Texte intégral
Le JDD
- Une telle rencontre était-elle envisageable en mai 1968 ?
Alain Krivine. - C'était impensable. Un an après les événements, lorsque Je me suis présenté devant les usines Renault, à Billancourt, à l'occasion de l'élection présidentielle, 200 militants du Parti communiste sont sortis en hurlant : « Le fascisme ne passera pas ! » C'était un peu exagéré.
Georges Séguy. - Rencontrer Krivine ne me serait même pas venu à l'esprit. Nous considérions les gauchistes comme des intrus dans le mouvement ouvrier, eux nous taxaient de traîtres et nous insultaient tous les jours. De quoi aurions-nous pu parler sereinement ?
Le JDD
- Trente ans après, 68 reste-t-il pour vous un sommet de la lutte des classes ?
Georges Séguy. - Absolument. D'ailleurs l’importance historique de ces événements réside bien moins dans la révolte étudiante, par ailleurs fort légitime et sympathique, que dans la grève. Pour la première fois dans l’histoire du mouvement social, il y a eu en France une vraie grève générale avec 9 à 10 millions de grévistes qui paralysaient le pays.
Alain Krivine. - Attention à ne pas prendre la seule posture de l'ancien combattant. Mai 68 est la dernière grande révolte du XXe siècle, mais elle représente aussi la première révolte du XXIe siècle. Une révolte contre l'exploitation capitaliste à la fois classique - avec drapeaux rouges, Internationale et barricades - et novatrice, porteuse de ce qu’on appellerait aujourd'hui les nouveaux mouvements sociaux, ceux des sans-papiers ou des sans-logis.
Le JDD
- Les premiers jours de mai, la CGT et le Parti communiste semblent nier l'existence même d'un mouvement étudiant.
Alain Krivine. - En fait, la gauche traditionnelle est débordée par ce mouvement étudiant qu'elle n'a pas suscité, qu'elle ne contrôle pas et dont elle a une peur bleue. Coupé des intellectuels et de la jeunesse, le Parti communiste lance alors une contre-offensive, dénonce les gauchistes et l'« anarchiste allemand » Cohn-Bendit. Pour la direction stalinienne du PC et pour nombre de dirigeants de la CGT, qui épousaient cette culture, il était intolérable d'avoir sur leur gauche des groupes d'extrême gauche. A leurs yeux les guevaristes, les trotskistes ou les maoïstes ne pouvaient que « travailler pour le patronat ou la bourgeoisie ». Ils n’ont pas compris que nous n’étions ni des farfelus ni des casseurs. Séguy sait-il, par exemple, que le service d'ordre des JCR s'est alors opposé dans une manif à un groupe d'inorganisés qui voulait s'emparer d'une armurerie gare de Lyon ? Sûrement pas. L'incompréhension était totale, et la liaison ouvriers-étudiants n'a pas eu lieu. Il y, a eu convergence, jamais fusion.
Le JDD
- Début mai, vous pensiez réellement que les ouvriers pouvaient rejoindre les étudiants ?
Alain Krivine. - Sans me vanter, c'est moi qui ai amené les étudiants de la Sorbonne devant Renault, alors évidemment que j'espérais cette jonction. Mais je connaissais l’éducation donnée par les militants communistes à la classe ouvrière contre les gauchistes et les étudiants, et je savais qu’on ne serait pax accueillis les bras ouverts à Boulogne-Billancourt. Quand nous sommes arrivés, c’était encore pire que prévu. Toutes les portes étaient cadenassées.
Georges Séguy. - Je voudrais comme même rappeler que nous avions décidés, dès 1967, de faire de mai 68 le mois de la jeunesse sur le thème « la CGT donne la parole aux jeunes ». Par ailleurs, nous avons entretenu avec l’Unef d’excellentes relations au cours de l’année 1967. Mais il est vrai qu’au début de l’année 68 cette Unef a cessé d’être un syndicat pour devenir un lieu de rencontres, de débats, de discussions et d’affrontements entre les composantes de la mouvance gauchiste. Les revendications étaient totalement exclues du débat.
Alain Krivine. - L’Unef avait quand même le droit d’avoir les débats qu’elle voulait ! C’est vrai qu’elle s’était alors politisée, mais comme toute la jeunesse…
Georges Séguy. - Laisse moi parler. Nous ne pouvions pas, en tant qu’organisation syndicale, ouvrir une discussion pour savoir qui avait raison, du Che ou de Trotski, de Lénine ou de Mao, En plus, les mots d'ordre étudiants ne correspondaient pas du tout a la manière dont les travailleurs conçoivent la lutte.
Le JDD
- C'est-à-dire ?
