Texte intégral
Europe 1 - mardi 31 mars 1998
La loi sur les 35 heures, c'est pour bientôt. Aujourd'hui, elle passe en deuxième lecture à l'Assemblée. Il y aura donc une loi. Et son application ne sera pas reportée à 2002. L. Jospin, donc, dit non à M. Seillière, qui réclamait un délai de deux ans. Cela vous va ?
- « De ce point de vue-là, c'est une très bonne chose. En fait, ce que disait le CNPF avec sa demande de report, c'était d'enterrer le dossier, avec des négociations à n'en plus finir. C'est d'ailleurs pour cela que, dès le début, nous avions dit qu'il était indispensable d'avoir une date-butoir. Seulement aujourd'hui, on est dans la situation suivante. Ce dispositif d'ensemble, c'est-à-dire avec une première loi et une date-butoir, suppose qu'il y ait négociation. Si vraiment le CNPF reste dans une attitude de refus d'engager de véritables négociations, alors on se pose la question: pourquoi deux lois ? »
Vous n'allez pas trop vite ? Parce que cent jours après son arrivée à la tête du CNPF, M. Seillière a engagé des discussions, hier, avec celui qu'il devait symboliquement « tuer », ou faire tomber. Les temps changent, le climat change. Peut-être que le débat, le dialogue va reprendre ? Même pour vous !
- « Si véritablement le président du CNPF en arrive à une attitude un peu plus raisonnable, moi je crois que je ne pourrai que m'en féliciter. Mais cela reste à prouver. Parce que ce qui est remarquable dans l'argumentation du CNPF, c'est qu'à aucun moment il ne fait référence, à l'emploi, comme si le patronat, dans ce pays, n'était ni concerné, ni impliqué, dans le fait qu'il y a 4 millions d'hommes et de femmes qui sont privés d'emplois ! »
On ne peut pas [illisible] cela. Il défend les entreprises, donc les salariés, donc l'emploi !
- « Mais jusqu'à maintenant, à votre avis, qui a cassé l'emploi ? S'il y a aujourd'hui plus de 4 millions de chômeurs, plus de 4 millions d'hommes et de femmes qui sont privés d'emplois, c'est bien parce qu'il y a eu, de plan de licenciements en plan de licenciements, de licenciement individuel en licenciement individuel, quatre millions de gens qui sont aujourd'hui à la rue. Et ce qui me paraît particulièrement grave, c'est qu'on est en présence d'un patronat qui continue de vouloir casser l'emploi pour gagner plus d'argent, en laissant à la société la facture correspondant aux dégâts provoqués. Cela, c'est insupportable ! »
Vous n'êtes pas en train de faire croire que le patronat fait, par plaisir, hara-kiri ?
- « Non, pas par plaisir. Par volonté d'avoir encore plus de profits. Par volonté d'accumuler des trésors de guerre qui permettent de se lancer dans des opérations de restructuration, de mettre la main sur d'autres entreprises... »
Alors, ce matin, vous lui demandez de reprendre, partout où il le faut, les négociations sociales, même si cela doit être difficile ?
- « Mais évidemment. Et nous lui demandons d'ouvrir très, très rapidement des négociations de branche. On ne peut pas accepter de voir ce comportement, comme on vient de le voir avec le patronat du commerce, qui présente un certain nombre d'exigences, et qui dit : si vous ne les acceptez pas, je dénonce la convention collective. C'est une conception du dialogue social qui augure mal, quand même, des discussions qui normalement devraient s'engager. D'ailleurs, je note qu'en dénonçant la convention collective, le patronat reconnaît qu'il y a besoin d'ouvrir des négociations au niveau des branches... »
Alors que vous avez le temps puisque c'est 1999. Mais on se demande si dans tous les domaines la CGT ne se comporte pas comme si rien ne devait changer, comme si tout devait rester en l'état. Faites un effort aussi de votre côté !
