Interview de M. Hubert Védrine, ministre des affaires étrangères, dans "El Païs" du 5 juillet 1998, sur le rôle de la France dans la diplomatie internationale face à la prééminence des Etats-Unis, la difficulté de mettre en place une politique étrangère commune aux pays de l'Union européenne, les relations avec l'Espagne et l'importance du Conseil de sécurité de l'ONU.

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Média : El Pais

Texte intégral

Q - Un pays comme la France, qui craint tant la mondialisation, qui regrette une grandeur passée qu'elle pourra difficilement retrouver, peut-il véritablement aspirer à jouer le rôle de grande puissance internationale ?

R - Certains Français la craignent, beaucoup ne la redoutent pas. Et la France, elle, s'adapte. Elle peut jouer un rôle important et elle le joue, je crois, à condition que sa politique étrangère soit ancrée dans les réalités actuelles. Ce qui est le cas. Nous ne sommes d'ailleurs pas le seul pays européen qui ait un passé historique « glorieux » et qui ait à accomplir cette mutation. Songez à la Grande-Bretagne, à l'Espagne, au Portugal, à bien d'autres encore : presque tous les pays européens.

Q - Mais il y a en France un sentiment nostalgique assez visible.

R - Certains secteurs de l'opinion cultivent la nostalgie et d'autres, plus réalistes ou plus ambitieux, s'emploient à défendre nos idées et nos intérêts dans le monde tel qu'il est. Or dans ce monde-là - qui comporte, je le rappelle, 185 pays - la position économique, culturelle et politico-diplomatique de la France est forte et peut être entraînante, surtout si elle la met à profit dans un esprit de coopération et de partenariat. Voyez son rôle en l'Europe.

Q - Diriez-vous que la puissance nord-américaine est même excessive pour la stabilité mondiale ?

R - Il faut reconnaître que la présence américaine est perçue par beaucoup de pays en Asie, en Europe, au Moyen-Orient, ailleurs encore, comme un facteur de stabilité et de sécurité. Cela peut entraîner de la part de cette « hyperpuissance » (je l'appelle ainsi car elle est prépondérante dans tous les domaines, économique, technologique, militaire, monétaire, de l'image, culturel...) une tendance à abuser de la situation.

Q - Une hyperpuissance comme on n'en avait jamais connu dans l'Histoire ?

R- On peut dire cela en effet, sauf peut-être si l'on remonte à l'Empire romain ! Le problème, je disais, réside dans le risque de l'abus de pouvoir. C'est pourquoi, la France s'emploie à ce que les relations internationales - le multilatéralisme - soient fondées sur des règles de droit et de respect mutuel claires ; c'est la raison pour laquelle nous sommes hostiles aux lois extraterritoriales dictées unilatéralement par le Sénat des Etats-Unis ; d'autre part, le développement d'autres pôles comme le Japon, la Russie, la Chine ou l'Inde (même si celle-ci emprunte en ce moment une mauvaise voie), nous paraît aussi une bonne chose dès lors que l'Europe est un de ces pôles et que l'Europe et les Etats-Unis s'entendent sur l'essentiel.

Q - La politique française de la négociation permanente, jusqu'à la dernière minute, dans les conflits internationaux, comme ce fut le cas pour l'Irak, constitue-t-elle une solution de rechange à la diplomatie américaine qui s'appuie davantage sur la menace de l'usage de la force ?

R - Dans le cas de l'Irak, le résultat a découlé de la combinaison de la menace américaine d'emploi de la force, du travail diplomatique de la France, et d'autres, et du talent de Kofi Annan. Pour le reste, négocier en permanence à l'ONU, dans l'Union européenne, à l'OMC, à l'OCDE, dans tous les forums, ce n'est pas un principe ou une théorie, mais une obligation.

Q - Quelle est la marge de manoeuvre française ?

R - Aussi grande que celle des autres acteurs importants de la diplomatie mondiale. Cela dit, cela dépend de chaque cas particulier, des règles en vigueur dans chaque instance où elle s'exerce. Elle n'est pas la même au Conseil de sécurité, où les membres permanents ont un droit de veto, et à l'OTAN, où un seul pays, qui a la responsabilité principale, a le dernier mot.

Q - Le succès de la diplomatie française en Irak ne repose-t-il pas essentiellement sur la menace nord-américaine ?

R - Je vous l'ai dit : c'était une combinaison. Il ne fait aucun doute que cela n'aurait pas fonctionné s'il avait manqué l'un des trois éléments que j'ai cités.

