Articles de M. Marc Blondel, secrétaire général de FO, dans "Force ouvrière hebdo" des 8, 15 et 22 et 29 avril 1998, sur l'exclusion sociale, l'indépendance syndicale, la réduction du temps de travail et les revendications à l'occasion de la fête du travail du 1er mai.

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Force Ouvrière Hebdo - 8 avril 1998
Il faut que ça change !

Dans le même temps où la Bourse, en France, enregistre des records (+ 30 % depuis le début de l’année) et où les entreprises affichent des résultats financiers fabuleux, l’INSEE publie une étude montrant que 10 % de la population (soit près de six millions de personnes) vit en dessous du seuil de pauvreté, évalué à 3 800 francs par mois.

Cette coïncidence statistique est révélatrice de la faille qui se creuse au sein de la société en matière d’inégalités.

Il y a d’un côté ceux qui perçoivent un jackpot quasi permanent ; d’un autre, ceux qui peuvent à peine survivre, avec, au milieu, la très grande majorité, qui constate une situation de plus en plus difficile, un pouvoir d’achat stagnant ou régressant, un chômage important, des conditions de travail qui se dégradent (ce qu’on appelle maintenant le stress au travail).

Comment ne pas considérer, dans ces conditions, que les commentaires sur les indicateurs économiques s’inspirent de la chanson « tout va très bien Madame la Marquise »…

Dans une telle situation, on sent bien que les pouvoirs publics, corsetés dans la logique économique restrictive, mettent leurs espoirs dans deux directions : une reprise mondiale (par définition toujours aléatoire) et la réussite de programmes spécifiques d’insertion ou de lutte contre l’exclusion, qui, même généreux, conduisent à institutionnaliser celle-ci et à proposer de nouvelles formes d’emplois subventionnés (la concession nécessaire, en quelque sorte, pour faire passer le reste). L’échec du RMI, en termes d’insertion, en est un des exemples les plus significatifs.

Comment créer des emplois durables si l’État-employeur est obnubilé par les déficits budgétaires et publics et si les entreprises sont obnubilées par les conditions imposées par les intervenants financiers (rentabilité de 12 à 15 % par an des sommes placées).

D’une certaine façon, la référence de plus en plus répandue au libéralisme économique (qui par définition favorise l’individualisme) et plus particulièrement au modèle anglo-saxon, s’avère une arme de destruction des droits collectifs et de ceux qui les représentent (en l’occurrence les syndicats), et permet au capitalisme d’apparaître momentanément triomphant.

C’est à la lumière de cette situation qu’il faut examiner les discours et analyses appelant, par exemple, les salariés à autofinancer en partie les 35 heures ou les créations d’emplois.

En dehors d’un choix volontaire de caractère exceptionnel, travailler moins en gagnant moins n’est pas une revendication des salariés.

Si le seul choix offert est de perdre du pouvoir d’achat, comment ne pas comprendre que cela n’incitera guère à la consommation de biens et de services, donc à la création d’emplois ? D’autant que lorsque le revenu baisse, ce n’est pas le cas pour le loyer, les factures ou les courses, même en cas d’inflation plus faible. Il est d’ailleurs utile de constater que lorsque le Gouvernement annonce que la consommation va repartir ce n’est pas du fait des salaires, mais dans le cadre d’une augmentation espérée de l’emploi, sans trop s’interroger sur la nature des emplois.

Pour toutes ces raisons, il est essentiel pour le mouvement syndical d’agir, en toute liberté de comportement, pour faire entendre les revendications et demander des négociations même si ce n’est pas le discours dominant.

L’accroissement de nos implantations dans le secteur privé nous y encourage. Cela permet la constitution d’un rapport de force indispensable.

Le 1er mai dans de nombreuses villes, Force ouvrière, tout en commémorant son cinquantenaire, donnera de la voix par ses revendications.

La meilleure manière de célébrer nos cinquante ans, c’est de parler de l’avenir et des attentes des millions de femmes et d’hommes qui veulent que ça change.


Force Ouvrière Hebdo: 15 avril 1998
50 ans pour préparer l’avenir

Il y a cinquante ans, à la Mutualité, les 12 et 13 avril 1948, se tenait le congrès constitutif de la Confédération général du Travail Force Ouvrière à Paris, quatre mois après la scission de 1947 qui avait vu des militants de la CGT refuser et dénoncer publiquement la mainmise du PC sur le syndicat.