- « Qu'on se mette autour de la table et puis on verra bien. Qui a profité de la situation jusqu'à maintenant et qui doit faire un effort ? Moi, je considère que les salariés ont payé la réduction du temps de travail par anticipation aussi bien en raison de la pression qui s'exerce sur les salaires qu'en raison de l'aggravation des conditions de travail et qu'en raison du développement de la précarité, du temps partiel, des contrats
à durée déterminée. »
Je vais vous donner une nouvelle qui n'est pas mauvaise : dans quelques instants pour les chiffres du chômage de février, me disait G. Milesi, il devrait peut-être y avoir un taux de chômage qui décroît. Peut-être 6 000 ou 7 000 chômeurs de moins pour février 1998. Est-ce que c'est un bon signe ?
- « Vous vous rendez compte : vous me dites 6 000 ou 7 000 chômeurs de moins alors qu'on est à plus de 4 millions de privés d'emploi. C'est vraiment la question des questions parce que nous avons eu une baisse au mois de décembre et j'ai été le premier à m'en féliciter. M. Aubry à l'époque avait appelé à la réserve en disant… »
C'est bon signe ou pas ?
- « Évidemment, moi je préfère que les chiffres soient à la baisse plutôt qu'à la hausse. Ceci étant à l'intérieur de ces chiffres, à la baisse a minima - il faut bien voir que le chômage de longue durée continue d'augmenter et que les jeunes continuent d'avoir beaucoup de difficultés pour trouver une entrée dans la vie active. »
Est-ce que la gauche plurielle - Gouvernement plus majorité - est en train de réussir ?
- « Pour le moment il lui reste à le prouver. Je crois que les dossiers qui sont sur la table sont des dossiers lourds et qui engagent l'avenir et ces dossiers s'engagent dans le cadre d'une confrontation très forte avec un patronat qui ne peut surtout pas changer sur le fond des choses. »
M. Jospin a nommé ministre de la Ville auprès de M. Aubry C. Bartolone, député de Seine-Saint-Denis, banlieusard lui-même. Qu'est-ce que vous pensez du choix ? Et deuxièmement qu'attendez-vous de lui ?
- « Je n'ai pas de remarques à faire sur le choix mais concernant le ministre de la Ville moi, je voudrais simplement dire ceci : compte tenu de la menace que fait peser l'importance prise par le FN aujourd'hui, on ne réglera pas ces questions-là si on ne s'attaque pas sur le fond aux causes du développement du chômage qui sont à l'origine du désarroi qui conduit aujourd'hui des centaines et des milliers d'hommes et de femmes qui peut-être n'ont pas grand-chose à voir avec les fausses valeurs sur lesquelles se bat le FN mais qui votent FN. »
M. Aubry et B. Kouchner veulent renouveler la carte des hôpitaux, maîtriser les dépenses de santé. Tout n'est pas possible partout mais les malades sont placés au coeur de la réforme. Vous soutenez ou vous dites : c'est comme Juppé ?
- « Non, je crois que pour le moment ce que nous connaissons du plan gouvernemental maintient complètement en état les raisons d'inquiétudes qui sont les nôtres sur la réforme hospitalière telle qu'elle s'engage et qui, pour autant qu‘on puisse en juger, se traduit bel et bien par une insuffisance de personnel qui persiste, par des fermetures de services, voire par des fermetures d'établissements. »
Mais ce n'est pas le plan Juppé ?
- « Moi, ce qui m'intéresse ce n'est pas le nom de baptême, mais de voir dans quelle direction va la réforme. »
Vous allez les combattre ou les soutenir ou participer ?
- « Ce que nous allons faire c'est continuer de nous battre pour les propositions que nous faisons pour que nous ayons un système de santé et un système d'hospitalisation digne d'un pays moderne en cette ?n de siècle. »
La CGT va renouveler ses dirigeants dans quelque temps : est-ce que vous préférez que ce soit une femme qui prenne le flambeau de la CGT après vous ? A qui vous donnerez les clés : une femme ou un homme ?