Georges Séguy. - Brûler des voitures particulières au Quartier latin n'a jamais été dans le genre de la CGT. Nous, c'est la grève, l'unité, la responsabilité.
Cela dit, je regrette aujourd'hui d'avoir considéré toutes les composantes de la mouvance gauchiste comme intrinsèquement perverses au regard de mon idéal révolutionnaire. Nous aurions dû voir ceux qui, au sein de cette mouvance, voulaient sincèrement l'union avec le monde ouvrier. J'ai évolué... La preuve, je peux aujourd’hui discuter sans problèmes avec Alain Krivine.
Alain Krivine. - Le mur de Berlin est tombé entre-temps.
Georges Séguy. - C’est vrai. Il n’empêche qu’en mai 68 j’apercevais Cohn-Bendit extrêmement loin à ma gauche, alors qu’aujourd’hui je le trouve très loin sur ma droite.
Le JDD
- Avec de simples revendications matérielles la CGT n’a-t-elle pas été le fossoyeur d’une révolte étudiante qui voulait renverser le système ?
Georges Séguy. - Mais il n’a jamais été question pour nous d’instaurer le pouvoir de la classe ouvrière ou de faire la révolution prolétarienne. En tant que syndicat, nous voulions simplement nous servir de la puissance du mouvement pour faire payer le plus cher possible la grève au gouvernement et au patronat.
Le JDD
Vous vous êtes quand même appuyés sur les étudiants pour obtenir gain de cause.
Georges Séguy. - Ce n'est pas l'exacte vérité, Le mouvement étudiant s'est aussi nourri de toutes les luttes ouvrières de 1967. Et ce qui a provoqué l'explosion sociale - qui se serait produits tôt ou tard s’il ne serait rien passé à l'université -, c'est la violence dont les étudiants ont été victimes durant la nuit des barricades, le 10 mai. J'ai alors proposé aux autres syndicats une rencontre le matin même, où j'ai suggéré de remplacer la journée d'action et de protestation du 14 mai - qui était en discussion avec l'Unef et la CFDT - par une grève générale pour le 13, avec manifestation.
Le JDD
- Il y a plusieurs versions sur l’origine du mot d'ordre.
Georges Séguy. - Ce n'est pas vrai, il n'y a qu'une version.
Le JDD
- La vôtre !
Georges Séguy. - J'ai rédigé un texte le 11 mai au matin à la Bourse du travail, sur mes genoux. Six ligne, qui se terminaient par : « Vive la solidarités des travailleurs et des étudiants ! » Eugène Descamps, secrétaire général de la CFDT m'a demandé un quart d'heure de réflexion. Je lui ai répondu que si nous n'avions aucune réponse à midi, nous lancerions le mot d'ordre à l'appel de la CGT seule. Voilà la vérité. A 11 heures Descamps m'a dit d'accord. La FEN s'est ralliée dans l'après-midi et FO par la suite. Le ralliement des ouvriers se fait donc contre la violence policière, et non par solidarité avec les mots d'ordre étudiants.
Alain Krivine. - Il est impossible de refaire l'histoire. L'explosion sociale aurait-elle eu lieu sans le mouvement étudiant ? Je n'en sais rien. Ce que je sais, par contre, c'est que la grande grève ouvrière a démarré après que les étudiants se sont fait matraquer. Le mouvement étudiant a donc, au moins, joué le rôle d'étincelle...
Georges Séguy. - Il a mis le feu aux poudres, mais la poudre c'était quand même nous.
Le JDD
- Et la révolution n'a pas eu lieu...
Alain Krivine. - Je n'ai jamais cru à la révolution, même aux premiers jours de mai. C'était une immense révolte sans débouchés politiques. II n'y avait ni programme alternatif ni parti prêt à prendre le pouvoir sur la base d'une grève générale. La direction du PC, stalinienne et bureaucrate, avait trop peur d'être débordée. Elle ne voulait pas prendre ce risque, et n'envisageait une éventuelle participation au pouvoir qu'à travers un front de toute la gauche, dans un cadre électoral. D'ailleurs, quand de Gaulle a annoncé des élections générales, le PC a dit chiche. C'était une façon d'enterrer dans les urnes un mouvement extraparlementaire.
Georges Séguy. - Mais quelle alternative voulais-tu que le parti communiste propose ? Tu voulais qu'il prenne le pouvoir pour son propre compte ? Qu'il instaure en France le modèle soviétique, la dictature du prolétariat ? Parce que c’était ça le PC, en 68 !
