Interview de Mme Martine Aubry, membre du PS, à RTL le 12 septembre 1993, sur la politique du gouvernement notamment en matière d'emploi, l'exclusion sociale, le droit d'asile, la gauche, la réduction du temps de travail et la formation professionnelle.

Prononcé le

Intervenant(s) : 

Média : RTL

Texte intégral

Exclusion et politique

Quand on a été confronté, comme je l'ai été avec d'autres pendant deux ans, aux problèmes du chômage et de l'exclusion, on a beaucoup de mal à se réfugier dans d'autres problèmes. J'ai eu envie de continuer à me battre sur ce terrain-là. Pour cela, la politique est un bon moyen (…), à condition d'avoir un vrai projet qui mobilise les Français. (…) Voilà pourquoi je monte une fondation sur l'exclusion. (…)

Faire de la politique, c'est trouver des solutions aux problèmes qui se posent. (…) L'essentiel est d'avoir des valeurs à mettre en avant. Celles de la gauche sont les miennes. (…) Il faut également avoir un projet, et être capable de mobiliser autour de lui, notamment en s'appuyant sur des gens qui font des choses. (…) Il me semble qu'une fondation, en travaillant avec les entreprises, les associations et les organismes sur le terrain, est un bon moyen de progresser dans la solution du problème de l'exclusion. (…)

Le bilan de M. Balladur

M. Balladur conduit sans doute une politique de droite (…) M. Balladur est un homme d'État (…), c'est quelqu'un qui ne raconte pas d'histoires, c'est quelqu'un qui est ouvert et qui écoute. Il est sympathique et, en plus, il est habile. (…) Mais tout cela ne suffit pas. La question est aujourd'hui de savoir où sont les résultats.

Si la confiance était vraiment là, les entreprises investiraient, elles embaucheraient, et les citoyens (…) consommeraient. (…)

Quant à la cohérence d'ensemble de cette politique, on peut s'interroger. (…)

M. Balladur a commencé par nous dire que toutes les difficultés étaient dues au large déficit laissé par le gouvernement socialiste. Il a notamment augmenté la CSG et les taxes sur les alcools et les tabacs. (…) Or on annonce maintenant que l'on va baisser l'impôt sur le revenu. (…)

Le Gouvernement actuel est à la fois libéral et très proche de son électorat traditionnel, c'est-à-dire de la droite. (…)

Cette année, les salariés vont enregistrer une perte de pouvoir d'achat de 70 milliards alors qu'on vient de réinjecter environ. 80 milliards dans tes entreprises. (…) J'ajoute qu'un certain nombre des mesures prises ne vont pas dans le sens d'une redistribution des revenus, laquelle permettrait de relancer la consommation. (…)

L'année dernière, le nombre des chômeurs avait augmenté de 130 000 dans notre pays, et nous avons tous considéré que c'était dramatique. Cette année, l'augmentation se situera entre 300 000 et 400 000. (…)

Ce que fait M. Balladur n'aura aucun effet à court terme sur l'emploi car les pistes envisagées ne sont pas les bonnes. (…)

Le droit d'asile et la constitution

Pour la France et pour l'Europe, il importe que le droit d'asile perdure. (…) Cela dit, on sait bien que ce droit a été utilisé par beaucoup, par nécessité économique, pour entrer sur notre territoire. (…) Il faut éviter les débordements. Faut-il suivre M. Pasqua (…), qui va au-delà des accords de Schengen, en faisant en sorte que notre pays ne réexamine pas des dossiers qui auront déjà été refusés par d'autres pays ? Je n'en suis pas sûre.

Si l'on veut vraiment poser le problème, il faut l'énoncer en ces termes : que fait l'Europe pour aider les pays en voie de développement et pour avoir des échanges équilibrés ?

Question : Êtes-vous d'accord pour que l'on se range à l'avis du Conseil d'État ?

