Interviews de MM. Marc Blondel, secrétaire général de FO, Nicole Notat, secrétaire générale de la CFDT, et Louis Viannet, secrétaire général de la CGT, dans "L'Hebdo des socialistes" du 15 mai 1998, sur la situation économique et sociale, le projet de loi sur la réduction du temps de travail, la construction européenne et l'évolution et les perspectives du syndicalisme.

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Média : L'Hebdo des socialistes

Texte intégral

Marc Blondel, secrétaire général de FO

Quelle est votre analyse de la situation économique et sociale actuelle ?

Q - « Il est significatif de constater qu'une croissance économique plus soutenue met de l'huile dans les rouages, notamment en matière de recettes fiscales et sociales. De fait, un taux de croissance soutenu est Indispensable pour affronter les questions de lutte contre le chômage et de solidarité.

Ceci étant, nous continuons à penser qu’on peut faire plus avec une lecture économique plus souple. Des incertitudes demeurent en effet sur l'impact de la crise en Asie du Sud-Est, la construction européenne, les conséquences en terme de conventions collectives et de pouvoir d'achat du dossier 35 heures, l'avenir de la protection sociale collective. De la manière dont ces dossiers évolueront, Ils pèseront bien ou mal sur le niveau d'activité et de croissance économique. FO a toujours considéré que l'augmentation du pouvoir d'achat des salaires, retraites, allocations et minima sociaux jouait un rôle déterminant sur le plan social, économique et psychologique.

Enfin, il serait opportun, compte tenu notamment des résultats, de la Bourse et des entreprises, de procéder à une répartition différente des richesses, question centrale de l'histoire des sociétés. »

Q - Comment voyez-vous le processus de négociation des 35 heures ?

- « Force Ouvrière demeure profondément convaincue que la réduction de la durée du travail est une revendication, non un outil de régulation économique visant à répartir différemment une masse de travail.

De nombreuses questions demeurent en suspens : quid du SMIC, des heures supplémentaires, du temps partiel, des cadres, des conditions de travail, des salaires, des pertes de recettes de la Sécurité sociale ?

Nous aurions souhaité que la loi soit plus précise sur nombre de points, y compris les niveaux de négociations. Tout miser sur l’entreprise est dangereux en termes de cohésion sociale, de conditions de concurrence, de solidarité.

Le comportement idéologique du patronal ne facilite pas les choses. Ce dernier devrait en particulier comprendre qu'il ne peut à la fois prôner le libéralisme économique et refuser la négociation, ce qui conduit inévitablement à solliciter l’intervention de l’État.

Force Ouvrière négociera donc de manière offensive. Nous ne voulons pas entrer dans une mécanique qui conduirait à un pouvoir d'achat diminué, une précarité accrue et des conditions de travail détériorées. Nous ne voulons pas créer d'illusions sur l'effet-emploi des 35 heures, les modèles utilisés n'étant d'ailleurs pas aptes à le mesurer. Un modèle se base sur des hypothèses et l'expérience passée. Or les points de référence sont plutôt rares. De même, quel est l'impact le plus important ? Ainsi, on parle beaucoup d'impact direct alors que plus de temps libre avec un pouvoir d'achat non amputé contribue à des créations d'emplois, dans les services notamment.

Enfin, la réduction du temps de travail est un volet non exclusif, d'autres éléments sont nécessaires : relancer la consommation et l'activité, consolider les services publics, permettre aux salariés ayant commencé à travailler dès 14-15 ans, de cesser leur activité avec embauches compensatoires obligatoires. Tout miser sur la réduction du temps de travail serait à nouveau faire l'erreur de croire au partage du travail et des revenus entre les salariés qui a montré ses caractères Inefficaces et inégalitaires. »

Q - Sur la construction européenne, quels sont d'après vous ses points forts et ceux qui inquiètent ?