- « Laissez les organismes de la CGT décider de cela ! Tranquillement. »
Mais la préférence de M Viannet.
- « Ma préférence c'est de voir à la tête de la CGT quelqu'un qui continue d'impulser le combat que nous menons. De ce point de vue je suis d'une sérénité à toute épreuve. »
LE PARISIEN - 30 avril 1998
Le défilé vendredi sera-t-il votre dernier 1er mai à la tête de la CGT ?
Louis Viannet : « C'est effectivement une possibilité car je suis à un âge (NDLR : 65 ans) où la question de la retraite devient légitime. »
On présente comme acquise, votre succession par Bernard Thibault, le patron des cheminots CGT, en janvier 1999. Le confirmez-Vous ?
- « Bernard Thibault a toutes les qualités nécessaires et fort heureusement il n'est pas seul, mais permettez-moi de réserver les commentaires sur mon éventuel successeur aux instances de la CGT. »
Pour en revenir au 1er mai, Marc Blondel (FO), Nicole Notat (CFDT) et Alain Deleu (CFTC) ne participeront pas au traditionnel défilé parisien. Cela ne confirme-t-il pas la désaffection de la célébration de la Fête du travail observée les années précédentes ?
- « Je suis le premier à regretter que toutes les organisations et leurs responsables ne se retrouvent pas bras dessus bras dessous ce 1er mai 1998. Mais cette réalité ne doit pas masquer le phénomène intéressant de cette Journée de mobilisation : en dépit des difficultés que vous évoquez, nous aurons un 1er mai largement unitaire dans la quasi-totalité des départements. »
Reste que le front syndical d'octobre dernier sur les 35 heures lors du « social » de Matignon est bel et bien lézardé !
- « Je ne conteste pas l'existence de divergences. Mais cela ne doit pas nous empêcher de persévérer pour tenter de parvenir au rassemblement dans certaines occasions. Je pense en particulier aux difficiles négociations qui vont s'ouvrir sur les 35 heures dans les entreprises. »
En attendant, on constate une sorte de défiance des salariés vis-à-vis des 35 heures. Qu'en pensez-vous ?
- « Il y a effectivement persistance de réticence, de méfiance et de doute chez les salariés Cela s'explique par la campagne du patronat, qui a présenté les 35 heures comme une véritable catastrophe avec des retombées dramatiques sur l'emploi. Pourtant, ça bouge dans les esprits. De plus en plus de salariés se rendent compte que leur intérêt est de se faire entendre, nous le vérifions à travers toute une série de proches initiatives à la SNCF, dans la santé, les organismes sociaux ou le commerce. Cela montre qu'il y a un réel potentiel de mobilisation qui, des 35 heures aux salaires en passant par le problème des dénonciations de conventions collectives va se concrétiser dans les semaines à venir. »
Pourtant, les statistiques officielles affirment que le nombre de jour de grève est au plus bas. Il faut remonter à 1935 pour trouver de tels chiffres…
- « Si on s'en tient aux références historiques, je constate que 1935 n'est pas très loin de 1936. Je veux dire que la façon dont on peut apprécier le baromètre social doit être manié avec prudence. L'expression revendicative ne se mesure pas seulement en jours de grève. »
Pensez-vous que l'écho de Mai 68 puisse pousser les Français dans la rue ?
- « La France est un pays où cette donnée ne doit jamais être exclue ! Pouvoir d'achat, détérioration des conditions de travail, exigence de créations d'emplois, défense du service public… tous ces motifs de mécontentement peuvent créer les conditions pour une montée revendicative importante. »
Cela est-il un avertissement à l'égard de la politique sociale du gouvernement Jospin ?