Q - La France peut-elle être l'instigatrice de cette solution de rechange à la diplomatie nord-américaine ?

R- Notre but n'est pas de prendre le contre-pied de la diplomatie américaine mais de défendre nos conceptions et nos intérêts, et ceux de l'Europe. S'ils rencontrent ceux des Etats-Unis, tant mieux et nous sommes d'ailleurs prêts à coopérer plus avec eux. Dans les cas inverses, nous n'avons pas de raison d'abandonner nos conceptions ou nos propositions. Mais tout cela doit se gérer entre amis, comme Lionel Jospin l'a dit récemment à Washington.

Q - A quand une politique extérieure européenne ?

R - Mon pays y est très favorable, mais cela reste une oeuvre de longue haleine, beaucoup plus complexe que l'affaire déjà considérable de la monnaie unique. Toute la nationale, toute l'histoire de chaque pays et disons-le, parfois, les préjugés les plus enracinés se rencontrent là. La politique étrangère européenne ne se décrète pas, elle se prépare et mûrit chaque jour dans un travail de patience et de fécondité. Et elle n'est déjà pas négligeable.

Q - Quel rôle spécifique l'Espagne peut-elle jouer ?

R - Elle joue un rôle important en raison de sa place en Europe, de sa relation avec l'Amérique latine et de sa grande dimension historique, culturelle et linguistique. Ces richesses sont des atouts pour l'Europe dans son ensemble. D'où notre soutien, presque un co-parrainage, au projet, particulièrement prometteur, d'un Sommet Europe-Amérique latine. L'Europe devrait bénéficier des connaissances particulières qu'ont tous ses membres. Par exemple, celle que les Danois ont du monde nordique, ou les Portugais de certains pays d'Afrique et d'Asie, ou encore celle de la France ou de la Grande-Bretagne. Il s'agit d'additionner ces influences, et non de les stériliser.

Q - L'axe franco-allemand, axe-clé jusque-là, est désormais affaibli. L'heure n'est-elle pas venue de le renforcer par d'autres alliances complémentaires, ou même d'envisager des alternatives ?

R - Je suis convaincu que la relation entre la France et l'Allemagne restera au coeur de la construction européenne, dans l'intérêt même de tous les Européens. Mais il est plus difficile d'être le moteur d'une Europe à 15 que d'une Europe à 6, et ce sera plus difficile encore à vingt ou plus ! Je pense également que le moteur franco-allemand ne peut être remplacé par un autre, même s'il est utile de le compléter de part et d'autre par d'autres relations, avec d'autres pays capables aussi de proposer et d'impulser. Mais il s'agit d'ajouter, et non de retrancher. La relation franco-espagnole en est un bon exemple. C'est celle d'une amélioration quasi continue depuis quinze ans.

Q - Les relations avec l'Espagne ont progressé, même ces dernières années ?

R- La tendance générale est incontestable. Je me souviens du premier voyage de François Mitterrand en Espagne, en 1982. Je me rappelle la violence de la presse espagnole envers la France et, parallèlement, de la méconnaissance de l'Espagne nouvelle que l'on relevait dans la presse française. Depuis, bien des choses se sont passées ; l'entrée de l'Espagne dans l'Europe, la collaboration contre le terrorisme. La question agricole a été abordée dans un esprit plus coopératif. Au départ, nous avons créé le séminaire franco-espagnol pour régler les problèmes particuliers franco-espagnols. Maintenant, comme à Blois les 6 et 7 juillet où je me réjouis de retrouver mon ami Abel Matutes, nous nous réunissons pour approfondir notre coopération.

Q - Vous souvenez-vous si, avant les attentats des GAL, François Mitterrand s'était engagé envers Felipe Gonzalez à modifier de façon substantielle l'attitude de la France vis-à-vis de l'ETA ?

R - Je n'en ai pas de souvenir précis, car je ne m'occupais pas de dossiers touchant au ministère de l'Intérieur. Ce que je sais en revanche, c'est que presque aucune collaboration policière n'existait avec l'Espagne avant 1981, et que François Mitterrand considéra qu'à partir du moment où l'Espagne était sans conteste redevenue une démocratie, la France ne pouvait plus continuer à servir de refuge de fait à des responsables d'actes terroristes.

Q - Quels sont les pays qui doivent entrer au Conseil de sécurité de l'ONU ?