- « Depuis toujours, Force Ouvrière a marqué son attachement à la construction européenne comme facteur de paix, de coopération et de progrès. Ce qui nous inquiète, ce sont les modalités suivies depuis plusieurs années et leurs conséquences. Le traité d’Amsterdam n’est pas un bon traité, il est nettement en dessous des nécessités sociales. Comment ne pas craindre que le modèle unique en matière de politique monétaire et budgétaire ne conduise à accentuer la concurrence sociale, c’est-à-dire le dumping ? Comment ne pas s'interroger sur la compatibilité entre l'objectif originel de l'Europe (la coopération) et la pratique actuelle (exaltation de la concurrence) ?

D'ores et déjà, sur la protection sociale ou les services publics, la pression de la Commission européenne est forte. C'est d'ailleurs fondamentalement pour des raisons de conformité économique que le gouvernement précédent a mis en place la réforme de la sécurité sociale. Autant l'Europe ne doit pas être un alibi, autant elle ne doit pas être un bulldozer. Il y a un leurre : présenter l'économie comme une science exacte alors qu'on ne peut pas quantifier les comportements humains. La notion de politique économique est préférable, car qui dit politique montre qu'il y a plusieurs choix possibles. C'est aussi une question de démocratie. »

Q - Quelle est l'évolution du syndicalisme français aujourd'hui et quelles sont ses perspectives ?

- « Le syndicalisme français à deux exceptions brèves ( 1936 et 1945), n'a jamais été un syndicalisme de masse, mais la situation des travailleurs français n'est pas moins bonne que celle des travailleurs d'autres pays. Il faut donc se garder des discours simplificateurs, voire simplistes. Ce qui serait regrettable, c'est un nouvel émiettement syndical par suradjonction d'organisations syndicales poursuivant des buts multiples, parfois même de survie.

Quand on étudie la question dans une perspective internationale, on constate - et FO s'en félicite - que l'indépendance devient de plus en plus une référence en Europe et ailleurs. Quelles que soient les évolutions futures, nous sommes persuadés que le socle incontournable sera celui de l'indépendance, proclamée et pratiquée, c'est-à-dire la liberté de comportement du syndicat. C'est une question de conception syndicale, de demande salariale, de pérennisation de la démocratie. »

 

Nicole Notat, secrétaire générale de la CFDT

Quelle est votre analyse de la situation économique et sociale actuelle ?

- « Depuis le début des années 90, jamais autant d'éléments positifs n'ont convergé. La croissance économique est partie sur une bonne pente. La consommation a redémarré et l'on attend la reprise des investissements, d'autant plus que les entreprises engrangent des profits confortables. L’inflation est au plus bas. La progression des recettes des administrations publiques permet une réduction des déficits publics. Les perspectives européennes, dont le passage à la monnaie unique, renforcent cette bonne conjoncture. Cette amélioration ne doit pas conduire à différer les réformes nécessaires de la société française ; au contraire, les marges de manœuvres nouvelles doivent être utilisées pour renforcer les évolutions. Tout d'abord, pour apporter des réponses structurelles sur les causes du chômage et de l'exclusion, par la concentration de tous les efforts publics et privés sur l'emploi. Dans ce sens, l'équilibrage nécessaire entre profits et masse salariale doit bénéficier en priorité aux chômeurs par leur intégration dans l'entreprise. C'est Ici, pour la CFDT, l'objectif majeur de la réduction du temps de travail. Ensuite, la CFDT attache une grande Importance à une rénovation de la protection sociale pour la préserver et faire vivre les principes de la solidarité. La réforme de l’assurance maladie doit être conduite à son terme, notamment pour la modification de l’assiette des cotisations patronales et la mise en place de l’assurance maladie universelle. »

Comment voyez-vous le processus de négociation des 35 heures ?

- « La CFDT soutient fortement l'objectif de réduction du temps de travail pour l'emploi et a fait la démonstration de sa capacité à la concrétiser dans les négociations interprofessionnelles et de branches, dans les entreprises en utilisant le dispositif De Robien, avec 2 000 accords signés dont 72 % par la CFDT. La CFDT ne limite pas cet objectif aux 35 heures, d'ores et déjà 1 accord sur 4 réduit à 32 heures la durée hebdomadaire. La CFDT entend utiliser la loi Aubry pour enclencher, d'ici au 1er janvier, une dynamique de négociations dans les branches et les entreprises. Du rassemblement de 25 000 militants à Charléty le 12 mai 98 à la formation de 6 000 négociateurs, la CFDT déploie toute une dynamique de mise en mouvement de ses organisations, car ce sont ces négociations et elles seules qui sont porteuses de créations d'emplois.

