l’enfance » préconisée par J. Stuart Mill. Mais autant des alliances au sein de la Communauté seraient souhaitables, autant des alliances avec des entreprises extérieures à la Communauté ne sauraient être exclues. Dans certains ???, ces dernières peuvent s’avérer nécessaires pour affermir les entreprises européennes ; l’essentiel est qu’elles s’établissent hors de tout rapport de domination.
La double action que je viens d’évoquer ne constituerait pas une « politique industrielle » caractérisée par des interventions sectorielles coordonnées des Etats ou par des interventions des institutions communautaires. Elle serait une action globale et incitatrice, qui respecterait la liberté de décision des entreprises en matière d’investissement de production et de coopération avec les autres entreprises de la Communauté ou, si nécessaire, avec des entreprises des pays tiers.
L’adoption par le Conseil des ministres du « programme Esprit » tout comme l’accord réalisé récemment entre les douze plus importantes sociétés de l’informatique européenne pour l’utilisation de normes communes d’interconnexion, de leurs ordinateurs sont deux exemples récents de ce qu’il convient de faire dans la Communauté. Celle-ci doit mettre en oeuvre une politique globale pour les entreprises européennes et éviter des interventions sectorielles, qui risqueraient de devenir paralysantes et d’introduire d’inutiles rigidités dans l’économie européenne.
4. Mais venons-en au domaine qui apparaît aujourd’hui à certains milieux comme essentiel pour l’avenir de la Communauté : celui de la coopération politique.
Ce n’est pas une affaire nouvelle. L’union politique a toujours été la perspective à long terme de la construction européenne, et celle-ci donne tout son sens aux efforts entrepris depuis les traités de Rome. Comment d’ailleurs une communauté économique pourrait-elle à la longue se maintenir et se développer si les pays qui la composent ne s’organisent pas pour former un ensemble politique ?
De surcroît, comment les pays d’Europe occidentale pourraient-ils, sans mener ensemble une action politique, jouer leur rôle en matière de politique étrangère, de sécurité et d’équilibre international, de contribution au développement et, enfin, de défense ?
Ce sont ces raisons puissantes qui avaient incité le gouvernement français dès 1960 à prendre l’initiative de proposer à ses partenaires de la Communauté un projet d’organisation politique de l’Europe. L’affaire fut engagée en juillet 1960 entre le général de Gaulle et le chancelier Adenauer.
Ce projet, qui fit l’objet de longues discussions, échoua devant l’hostilité des gouvernements du Benelux. Les initiatives prises entre 1963 et 1965 pour relancer la négociation ne purent, elles non plus, aboutir à cause de la crise du 1er juillet 1965 entre la France et la Communauté.
Il faut attendre 1970 pour que s’amorce la coopération politique en matière de politique étrangère, 1974 pour que soit créé le Conseil européen, 1981 pour que l’on reparle de nouveau de progrès vers l’union politique. La déclaration solennelle sur l’Union européenne publiée par le Conseil européen de Stuttgart prévoit, au titre de la coopération en politique étrangère, « un approfondissement des consultations dans le but de rendre possible en temps opportun des actions communes », une « consultation préalable des autres Etats membres avant la fixation de positions définitives » et l’adoption de « positions communes ».
Pour donner une suite à ces bonnes intentions, ne serait-il pas opportun comme nous l’avons déjà dit de créer un « secrétariat politique permanent » chargé de suivre les problèmes de la coopération politique auprès du Conseil européen et de préparer les réunions du Conseil ? Les ministres des Affaires étrangères se réunissant déjà de façon régulière, ne serait-il pas possible de prévoir des réunions, à rythme déterminé, des ministres de la Défense et des ministres de la Culture ? Ainsi pourrait progressivement s’étendre le champ de la coopération politique européenne en attendant que des textes plus solennels consacrent de façon statutaire les progrès de l’union politique. Une telle démarche aurait d’autant plus de chances de succès que la France, la Grande-Bretagne, la République fédérale d’Allemagne et l’Italie, en attendant demain que l’Espagne les rejoigne, s’engageraient résolument sur cette voie.
Pourquoi donner la priorité à la culture et à la défense ? La culture me semble être un des enjeux majeurs du devenir de l’Europe et du message qu’elle peut apporter au monde. Creuset des grands idéaux de liberté, de justice et de respect des droits de l’homme, l’Europe occidentale doit offrir à un monde en mutation, et aussi en désarroi, un nouvel humanisme.