R - Il faut le rendre plus représentatif - le monde a changé depuis 1945 -, tout en garantissant son bon fonctionnement et son efficacité, car nous ne voulons pas revenir à la Société des Nations ! Les candidatures du Japon et de l'Allemagne sont logiques, mais pour que le Conseil soit représentatif, il faut également y faire entrer quelques grands pays du Sud. L'Amérique latine, l'Afrique, le monde arabe et d'autres parties de l'Asie doivent se mettre d'accord sur cela sans que le nombre total ne devienne trop élevé. En outre, Nous défendons le maintien du droit de veto car, dans le cas contraire, le Conseil perdrait son efficacité.

Q - Le Conseil de sécurité peut-il mettre un terme à la tendance à la prolifération des essais nucléaires ?

R- Réunis à Genève, les membres permanents se sont adressés à l'Inde et au Pakistan pour leur dire qu'ils font fausse route, qu'il existe d'autres façons d'assurer leur sécurité dans le monde d'aujourd'hui, qu'ils doivent discuter sérieusement de la question du Cachemire. Ce message, transmis à l'unanimité, est que s'ils ne mettent pas un terme à l'escalade, tant sur le plan nucléaire que conventionnel, ils vont se retrouver sans appui et sans aide, et auront alors beaucoup de problèmes, bien qu'il s'agisse de grands pays. Dans le monde actuel, on ne peut pas longtemps faire cavalier seul, à contre courant de tous les autres. Nous allons poursuivre le dialogue avec eux pour les en convaincre.

Q - Le monde n'est-il pas devenu plus dangereux depuis l'effondrement du pôle soviétique ?

R - Il n'est pas devenu globalement plus dangereux, mais il est devenu plus instable, car on voit apparaître de nouveaux conflits internes et externes avec la désagrégation d'Etats, comme au Cambodge, en Afghanistan, dans l'ex-Yougoslavie, dans la région des Grands lacs. Le nouvel ordre international espéré après la chute du communisme est encore à bâtir.

Q - Quelles leçons la France a-t-elle tirées de sa politique africaine passée ? Je veux parler du génocide rwandais, du soutien apporté à certains dictateurs du continent africain, du rôle joué par la compagnie pétrolière Elf et les services secrets...

R - Je vais peut-être vous étonner, mais je pense que le bilan de la politique française en Afrique au cours des 40 dernières années est plutôt positif. Si vous regardez l'histoire de ce continent dans son ensemble depuis quarante ans, vous verrez que la presque totalité des très grands drames qu'il a subis - une quinzaine - s'est déroulée à l'extérieur de la zone liée à la France. Même s'il y en a que nous n'avons pas pu empêcher.

Q - Et le Rwanda ?

R- Par exemple. Nous avons fait tout notre possible pour empêcher la reprise des massacres qui avaient suivi l'accession à l'indépendance, mais malheureusement, ni les Hutus ni les Tutsis ne voulaient d'une solution politique consistant en un partage du pouvoir. Un drame horrible s'est produit. La situation dans cette région reste fragile et dangereuse. De toute façon, la France restera engagée et présente en Afrique par devoir, et par conviction. Sa politique évolue, s'adapte, et s'ouvre.

Q - La situation au Kosovo est de plus en plus dramatique. Comment peut-on, à votre avis, sortir de cette crise ?

R - Par la création d'un statut spécial d'autonomie substantielle pour le Kosovo ce que, dès le 19 novembre dernier, Klaus Kinkel et moi-même avions demandé au président Milosevic. Depuis le début des opérations serbes, en février dernier, le Groupe de contact (Etats-Unis, Russie, quatre européens) n'a cessé de mener une stratégie combinée de pressions de plus en plus fortes mais aussi d'incitations à l'égard de Belgrade et de mise en garde aux Kosovars pour amener les parties d'une négociation et à un règlement politique - une autonomie maximale - tout en écartant la fois le statu quo intolérable et l'indépendance qui déstabiliserait la région. Sans doute cette stratégie a-t-elle contribué à ralentir l'engrenage de la violence, mais le problème n'est pas réglé et la situation peut dégénérer à tout moment. Plus que jamais, l'urgence est à la cessation des violences au renforcement de la présence internationale et à la reprise du dialogue. Pour parvenir à cet objectif, nous laissons toutes les options ouvertes, y compris le recours à la force armée, dans les conditions prévues par la légalité internationale. Le Groupe de contact qui se réunit le 8 juillet doit absolument confirmer sa détermination et sa cohésion.