Réponse : L'avis du Conseil d'État sera juridique. Restera le problème politique : veut-on ou non donner une seconde chance aux immigrés ? Dans l'affirmative, il faudra la donner d'une manière modérée car la France ne pourra pas être le seul pays offrant une seconde chance. Il faudra s'assurer également que l'ensemble des pays européens ont la même conception que nous du droit d'asile et qu'ils l'appliqueront de la même manière. (…)

Le président de la République n'est pas à la tête de l'opposition

Le président de la République respecte les institutions. Il laisse le Gouvernement gouverner. (…)

Le président de la République n'est pas à la tête de l'opposition. (…)

Nous devons reconstruire un projet et exister en tant qu'opposition dans notre pays. (…)

Les valeurs de la gauche

Aujourd'hui le seul problème qui se pose à la gauche (…) est celui de savoir quel projet elle met en place pour répondre aux besoins des Français. De quel projet crédible, de gauche, s'agit-il ? Ce sera l'objectif du prochain congrès que de le définir. (…)

Un projet crédible, de gauche, doit d'abord permettre de replacer nos valeurs au premier plan. Je pense d'abord à la responsabilité : il faut faire en sorte que chacun puisse prendre sa vie en main. (…) Je pense ensuite à la solidarité, qui ne doit pas être seulement un mot. (…) Comment faire en sorte pour que les Français vivent mieux ? (…) Comment faire en sorte que chacun puisse prendre sa vie en main ? (…) Comment repositionner la France dans le monde et dans l'Europe ?

En ce qui me concerne, je n'ai aucune ambition au sein du parti socialiste. (…) La fondation contre l'exclusion que je monte m'occupera à temps plein. (…)

Le bon candidat socialiste à l'élection présidentielle

Le bon candidat sera capable de proposer un projet faisant le choix d'une véritable Europe politique (…), une Europe qui, fondée sur des institutions à la fois démocratiques et efficaces, soit à même de résoudre les problèmes qui sont les nôtres. (…) Nous devons avoir un projet pour l'Europe qui soit crédible et ambitieux. À partir du moment où nous l'aurons, il sera facile de trouver le bon candidat pour le défendre. Si c'est Michel Rocard, ce sera formidable car c'est le chef de notre parti. (…)

Bernard Tapie est-il représentatif de la gauche ?

Je ne crois pas. Bernard Tapie défend un certain nombre de valeurs que la gauche défend, mais que d'autres personnes défendent aussi, comme la lutte contre le racisme et contre l'exclusion. Quant à ses autres valeurs, je ne les partage pas totalement. (…)

De l'assistance à la responsabilité individuelle

Dans les années 70 et jusqu'au début des années 80, nous avons cru qu'il fallait partager le surplus qui était gagné dans notre pays (…) entre les différentes catégories socio-professionnelles. (…) Aujourd'hui, c'est insuffisant. (…) Nous savons bien qu'en apportant une assistance à quelqu'un, on ne le réinsère pas pour autant. (...)

Si l'on a bien fait d'instaurer le RMI, on a eu tort de ne pas demander de contrepartie aux personnes qui le perçoivent. Nous devons passer de l'assistance traditionnelle, nécessaire pour les gens malades et les personnes inaptes, à des possibilités données à chacun de reprendre sa vie en main. (…)

En outre, de moins en moins on bouge la société par la loi : on la bouge de plus en plus par un projet politique sur lequel les Français sont capables de se mobiliser. (…)

Le plan quinquennal pour l'emploi

Le plan quinquennal pour l'emploi de M. Balladur me paraît bien en-deçà de ce qu'il faut faire. (…) Je ne vois dans le projet de loi aucune mesure de nature à créer à court terme des emplois. On y trouve cependant de bonnes mesures – la fiscalisation des allocations familiales, par exemple, qui permet de réduire le coût du travail pour les bas Salaires car nous savons aujourd'hui que ce coût est un obstacle à la création d'emplois dans les services. (…) Je ne peux pas non plus être en désaccord avec les dispositions poursuivant la politique que nous avons menée, notamment en ce qui concerne la lutte contre le travail clandestin. (…)

La philosophie de ce projet reste, pour tout dire, extrêmement libérale. (…)

Il faut remarquer que ce projet change tous les jours au gré des critiques qui lui sont adressées. (…) Tous les jours, le Gouvernement revient en arrière. (…) Dans son état actuel, il comporte des mesures qui m'apparaissent comme dangereuses, tel que le retrait de l'agrément des maîtres d'apprentis. (…)

Que faire pour lutter contre le chômage ?