Et la défense ? Si dans la déclaration de Stuttgart sur l’Union européenne les Dix ont accepté dans le cadre de la coopération politique de discuter « des aspects politiques de la sécurité », ils n’ont pas parlé de défense. Sujet tabou ou sujet trop difficile pour qu’il ne soit pas examiné avec le plus grand sérieux et la plus grande prudence !
En France, la campagne pour l’élection des membres de l’Assemblée de Strasbourg a suscité un regain d’intérêt pour la défense européenne et pour l’organisation de la sécurité européenne.
Les campagnes électorales ont leurs lois et leurs habitudes, mais il ne faudrait pas que les surenchères sur une question aussi grave conduisent en définitive à saper les fondements mêmes de notre propre sécurité.
« Du jour où il y aura une politique de l’Europe, il y aura forcément un problème qui se posera de la sécurité européenne et donc de la défense européenne. Mais il ne faut pas mettre la charrue devant les bœufs. » Cet avertissement très sage du président Pompidou, lors de sa dernière conférence de presse, le 27 octobre 1973, vaut toujours. Faut-il rappeler que les efforts considérables déployés entre 1959 et 1962 pour fonder une coopération politique européenne sur des bases solides ont échoué du fait des oppositions néerlandaise et belge ! Faut-il rappeler le vote par le Bundestag d’un « préambule » au traité franco-allemand de 1963, qui perdait de ce fait toute portée en matière de défense. Voilà pourquoi la France a finalement pris ses distances avec l’OTAN – ce qui a abouti au retrait du commandement militaire intégré au printemps 1966. La prééminence du politique est aussi vraie aujourd’hui qu’hier. On peut s’étonner d’entendre aujourd’hui certaines affirmations selon lesquelles c’est la construction politique qui suivra la sécurité commune, et non l’inverse.
Je ne déduis nullement de ces observations qu’il n’y a pas lieu de se préoccuper aujourd’hui de la défense de l’Europe, et qu’il suffit de s’en remettre aux arrangements actuels dans le cadre de l’Alliance atlantique.
A certains égards, les conditions sont plus favorables qu’autrefois pour que les Etats membres de la Communauté se préoccupent en commun de leur sécurité. L’évolution du rapport de force USA-URSS leur a fait prendre conscience des limites du protectorat américain. La CEE tend maintenant à s’identifier aux membres européens de l’OTAN, les Etats-Unis eux-mêmes poussent l’Europe à agir. Les pays de l’Alliance, depuis la déclaration d’Ottawa de juin 1974, reconnaissent la valeur des forces nucléaires indépendantes française et britannique ; les luttes « théologiques » au sein de la Communauté se sont considérablement atténuées, au profit d’une conception plus réaliste des choses ; l’aspiration à une « union européenne » s’est traduite par le développement d’une forme de coopération politique moins ambitieuse certes que celle préconisée par de Gaulle, mais qui constitue une base incontestable.
Les obstacles restent cependant considérables. Les Etats européens ne partagent pas les mêmes conceptions sur la nature des menaces, particulièrement à l’extérieur de la zone couverte par l’OTAN. Leurs positions sur les négociations de maîtrise des armements ne coïncident pas – et il y va notamment dans l’immédiat de l’indépendance de notre force nationale stratégique. La coopération franco-britannique en matière nucléaire, tentée dès 1979, s’est heurtée jusqu’ici à des vues inconciliables – la Grande-Bretagne a d’ailleurs opté pour le Trident américain pour succéder aux fusées Polaris. La coopération européenne en matière d’armement n’a produit que des résultats limités. Il ne s’agit-là que de quelques exemples.
Dans ces conditions, l’idée de défense européenne ne saurait avancer que très progressivement et dans le cadre d’une coopération politique renforcée. Sur un plan théorique, trois schémas sont a priori concevables.
Le rêve d’une défense européenne complètement indépendante, c’est-à-dire détachée de l’alliance américaine, doit être écarté. Il faudrait des moyens humains et financiers, ainsi qu’une continuité dans l’effort, qui sont tout simplement en dehors du champ du possible.
C’est d’ailleurs un fait heureux qu’existe en Europe, et en tout les cas dans notre pays, un large consensus sur la nécessité de renforcer les liens avec les Etats-Unis, tout en laissant ouvertes les options d’une sécurité moins tributaire de la protection américaine.
