Texte intégral
National Hebdo : Votre entretien avec le Premier ministre a porté sur la Bosnie ?
Jean-Marie Le Pen : M. Balladur a reçu une délégation du Front national en présence de François Léotard, ministre de la Défense, et d'Alain Juppé, ministre des Affaires étrangères. Ils nous ont exposé les grandes lignes de leur politique dans le conflit des Balkans. Le gouvernement poursuit celle de ses prédécesseurs et sans doute était-il difficile d'en changer. Les renseignements diplomatiques et militaires qu'ils nous ont fournis ne manquait pas de clarté, mais il n'y a pas eu de « scoop » : rien n'a été dit qui n'ait été écrit ici ou là dans la presse.
National Hebdo : Avez-vous senti une ambiance va-t-en-guerre ?
Jean-Marie Le Pen : Au contraire, le gouvernement me semble avoir une attitude prudente. Sur un autre registre, vis-à-vis de notre délégation, la réception était courtoise. J'étais en face d'adversaires politiques, non à un mur de haine. Cela n'est pas négligeable dans le climat de guerre civile qu'entretient la gauche. Mais, les relations courtoises ne changent pas la nature du problème : nous avons instamment demandé au gouvernement que le contingent français, qui est le plus important sur le terrain, soit relevé par des troupes d'autres nationalités. Il n'y a pas de raison pour que la France soit la seule à risquer massivement la vie de ses soldats.
National Hebdo : À quoi tend l'énorme battage médiatique opéré en France à propos de la Bosnie ?
Jean-Marie Le Pen : Le scénario d'engagement de forces militaires avec le risque d'effusion de sang est devenu depuis le Koweït et la Somalie, un scénario habituel de désinformation. L'obus du marché de Sarajevo a tenu le même rôle que les bébés fantômes de Koweït City : il s'agit de créer une émotion qui permette l'intervention militaire. Le bourrage de crâne est devenu un moyen ordinaire d'action gouvernementale, je n'en n'incrimine pas le seul gouvernement français, mais c'est ainsi. Cet obus de la place du marché, on pouvait avoir des doutes sur sa provenance dès les premières minutes, mais aujourd'hui, c'est plus que des doutes... Ce mortier a le record du monde d'efficacité : 68 morts et 200 blessés pour un seul obus. On est loin des ratios beyrouthins ! C'est la même marque d'excès et d'invraisemblance que pour Timicoara, le Koweït ou les soixante mille viols serbes. Et puis combien y avait-il de journalistes à Sarajevo ? Des centaines. Il y aurait eu 300 corps sur la petite place, cinq cents litres de sang répandus, et pas un n'aurait rapporté une photo, un film, un reportage ? Je suis frappé du rapport entre ce que l'on nous dit et ce que l'on nous a montré à la télévision. Le choc des mots, l'absence des photos. Nous devons croire sans voir. Après quoi la machine peut se mettre en route. Et cette machine peut tuer énormément monde, sans distinction d'ailleurs, tant les camps sont imbriqués : Serbes, Musulmans, Croates, civils, casques bleus. On sait combien les frappes aériennes américaines sont chirurgicales. »
National Hebdo : Grace au retrait serbe, les choses semblent se calmer. Y a-t-il encore des risques de dérapage ?
Jean-Marie Le Pen : Bien sûr qu'il y a des risques de dérapage. D'abord parce que l'ONU va présenter dans le reste de la Bosnie de nouvelles exigences. Et puis tous les belligérants sont sous tension. On peut penser que la manœuvre collective lancée par la France a réussi. Mais pour combien de temps ? Les Serbes sont très habiles et très tenaces. Forts de l'appui exprès des Russes. Ils sont pratiquement assurés du veto russe en cas d'exigences plus dures de l'Occident.
National Hebdo : À quoi les manœuvres occidentale a-t-elle servi ?
Jean-Marie Le Pen : Tant qu'on ne disposera pas d'informations plus précises il est difficile de le dire. Les « armes lourdes » qui ont été déplacées ou remises, que sont-elles exactement, et surtout à quoi servaient-elles ? L'immense majorité des obus qui tombaient sur Sarajevo sont des obus de mortier. Dont, le plus souvent, on ne connaissait pas l'origine. Un romancier pourrait même imaginer qu'un seul groupe de provocateurs avec un ou deux tubes a effectué tous les tirs de harcèlement du siège. Alors, on peut aussi imaginer que les Serbes ont rendu ces armes qui ne leur servaient peut-être pas pour avoir la paix. Pour remporter une sorte de victoire diplomatique.
National Hebdo : On dit aussi que les États-Unis souhaitaient se faire bien voir des musulmans après leur équipée en Irak ?