Alain Krivine. - Oh ! là, là, non…
Georges Séguy. - Et avec qui le Parti devait-il y aller ? Avec la CGT ? L'armée aurait-elle été neutre, la police passive ? La gauche non communiste se serait-elle retirée sur son Aventin ? La mouvance gauchiste l'aurait-elle accepté ? Est-ce que la CGT elle-même l'aurait accepté ? Parce que les cégétistes ne sont pas tous communistes, hein, et la direction du syndicat n'était pas stalinienne.
Alain Krivine. - Je parlais d'une culture ...
Georges Séguy. - L'adjectif « stalinien » prend ici une tournure péjorative qui n'est pas acceptable.
Le JDD
- A la CGT et au PC, vous préfériez peut-être que de Gaulle et Pompidou restent au pouvoir plutôt que de vous retrouver aux commandes derrière Mendès France ?
Georges Séguy. - Je ne vais pas vous raconter toutes les discussions de l'époque au sein du bureau politique du Parti communiste (NDLR : Georges Séguy en était membre), mais l'alternative était simple : ou bien la gauche non communiste au pouvoir avec la perspective d'une rechute dans la IVe République, ou bien la droite au pouvoir.
Le JDD
- Et vous préfériez la droite...
Georges Séguy. - Non, non. Mais le Parti communiste aurait peut-être dû être beaucoup plus incisif, combattif, entreprenant pour éviter que l'une ou l'autre de ces alternatives triomphe.
Alain Krivine. - Tu vois le gâchis ! Question rapport de forces, c'est quand même très rare d'avoir 10 millions de grévistes à travers le pays. Quand on fait le bilan politique, élections et victoire de la droite, c'est nul.
Le JDD
- A votre avis, les Français auraient accepté que le Parti communiste prenne, seul, le pouvoir ?
Alain Krivine. - Lors de la Révolution russe, Trotski disait : « Les gens deviennent quotidiennement méconnaissables. » Cette phrase a une valeur universelle, elle est valable pour tout mouvement social de masse qui dure. En mai 68, quinze jours après le début du mouvement, des gens étaient méconnaissables. Des petits commerçants, qui pourraient voter Le Pen aujourd'hui, filaient de la bouffe gratuite aux grévistes. Alors...
Georges Séguy. - Et moi je suis persuadé qu'en mai 68, l'hypothèse d'une initiative du Parti communiste avec comme seule alliée syndicale la CGT n'avait aucune chance de succès. Même avec 10 millions de grévistes.
Le JDD
- Quel bilan tirez-vous de mai 68 ?
Alain Krivine. - L'enseignement essentiel pour moi, c'est que l'on peut toujours se révolter, y compris dans un pays capitaliste moderne. Début mai, personne ou presque n'aurait cru aux 10 millions de grévistes, aux drapeaux sur les usines. Ailleurs peut-être, en Amérique latine, en Asie, en Afrique, mais pas en France. Et puis c'est arrivé. Trente ans après, nous sommes devant ce paradoxe qu'il y a à la fois plus de raisons de se révolter qu'en 68 et qu'il est plus difficile de le faire. D'abord parce que Mai a échoué politiquement, ensuite parce que toutes les politiques – union de la gauche unie ou gauche divisée, gauche unie ou gauche plurielle – ont été jusque-là incapables de résoudre la montée du chômage et de l'exclusion. Jamais nous n'avons eu une telle muraille de Chine entre le mouvement social et un débouché politique qui puisse lui répondre.
Georges Séguy. - C'est vrai, nous sommes une nouvelle fois orphelins d'une perspective crédible d'alternative politique. Mais ce mouvement social n'arrivera à jouer un rôle plus important que s'il arrive à s'extraire de ses éternelles tutelles politiques. L'indépendance syndicale telle que les constructeurs de la CGT l'avaient conçue à la fin du XIXe siècle reprend de la vigueur, mais l'évolution n’est pas terminée.
Le JDD
- Trente ans après, la tentative de retour de Cohn-Bendit sur le devant de la scène politique française vous irrite-t-elle ?
Alain Krivine. - Je ressens surtout un profond malaise en constatant que l'on fête essentiellement ce 30e anniversaire avec des gens qui ont en grande partie renié leur combat. Je pense à Alain Geismar qui voulait détruire l'université en commençant par les murs et qui négocie maintenant au nom du gouvernement avec les grévistes de Seine - Saint-Denis. A Dany aussi qui a conservé quelques valeurs, mais est favorable à Maastricht, à l'euro et à l'économie libérale. Du trio dont on voudrait nous faire croire qu'il résume à lui seul mai 68, c'est encore Sauvageot qui est le plus digne.
Georges Séguy. - Le moins indigne... Krivine, lui, est resté tel qu'il était en mai 68. Et moi je suis resté le cheminot le plus ancien dans le grade le moins élevé.