- « Les résultats de la Bourse ou des entreprises confirment qu'il y a de l'argent en France. Par ailleurs, les salariés ont largement payé les 35 heures par anticipation. J'estime donc qu'il reste beaucoup à faire pour améliorer la justice sociale et réduire les inégalités. Je suis bien obligé de constater que l'effort du gouvernement Jospin vis-à-vis des exclus ou des chômeurs est minime. Il y a encore un long chemin à faire pour que l'on puisse parler d'une véritable redistribution. C'est une évidence ! C'est pour cela que persistent des situations conflictuelles durables. Je le dis avec d'autant plus de lucidité que tous les éléments d'informations que nous avons montrent que le tour de France pour l'emploi que nous organisons avec le Comité national des privés d'emploi CGT à partir du 1er mai va marquer par son ampleur. »
RTL – 30 avril 1998
Une réaction sur la baisse du chômage en mars. Elle touche toutes les catégories de sans-emploi. Vous l'attribuez exclusivement à la politique de L. Jospin ?
- « Je ne fais pas partie de ceux qui envisagent de bouder les signes, même si effectivement qu'on est vraiment au tout début du chemin. Ce que je note, parce que c'est un problème de vocabulaire, lorsqu'il y a une hausse de la Bourse de 1 %, on parle de la légère hausse de la Bourse ; lorsqu'il y a une baisse du
chômage de 1 %, on parle de forte baisse du chômage »
Mais là, il y a quand même une continuité depuis six mois.
- « Absolument, et c'est pour cela que je dis que le ne tiens absolument pas à bouder et en même temps, et de ce point de vue, je partage ce qu'a dit le ministre du Travail à savoir qu'il faut être lucide sur la fragilité. Pour plusieurs raisons. La première, c'est que le chômage de longue durée reste un phénomène particulièrement préoccupant parce que c'est vrai que s'il est stable depuis trois ou quatre mois, il ne faut pas oublier qu'il avait augmenté de plus de 4 % en un an. Ensuite, je demande à voir quels sont les emplois qui sont créés et à y regarder de près. Ce que je crains, c'est qu'en définitive, on voit continuer de se gonfler les emplois en intérim, les emplois précaires, les contrats à durée déterminée ; ils sont quand même des formes d'emploi qui contribuent à déstabiliser le monde du travail aujourd'hui. »
Demain et après-demain, se tient un sommet européen, extraordinaire à Bruxelles. Le Gouvernement dit que c'est une à chance pour l'emploi.
- « C'est l'avenir qui le dira ! Ce que je note, c'est que par rapport à cette perspective de mise en place de l'euro qui est effectivement un événement important, il y a d'un côté selon que l'on est banquier, industriel, homme d'affaire, on a une approche euphorisante des perspectives, ce qui n'est pas le cas des salariés, des retraités et des chômeurs. Tout simplement, parce qu'il y a trop d'incertitudes et trop d'inconnues pour se laisser aller à des affirmations péremptoires sur les retombées positives que va donner la mise en place de cette monnaie unique. »
A propos d'affirmation péremptoire, vous dites que la durabilité d'une monnaie commune est illusoire.
- « Non, non, non. Je dis : sans que soient réalisés un certain nombre de conditions, effectivement la durabilité d'une monnaie commune risque d'être illusoire. En tout cas, parmi les éléments de préoccupation et d'inquiétude tels qu'ils se manifestent parmi les salariés et pas seulement en France, il y a quand même la perception nette du risque d'accentuation de la mise en concurrence entre les salariés. Alors que nous avons des systèmes fiscaux différents, des niveaux de salaires différents, des niveaux de coûts salariaux différents, des systèmes de protection sociale différents, nous allons nous trouver dans une situation où tout cela va être apprécié dans la même monnaie ! A partir de là, la tendance va s'exprimer d'une pression pour une harmonisation et hélas non pas vers le haut mais vers le bas. »
C'est pour cette raison que vous estimez que l'Europe va déboucher sur des tensions sociales ?