Tout miser sur la seule mécanique du passage à 35 heures au 1er janvier 2000 de la durée légale serait catastrophique pour l'emploi et les chômeurs. »

Sur la construction européenne, quels sont d'après vous ses points forts et ceux qui inquiètent ?

- « La CFDT fait clairement de l'Europe le cadre prioritaire de son action. C'est pourquoi nous avons accueilli avec beaucoup de satisfaction l'annonce de la liste des pays « qualifiés » pour la mise en place de l'euro. La CFDT refuse aussi bien l'optimiste béat que les procès d'intentions. Surtout, nous avons des exigences de résultats et de moyens pour construire l'Europe pour les Européens. Au premier rang de celles-ci, il y a notre souhait de voir renforcées la légitimité et l'efficacité, donc le caractère démocratique, des institutions européennes. Dans le domaine économique et social, nous attendons la confirmation du caractère prioritaire de la lutte contre le chômage.

Ceci suppose une coordination accrue des initiatives gouvernementales dans des domaines tels que l’investissement technologique, la fiscalité, la protection contre le dumping social, la qualification de la main-d’œuvre, la protection sociale. Il s'agit-là de tâches très inégalement avancées. La CFDT et le mouvement syndical européen, au sein duquel nos convictions sont très largement partagées, comptent bien œuvrer à leur aboutissement. Nous voulons montrer que l'Europe se construit pour tous. »

Quelle est l'évolution du syndicalisme français aujourd'hui et quelles sont ses perspectives ?

- « Le syndicalisme français doit refuser une Image globalisante de faiblesse congénitale. Il serait peut-être temps que les observateurs cessent de véhiculer l'idée que le syndicalisme est voué au déclin, c'est faux. La progression constante, depuis 10 ans, du nombre des adhérents de la CFDT et la diversité de leur appartenance professionnelle et catégorielle viennent contredire ces lieux communs et valident une conception du syndicalisme de participation du plus grand nombre qui va au bout de ses choix en toute autonomie.

La majorité des salariés travaillent dans des petites entreprises et ont une attente forte de réponses concrètes des organisations syndicales. Le syndicalisme français qui s’est construit et forgé sur le modèle de la grande entreprise industrielle, est contraint d’accomplir sa propre révolution pour répondre à cette demande et être présent dans toutes les entreprises. C’est une formidable opportunité de donner corps à l’équité et à la solidarité dans le salariat et dans la société. Les organisations syndicales doivent non seulement bénéficier de véritables espaces d’action mais les occuper réellement. La négociation de la réduction du temps de travail ouvre un champ inédit d’engagement, de responsabilité, au syndicalisme français face au chômage et à l’exclusion. Toutes les organisations syndicales sont appelées à relever ce défi qui constitue une épreuve de vérité de la volonté et de la capacité de chacune à passer aux actes pour transformer la société vers plus de solidarité. Ce sera un nouveau terrain de clarification des différentes options qui traversent le syndicalisme français. »

 

Louis Viannet, secrétaire générale de la CGT

Quelle est votre analyse de la situation économique et sociale actuelle ?

- « Un certain nombre d'éléments confirme une tendance à une remontée de la croissance, mais les interrogations restent fortes sur les retombées possibles en matière d'emplois. D'un coté, la baisse du nombre de chômeurs, dont nous souhaitons qu'elle se poursuive, reste modeste, de l'autre, la progression de la précarité suscite beaucoup d'inquiétude. La lutte pour le plein emploi appelle incontestablement des mesures d’accompagnement de la croissance beaucoup plus incisives.