1947 et 1948 : deux dates complémentaires et essentielles dans l’histoire du mouvement syndical français, puisqu’elles ont permis la préservation puis le développement de l’indépendance syndicale.

L’un des premiers actes de la CGT-Force Ouvrière naissante fut de tout mettre en œuvre pour forger un outil essentiel de garantie et d’émancipation progressive pour les travailleurs : le droit de négocier et de contracter, c’est-à-dire la reconnaissance du syndicat et sa représentativité (il engage tous les salariés). Ce fut l’obtention de la loi du 11 février 1950 qui structura, dans notre pays, la pratique contractuelle avec ses différents niveaux de négociations.

Le rôle important attribué au niveau national (interprofessionnel et de branche) est lourd de signification. Il correspond en effet à la valeur républicaine d’égalité, donc à la nécessité d’être considéré de manière identique, ce que recouvre une revendication comme « À travail égal, salaire égal ».

Passerelle ou lien fondamental entre les droits collectifs et individuels, le contrat collectif est aussi un élément essentiel de régulation de la concurrence au travers des accords nationaux. En effet, il évite où limite ce qu’on appelle aujourd’hui le dumping social (concurrence sur le travail des salariés).

Au fil des ans, et notamment avec les crises et la montée en puissance du libéralisme économique, la structure même de la pratique contractuelle s’est progressivement érodée. Cela est dû notamment au peu d’attachement des employeurs à faire vivre les accords interprofessionnels et de branche et au souci des gouvernements successifs de privilégier, eux aussi, le niveau de l’entreprise. De fil en aiguille, de dérogation en dérogation, les mêmes en arrivent, aujourd’hui, à constater que les salariés des PME sont moins couverts (l’accord de branche étendu étant moins porteur) et à justifier des contournements des organisations syndicales avec des procédures comme le mandatement, sur lesquelles nous venons d’ailleurs de gagner un recours contre le ministère du Travail.

Cette remise en cause de l’architecture de la négociation collective (c’est-à-dire solidaire) n’est pas propre à la France. D’autres pays, comme l’Allemagne, y sont également confrontés.

En cette fin de XXe siècle, il y a donc urgence à redonner au contrat collectif et à la pratique contractuelle ses lettres de noblesse. Rien ne justifie l’abandon du niveau national. Au contraire, tout baser sur le niveau de l’entreprise et la perspective illusoire du niveau européen* revient à créer un trou noir dans lequel disparaîtraient nombre de garanties collectives et individuelles.

La nécessité du niveau national n’échappe d’ailleurs pas à tout le patronat puisque, dans deux secteurs importants (l’Eau et les Télécommunications), des négociations démarrent ou vont démarrer pour définir des conventions collectives de branche.

Pour toutes ces raisons, la dynamique syndicale passe par trois éléments incontournables et intimement liés :

- L’indépendance syndicale, seule à même de fournir au syndicalisme sa liberté de comportement. On ne signe pas pour faire plaisir au patron ou pour en retirer une reconnaissance institutionnelle (qui signifierait intégration du syndicat), mais parce que cela apporte quelque chose aux salariés ? ce qu’on appelle ensuite les acquis sociaux ;
- La constitution d’un rapport de force qui conduit les employeurs publics et privés à comprendre la détermination des salariés à se faire entendre ;
- La définition de revendications claires répondant à ce que vivent les salariés et qu’il s’agit de promouvoir largement. De ce point de vue, nous n’entendons pas abandonner les revendications salariales, qui constituent la première réponse à une répartition plus égalitaire des richesses produites. Cela sous-tend une politique économique non restrictive, indispensable pour réduire concrètement le chômage.

Ne pas agir en la matière, tout en affirmant combattre les idées antirépublicaines de racisme, de xénophobie et d’antisémitisme, relève ainsi de l’hypocrisie.

Célébrer fièrement le cinquantenaire du 1er congrès de la CGT-Force Ouvrière consiste à projeter dans l’avenir les actes et principes fondateurs du syndicalisme indépendant.

Tant les conditions techniques et économiques évoluent, tant la nature des problèmes sociaux demeure la même.