Une loi n'a jamais changé les choses sur un problème aussi grave que le chômage. Il faut l'attaquer par tous les bouts. (…) La pression sur la consommation est beaucoup trop forte. (…) Tout n'est pas fait aujourd'hui dans notre pays pour une meilleure croissance. Les chefs d'entreprise n'embauchent pas parce qu'on leur donne des aides mais parce qu'ils ont des clients et un marché. (…) On a beaucoup fait pour améliorer la formation, pour la rapprocher de l'entreprise. Il faut continuer, et pourtant j'ai l'impression qu'aujourd'hui on laisse un peu tomber ce sujet qui est essentiel. (…)

Mais surtout (…), le mal est dans nos têtes. (…) Une grande partie de nos comportements donnent la préférence au chômage. Or il faut la donner à l'emploi. (…)

Les chefs d'entreprise substituent en permanence les machines aux hommes. Cela se justifie dans les secteurs de grande compétitivité (…) mais non dans les banques ou les assurances. (…) Les entreprises doivent aussi anticiper les évolutions technologiques (…) pour y préparer les salariés. (…)

Je ne suis pas en désaccord avec les diagnostics portés par M. Séguin (…) mais je suis moins d'accord sur ses solutions. (…)

Les salariés doivent réfléchir sur la façon de mieux répartir le travail sur l'ensemble de la vie active. (…)

On peut aussi se demander si l'État n'est pas allé trop loin en supprimant le personnel qui assurait la sécurité dans les transports, ceux qui gardaient les enfants dans les cours de récréation et du personnel dans les hôpitaux. Tout cela traduit une préférence pour le chômage et non pour l'emploi. (…)

Nous préférons tous acheter des biens de consommation plutôt que payer des services. (…)

Il faut développer les emplois de service. (…)

Les salariés, les consommateurs, les responsables, les entreprises, l'État doivent acquérir le réflexe : toujours plus d'emplois. (…)

Question : Comment financer tout cela ?

Réponse : Tout ne nécessite pas des financements. Le changement de comportement à l'égard de la productivité dans les services ne nécessite pas d'argent. (…) Lorsque je dis que les salariés doivent accepter de partager le travail, il faut comprendre que certains doivent accepter de réduire la durée de leur travail et de perdre une partie de leur salaire – ce n'est évidemment pas vrai pour les bas salaires. (…)

Mais savez-vous combien l'on dépense aujourd'hui pour le chômage de manière directe ou indirecte ? 500 milliards de francs, soit à peu près 40 % du budget de l'État. Ne croyez-vous pas que l'on pourrait utiliser cet argent pour mieux vivre, c'est-à-dire pour créer des services de proximité, pour améliorer l'environnement et la qualité de vie, pour accroître la sécurité dans les quartiers et dans les transports, etc. ? (…)

Il y a une chose sur laquelle je suis d'accord avec M. Séguin : il ne faut pas procéder à une baisse des prélèvements obligatoires. Dans une période difficile comme la nôtre, il faut que l'État prélève de l'argent pour le redistribuer en faveur de l'emploi. Si j'avais été M. Balladur, j'aurais réparti le produit de l'augmentation de la CSG entre les maires, au prorata du nombre d'habitants de la commune, et je leur aurais dit : trouvez tous les moyens, en vous appuyant sur des associations, sur des initiatives individuelles pour développer l'emploi ; vous en payez une partie, l'État vous en donne une partie, les usagers en paieront une autre partie. (…)

Je n'aime pas le terme de "petits boulots". (…) Ce sont de vrais métiers qui nécessitent de l'autonomie et de la responsabilité. (…) Il faut que notre pays arrête de traiter les métiers de service comme il le fait actuellement. (…)

La réduction du temps de travail

Question : Ne regrettez-vous pas d'avoir manqué d'audace pour réduire le temps de travail ?