Le poids des orientations actuelles de la construction européenne pèse négativement en réduisant les marges de manœuvre budgétaires, au détriment d'une dynamique pourtant essentielle de la politique industrielle et, surtout, de la politique sociale. »

Comment voyez-vous le processus de négociation des 35 heures ?

- « Globalement, le patronat reste sur une position d'opposition ferme. La dénonciation des conventions collectives dans plusieurs branches en est un exemple parmi d'autres.

La tendance dominante de refus de négocier semble cependant évoluer vers plus de réalisme. C’est dire l’importance que revêtent maintenant la mobilisation des salariés et la recherche de convergences syndicales, pour imposer des négociations qui débouchent sur la garantie des salaires, l’amélioration des conditions de travail et des créations d’emplois, car, en dehors de cela, la simple réduction de la durée légale aurait un intérêt bien moindre.

Les diverses initiatives d’action d’ores et déjà prévues en mai et en juin, sur les salaires, l'emploi, les 35 heures, témoignent d'un changement d'état d'esprit qui devrait aller en s'affirmant. »

Sur la construction européenne, quels sont d'après vous ses points forts et ceux qui inquiètent ?

- « Force est de constater que, pour le moment, les interrogations, les doutes et les raisons de mécontentement l'emportent sur les certitudes. La construction européenne est soumise à la loi du marché et la mise en concurrence systématique reste la référence privilégiée. La Commission ne manque jamais de rappeler que l'euro nécessite rigueur budgétaire, flexibilité du travail et réforme de la protection sociale. Comme le fonctionnement reste plus que jamais opaque, antidémocratique, il ne faut pas s'étonner des vives réactions que provoquent les diktats que connaissent les dossiers du Crédit Lyonnais ou la directive sur la déréglementation du gaz, et d'autres encore.

La question de savoir si cette construction européenne va continuer de se couler dans le moule de la mondialisation ou si, au contraire, elle va permettre de redonner un sens à la formule du « modèle social européen » va certainement faire l’objet d’affrontements sociaux dont nous n'avons connu à ce jour que les prémices. Je souhaite que le syndicalisme européen se donne les moyens de relever les défis qui lui sont lancés et, pour notre part, nous ferons tout pour y contribuer. »

Quelle est l'évolution du syndicalisme français aujourd'hui et quelles sont ses perspectives ?

- « Tout indique que salariés, retraités et chômeurs perçoivent plus nettement aujourd’hui l’importance des enjeux et vont, de plus en plus, exprimer des exigences fortes à l'égard du syndicalisme. Cette donnée forte suscite maints débats dans les organisations syndicales tournant autour de la nécessité de l'unité d'action, problème sur lequel Il y a effectivement des conceptions différentes.

Pour le moment, ces débats, ces confrontations mêmes conduisent à des secousses qui accentuent la « balkanisation » du mouvement syn­dical européen.

Que le besoin d'unité soit marqué par un surcroît de division peut paraître paradoxal. Cela dit, si la situation devait en rester là, ce serait suicidaire. Je pense que ce paradoxe est conjoncturel et traduit une démarche de recherche, difficile certes, qui peut déboucher sur des perspectives de rassemblement. Mais celles-ci ne peuvent s'opérer à partir de tentatives de regroupements sur fond de clivage, sinon idéologiques tout au moins de conception.

Car les enjeux sont considérables et appellent un syndicalisme rassemblé autour de la nécessité de construire des solidarités nouvelles entre salariés de diverses situations, à statut, à temps complet ou précaires, entre salariés et chômeurs, entre actifs et retraités, entre salariés français et salariés européens. De ce point de vue, je considère que des formes de rassemblements peuvent être trouvées, sans reniement de quiconque ou de quoi que ce soit. Les organisations françaises, marquées par un demi-siècle de division, ont une identité, une culture, des réflexes d’organisation qu’il est vain de vouloir gommer d’un trait. Mais l’avenir est à la convergence des efforts. Nous voulons être parmi les meilleurs pour y parvenir et ce sont les  salariés, les chômeurs et les retraités qui seront gagnants.