Jean-Marie Le Pen : Je ne suis pas très sûr qu'il y ait une très forte mobilisation dans le monde islamique en faveur de la Bosnie. Les Bosniaques ne sont pas des pratiquants fanatiques. Leur différence avec leurs frères de race Serbes est d'ordre plus culturel qu'autre chose.
National Hebdo : Mais il y a la Turquie…
Jean-Marie Le Pen : Peut-être…
National Hebdo : L'expédition actuelle est aussi l'occasion de rentrer tout à fait dans l'Otan, comme celle du Koweït l'avait été de s'inféoder à l'ONU.
Jean-Marie Le Pen : Les mânes de général de Gaulle doivent souffrir. Je note que si le gouvernement français jugeait nécessaire cette mutation de notre doctrine militaire et diplomatique, il devrait l'obtenir non pas subrepticement mais par un débat public. Je note aussi que la légalité de l'intervention est bien discutable, qu'elle devrait s'opérer sous le contrôle d'un comité des chefs d'état-major qui n'a même pas été constitué. Mais le plus grave n'est pas là ; le développement de cette action politico-militaire montre bien que l'Europe virtuelle est totalement incapable de mener une action indépendante, puisqu'elle a dû faire appel aux Américains et aux Russes. C'est le retour à Yalta.
National Hebdo : C'était peut-être ça le but de l'opération : la Russie est ressuscitée diplomatiquement.
Jean-Marie Le Pen : Que la Russie revienne dans le concert diplomatique a un côté rassurant. On pourrait – on peut toujours – craindre que la perte du prestige russe ne renforce le clan de ceux qui souhaitaient établir une dictature militaire. Ne perdons pas de vue que l'armée russe n'a pas subi la même érosion que la société civile. Avec son million d'officiers, elle reste un instrument centralise, ultra-moderne. Les modèles les plus récemment produite des matériels russes sont les meilleurs du monde.
National Hebdo : L'Europe trouve-t-elle son compte dans l'opération bosniaque ?
Jean-Marie Le Pen : Poser la question c'est y répondre. La coalition souffre de son disparate en face de Serbes qui sont politiquement unis et disposent d'un appui géopolitique homogène. Les intérêts des grands pays européens divergent là -bas. La France n'y a pas d'alliés directs. Même si Slovènes et Croates ont suscité chez nous des sympathies, ils demeurent dans la sphère d'influence allemande : les Serbes, jadis amis de la France, appartiennent à l'ordre russe et la « Bosnie musulmane » est une espèce de Palestine européenne.
National Hebdo : Et la France, quel a été son intérêt dans l'affaire ? L'humanitaire serait-il un moyen paradoxal, en promettant notre armée sur les théâtres des opérations de l'entraîner ?
Jean-Marie Le Pen : Nous avons pu mesurer au Koweït, avec la panne de Clemenceau, avec nos avions, etc., le mal que nous avions à monter une force d'intervention. Et la logistique ! À Kolwezi, c'étaient les gros porteurs américains. Plus récemment j'ai lu que nous avions, en Afrique, loué des Antonov aux Russes ! Nous avons à peine les moyens d'opérations spectaculaires, mais pas les moyens de suivre sérieusement. Nous devons entreprendre la reconstruction de notre armée, reprenant les essais nucléaires et en réorganisant nos forces conventionnelles ; qui ne répondent plus aux exigences de l'indépendance nationale et de la sécurité des Français. Mais bizarrement le pouvoir est d'autant plus porté à des actions de souveraineté à l'intérieur. Il devrait travailler en profondeur avec modestie sur ce qu'il peut modeler, et non s'agiter en surface sur des événements sur lesquels il ne pèse pas.
National Hebdo : Y a-t-il une raison cachée de cette gesticulation ?
Jean-Marie Le Pen : Hélas, plus notre force militaire décline, moins elle justifie notre rang dans le monde, et plus nous sommes tentés « d'en rajouter » pour le garder. Ce que le pouvoir cherche à sauver c'est au fond, je crois, notre siège au Conseil de sécurité. Puisque le président de la République s'oppose à notre redressement militaire, tout ce qui nous reste c'est la diplomatie spectacle, c'est l'agitation guerrière…
National Hebdo : À l'opposé, ce que vous préconisez, c'est d'une part retrouver les chemins de la puissance et maintenir la paix. Je crois que cette attitude a mené certains belligérants à approcher ?
Jean-Marie Le Pen : Ma position de réserve peut induire d'aucuns à souhaiter que nous rétablissions dans l'affaire une notion de neutralité. Comme je l'ai fait par le passé en Irak. Nous devons nous garder d'initiatives qui pourrait nous entraîner dans une guerre que nous n'avons pas les moyens de faire. L'équation Le Pen = La Paix me semble bonne.