Manifester dans de nombreuses villes de France, dont Paris, le 1er mai 1998 : revendiquer, agir, négocier en toute indépendance sont les clefs grâce auxquelles, de 1895 à 1947-1948 puis 1998, les hommes et les femmes, salariés, chômeurs et retraités, prennent en main leurs intérêts et leur avenir, dont celui de leurs enfants. L’avenir ne se marchande pas, il se prépare et se gagne.

* L’Europe politique est loin d’être la priorité de l’Union économique et monétaire.


Force Ouvrière Hebdo: 22 avril 1998
Une question clé : celle du pouvoir d’achat

Plusieurs études viennent d’être publiées sur les conséquences de la réduction de la durée du travail sur la vie des salariés*. Deux points méritent d’être soulignés.

Le premier, c’est que, contrairement aux idées développées par certains post-soixante-huitards, le temps libre dégagé (que ce soit en France ou en Allemagne) n’est pas utilisé pour s’investir dans des activités associatives ou citoyennes. On peut le regretter mais, pour l’essentiel, le temps dégagé est consacré aux activités domestiques et familiales, voire à l’exercice d’une seconde activité. Ce dernier point est d’ailleurs à l’origine, en Allemagne, d’un développement du travail clandestin, qui aurait doublé depuis 1990 pour atteindre un chiffre d’affaires estimé aujourd’hui à 1 800 milliards de francs.

Le second, c’est qu’il ne suffit pas d’avoir plus de temps libre pour avoir une vie plus agréable, le plus important semble être de disposer de plus de temps au moment où l’on en a envie ou besoin. Or, nombre de dispositifs découlant de la flexibilité conduisent à des modulations d’horaires décidées par l’employeur et qui ne correspondent donc pas aux besoins des salariés. Pire, on peut être contraint à travailler plus les semaines où l’on souhaiterait plus de temps libre. (Prenons, pour imager nos propos, l’exemple du bâtiment, on travaillera plus lorsqu’il fera beau et moins lorsqu’il fera mauvais ? intempéries ?)

En tout cas, cela ne fait que mettre à nouveau en valeur une question clé : celle du pouvoir d’achat. Avoir plus de temps libre et un revenu amputé conduit en effet à tenter de rétablir son pouvoir d’achat en faisant soi-même plus de choses ou en restreignant le coût de sa consommation.

Ainsi, on compenserait la baisse du pouvoir d’achat, par exemple, en fréquentant des magasins moins onéreux, en bricolant plus, en faisant soi-même plus de tâches domestiques. C’est dans ce contexte aussi que certains rechercheraient une deuxième activité. Généralisée, une telle démarche présente plusieurs grands inconvénients ou dangers : pertes d’emplois dans le secteur des services, individualisme plus important conduisant à une désocialisation, absence de temps dit libre.

Dans une telle logique, seuls ceux qui en ont réellement les moyens, c’est-à-dire les personnes aisées, et qui en font le choix, peuvent s’y retrouver. Ce n’est pas le cas de la plupart des salariés pour qui la question du pouvoir d’achat demeure, à juste titre, prioritaire.

C’est pourquoi il faut conserver à la réduction de la durée du travail son aspect revendicatif et repousser son utilisation comme outil de régulation et de flexibilité. De ce point de vue, l’une des questions centrales est bien celle du salaire, y compris si on veut mesurer l’effet de la réduction de la durée du travail sur l’emploi.

Pour être efficace, la réduction de la durée du travail ne doit pas être marchandée contre le salaire, sous peine d’être socialement et économiquement perverse, mieux, d’aller à l’encontre du but recherché.

L’autre étude, émanant du patronat allemand, concerne la durée du travail en Europe. La France est, aujourd’hui, l’un des pays européens où la durée du travail est la plus longue, derrière l’Allemagne, le Danemark, la Belgique, l’Autriche, les Pays-Bas et la Norvège, ce qui va à l’encontre des impressions acceptées comme évidentes en France. L’ouvrier allemand a une durée hebdomadaire inférieure, une semaine de congés supplémentaire, deux jours fériés en plus. Et son pouvoir d’achat est plus élevé.