Réponse : C'est certain ! On s'est tous trompé ! On a tous cru que la croissance suffirait à résoudre le problème du chômage. (…) Il aurait sans doute fallu réduire la durée du travail beaucoup plus tôt. Peut-être l'État aurait-il dû dire : dès le 1er janvier 1994, la durée du travail baissera à 37 heures, vous avez deux ans pour en négocier les modalités. (…)

Question : Et l'annualisation du temps de travail ?

Réponse : Cela peut bouleverser la vie de centaines de milliers de salariés dans notre pays. (…) La précarité n'a jamais créé l'emploi. (…)

Le travail du dimanche

Le travail le dimanche peut avoir beaucoup de conséquences très déstructurantes pour notre société. (…) Un risque de donner au petit commerce un coup qui aura des effets irrémédiables. (…) Par ailleurs, comme le grand commerce s'installe surtout à la périphérie des villes, ce serait la mort des centres-villes. (…) Ce serait enfin globalement la nécessité pour beaucoup de salariés, parce qu'on le leur imposera, de travailler le dimanche, donc de ne pas avoir de vie familiale et de faire garder les enfants. Pour toutes ces raisons, je n'ai jamais été favorable à une ouverture globale le dimanche. (…)

Il n'y a pas d'un côté les gens souples, modernes, qui seraient favorables à l'ouverture des magasins le dimanche, et les autres qui seraient des ringards. Il faut trouver des solutions qui ne déstructurent pas notre société, la vie familiale, l'emploi, l'équilibre nécessaire entre le petit et le grand commerce, tout en donnant les souplesses nécessaires. J'avais moi-même considéré qu'il fallait permettre une plus grande ouverture dans les zones touristiques. (…) Si c'est cela que le Gouvernement reprend, je suis en accord avec lui. S'il va au-delà, on risque des déséquilibres. (…)

Pour une baisse des charges sociales sur les bas salaires

Il faut abaisser le niveau des charges sociales sur les bas salaires. (…) C'est pourquoi la fiscalisation des allocations familiales qu'a décidée M. Balladur va dans le bon sens. (…) Par le biais des impôts, les collectivités locales pourraient aussi aider les personnes qui embauchent des aides ménagères. (…) Il faudrait aussi que les comités d'entreprise fassent bénéficier de chèques-service les salariés. Enfin, les salariés pourraient apporter, en fonction de leurs revenus, leur contribution à certains financements – c'est ce qui se fait déjà pour les crèches. La solution, ce sont sans doute des financements croisés et la baisse du coût des charges sociales sur les bas salaires. Mais il ne faut en aucun cas toucher à ces salaires-là.

La formation professionnelle

Question : Que pensez-vous de tout ce qui est prévu pour la formation professionnelle dans le projet de loi quinquennale ?

Réponse : Dans notre pays, tout le système de formation professionnelle (…) est provenu d'accords interprofessionnels signés entre les partenaires sociaux. Il me paraît sain qu'il en soit ainsi. (…) Je trouve dommage que cette fois-ci, l'État ait modifié de manière aussi fondamentale ce système sans s'appuyer sur toute une culture qui fonctionne bien.

Je suis inquiète parce qu'on prévoit – c'est la logique libérale du non-État – une décentralisation complète du système de formation professionnelle, comme cela avait été fait en 1987, lors de la précédente cohabitation, pour l'apprentissage. (…) Toutes les régions se sont mises à faire de l'apprentissage pour les ingénieurs et les techniciens car c'est très valorisant. (…) Mais beaucoup de régions ont laissé tomber les gens les moins qualifiés. Le même phénomène risque de se reproduire pour la formation professionnelle. L'État est quand même le garant des plus faibles. (…) Lâcher l'ensemble de ces politiques aux régions sans aucune contrepartie, sans avoir l'assurance que l'on n'oubliera pas les plus fragiles, ceux qui ne se font pas entendre (…), cela me paraît extrêmement dangereux.