Le deuxième schéma vise à donner une dimension européenne aux forces de dissuasion française et britannique. Mais qui ne mesure l’ampleur des difficultés, qu’il s’agisse pour les deux pays de s’entendre éventuellement sur ce sujet ou de l’accroissement considérable de l’effort de défense qui incomberait à chacun de ces pays tant dans le domaine proprement nucléaire que dans le domaine classique. De plus, il est impossible à un pays doté d’une force de dissuasion de donner à un allié une garantie explicite qui ferait disparaître l’incertitude requise quant à l’emploi de l’arme nucléaire. Les Etats-Unis ne le font pas. Comment la France pourrait-elle le faire ? Comme l’a expressément déclaré le président de la République dans son discours de La Haye le 7 février 1984, « la France n’a pas caché à ses alliés que, hors son sanctuaire national et des intérêts vitaux qui s’y rattachent, elle ne saurait prendre en charge la sécurité de l’Europe. Et pour des raisons stratégiques, et pour des raisons de politique internationale qui résultent de la deuxième guerre mondiale, la décision d’emploi de l’arme nucléaire française ne peut se partager ». Telle a été et telle reste fort heureusement la doctrine de la France en matière de dissuasion.
Peut-on ignorer, par ailleurs, le fait que l’Allemagne fédérale a renoncé dans le traité sur la non-prolifération à la fabrication et à la disposition d’armes nucléaires ? Comme le gouvernement de la RFA l’a à diverses reprises souligné, elle l’a fait dans la certitude que, pour elle, la possession d’armes nucléaires est remplacée par la protection assurée par la puissance nucléaire des Etats-Unis. Lors des consultations à ce sujet, vers la fin des années 1960, les dirigeants soviétiques ont même expressément mentionné cette protection américaine. De l’avis du gouvernement de la RFA, ni la Grande-Bretagne, ni la France ne peuvent se charger de cette garantie nucléaire pour son pays. Et il ne le demande pas.
La France, l’Europe n’ont donc rien à gagner à des propositions à usage électoral, martiales et superficielles, et d’ailleurs immédiatement suivies de réserves, sinon de rétractation. Le Gouvernement, lui-même obligé à la retenue par l’exercice des responsabilités, a clairement indiqué qu’il n’entendait s’éloigner des positions traditionnelles de la France en ce domaine.
En fait, seul le troisième modèle est actuellement concevable. Les deux forces de dissuasion – française et britannique – ne peuvent que rester indépendantes. Le renforcement de la sécurité européenne passe par des efforts nationaux soutenus en matière de défense, par l’approfondissement de la coopération politique européenne étendue à ces questions, par la recherche de formules concrètes pour élargir la dimension européenne en matière d’armement, par le maintien, et même le renforcement de l’Alliance avec les Etats-
Unis. On ne le répètera jamais assez : c’est dans le cadre d’une coopération politique renforcée que les idées plus ambitieuses peuvent et doivent mûrir. Avant de prétendre faire progresser l’Europe par des modèles chimériques de défense européenne, il est préférable d’apporter des solutions viables aux problèmes que connaît la Communauté et renforcer dans tous les domaines les « solidarités de fait », dont Robert Schumann faisait la base de la construction européenne.
J’ai tenté de traiter devant vous des problèmes et des perspectives de la Communauté en évitant le caractère excessif des jugements que suscitent d’ordinaire les événements qui s’y déroulent. Trop souvent tout progrès donne lieu à de généreuses illusions tandis que toute difficulté engendre un pessimisme sans mesure.
J’ai cherché à ne point séparer la vision de l’avenir des exigences du présent.
La leçon que je voudrais tirer de l’expérience communautaire est que la construction européenne requerra demain comme hier la lucidité, la volonté et la persévérance. En ce lieu de réflexion, de recherche et de culture, permettez-moi de conclure en évoquant à la fois La Rochefoucauld et Tolstoï.
Aux affaires communautaires je voudrais appliquer la maxime de La Rochefoucauld : « dans les grandes affaires, on doit moins s’appliquer à faire naître des occasions qu’à profiter de celles qui se présentent ».
Je leur appliquerais aussi le jugement que Tolstoï prête dans La Guerre et la Paix à mon personnage favori Koutouzov : « la patience et le temps, voilà mes héros ! pensait Koutouzov. Il savait qu’il ne faut pas cueillir la prune verte, qu’elle tombera d’elle-même quand elle sera mûre, que si l’on cueille la prune verte on gâte la prune et l’arbre et qu’on a pour soi qu’un goût acide ».
Souhaitons pour notre avenir, à nous Européens, que personne ne veuille cueillir la prune verte de la Communauté, de sorte que la prune et l’arbre s’en trouvent gâtés.