Au regard de ces constats, les plans pour l’emploi présentés par les quinze gouvernements européens sont bien en dessous des nécessités économiques et sociales. Ils conjuguent pêle-mêle, et plus ou moins, l’insertion, l’employabilité, les nouveaux emplois, l’esprit d’entreprise. En tout cas, ce qui est présenté comme un volet social de la construction européenne n’est pas en contradiction avec les critères économiques européens, ni avec les analyses de l’OCDE ou du FMI, qui continuent à prôner flexibilité et déréglementation tous azimuts (l’intervention et l’appréciation du FMI sur les 35 heures sont très révélatrices).

Pour toutes ces raisons, il convient bien d’inscrire la réduction de la durée du travail dans un objectif de répartition différente des richesses : travailler moins pour vivre mieux exige au minimum le maintien du pouvoir d’achat. Les résultats des entreprises nous y encouragent, ainsi que l’augmentation (que personne n’évoque) des recettes fiscales de l’État.

 * Cf. le journal Le Monde, du 15 avril 1998.


Force Ouvrière Hebdo : 29 avril 1998
1er Mai : redonner espoir aux jeunes

Eléments essentiels du 1er Mai, le caractère revendicatif et la solidarité internationale s’imposent en cette année 1998.

Partout dans le monde, les motifs d’insatisfaction sont grands chez les travailleurs. C’est le cas en Europe mais aussi en Asie du Sud-Est où la crise financière conduit à une explosion du chômage, sans parler des pays en voie de développement et en transition.

Les Coréens appellent d’ailleurs les salariés qui perdent leur emploi des « chômeurs FMI » explicitant ainsi que les mesures imposées par cet organisme conduisent à de brutales restructurations.

Contrairement à ce qu’on explique tous les ans, çà et là, le 1er Mai n’est pas la fête du travail, notion héritée, en France, du gouvernement de Vichy, dont l’objectif était de faire taire les revendications.

Bien entendu, le 1er Mai n’est pas le seul jour revendicatif de l’année. Mais il trouve sa force dans le fait que c’est le même jour qu’il donne lieu, dans tous les pays, à des manifestations ou rassemblements, marquant ainsi la nécessité de la solidarité internationale.

Cette année, une trentaine d’initiatives sont prises par les unions départementales FO sur le territoire métropolitain et outre-mer. Nous en rendrons compte, bien entendu, dans le prochain numéro de FO Hebdo.

À Paris, l’Union départementale, qui renoue avec la tradition et les positions Force Ouvrière, organise un rassemblement sur une place de Paris où auront lieu des prises de paroles.

Autant Force Ouvrière accepte l’unité d’action quand elle est fondée et nécessaire pour établir un rapport de forces ? ce qui suppose un minimum d’objectifs communs ? autant nous ne prônons pas l’unité de façade qui est au syndicalisme ce que le consensus est au politique.

N’en déplaise à certains, nous comprenons mal le concept de « mouvement social » qui revêt inéluctablement un caractère sociétal et politique.
L’indépendance syndicale implique, par définition, que le syndicat préserve sa liberté de comportement.

Comment ne pas mourir ? pour ne prendre que cet exemple ? quand on lit que la CGT déclare que « trente ans après mai 1968, c’est dans un cadre unitaire exceptionnel que le 1er Mai 1998 va se dérouler ». Nous ne sommes plus en 1968, le contexte économique et social a profondément changé. Pour ne prendre qu’une référence, il y avait en 1968 250 000 chômeurs. La CGT peut bien essayer de revisiter 1968 à sa façon, le contexte est fort différent. Pour preuve, la manière dont on commémore aujourd’hui, un peu partout dans les médias, mai 1968.

Il y a aussi une nette différence sur les raisons et motivations entre ce qui s’est passé en 1968 et notamment ce qui s’est produit en novembre-décembre 1995.

À l’occasion du 1er Mai 1998, Force Ouvrière précisera donc ses revendications en matière de salaires, de protection sociale collective, d’emploi, de durée du travail notamment. Elle le fera de manière déterminée et sans ambiguïté parce que ce sont les préoccupations de la classe ouvrière.

L’heure n’est pas à la fête mais au rappel des revendications, qu’il faut faire aboutir si l’on veut effectivement lutter contre le chômage, redonner espoir aux jeunes (leur dégager l’avenir), préserver les conventions collectives, refonder la Sécurité sociale pour assurer la solidarité.