- « Je pense que la mise en place de l'euro va déboucher sur des tensions sociales précisément compte tenu de ce phénomène. C'est la raison pour laquelle, avec d'autres syndicats européens, nous sommes décidés à poser avec force l'exigence de garanties collectives au niveau européen, de façon justement à éviter ces inconvénients et à limiter les risques de mise en concurrence, les risques d'accentuation des restructurations et des délocalisations, bref tout ce que l'on connaît depuis des années dans une construction européenne qui reste fondée, hélas, non pas sur la coopération mais sur la concurrence, la compétitivité et sur la lutte entre les grandes entreprises et les grands groupes. »
Un 1er mai demain qui va être une nouvelle illustration d'une certaine forme de division syndicale ?
- « Ecoutez, il faut quand même être réaliste ! Hélas, le problème de la division syndicale, ce n'est pas une invention du 1er mai. C'est une triste réalité dont les salariés ne mesurent peut-être pas assez les conséquences néfastes auxquelles elle conduit. Ceci étant... »
Le nombre des syndiqués diminuent...
- « Le nombre des syndiqués ne diminue plus, mais de toute façon même sans qu'il continue de diminuer, et même s'il augmentait, il reste quand même à un degré d'insuffisance qui pèse sur la capacité d'influer sur les choix et sur les décisions. Cette réalité étant prise en compte, je me félicite qu'au-delà des difficultés qui sont réelles, nous allons quand même avoir demain, dans tous les départements, à l'occasion de ce 1er mai, des manifestations qui vont avoir lieu à l'appel de la presque totalité des organisations syndicales. »
Est-ce qu'une nouvelle fois, comme les partis politiques, les syndicats n'arrivent pas à s'autocritiquer, se remettre en cause ?
- « Chacun doit balayer devant sa porte. Pour ce qui nous concerne, nous avons décidé une grande bataille pour changer la façon d'être et la façon de faire vivre le syndicalisme, pour construire des valeurs fortes de solidarité en tenant compte de la situation nouvelle. Dans la mesure où on a aujourd'hui un salariat complètement éclaté, déchiré, et où on sent bien que si l'on veut aider à la prise de conscience de la solidarité, d'intérêts communs entre ces hommes et ces femmes au travail, il y a besoin de travailler plus la convergence entre ceux et celles qui ont un emploi, les chômeurs, et surtout cette masse de précaires qui devient maintenant un très grave problème pour le pays. »
En lisant le journal ce matin, nous avons appris que ce serait peut-être votre dernier 1er mai à la tête de la CGT. Est-ce que c'est un peut-être ou une certitude ?
- « C'est un peut-être. Laissez-moi au moins le plaisir de réserver la certitude, d'un côté ou de l'autre, aux instances de la CGT. Je vais prendre cette décision avec mes camarades mais convenez que je suis à un âge où la question devient légitime. »
C'est Monsieur Thibault qui va vous succéder?
- « C'est une question de choix. Je pense qu'il en a toutes les qualités, mais cela fait aussi partie des décisions qui relèvent de la compétence des organismes statutaires de la CGT. »
France Inter – jeudi 7 mai 1998
Pourquoi des réunions à ce point discrètes, sinon secrètes, entre les syndicats et le patronat ? Le Président du CNPF, E. Seillière, a rencontré successivement, ces dernières semaines, N. Notat, CFDT, M Blondel, Force ouvrière, A. Deleu, CFTC, M. Vilbenoît, CGE-CGC, et, hier soir, le secrétaire général de la CGT, L. Viannet, dont il faut remarquer au passage qu'il est le seul à avoir été invité à dîner. Cette série de reprise de contacts prépare-telle le retour du patronat au paritarisme ? Dans son opposition à la loi sur les 35 heures, le CNPF avait menacé de remettre en cause sa participation aux organismes paritaires. Et il est vrai qu'à ces passes d'armes a succédé une période d'absence totale de dialogue social. L'entretien d'hier soir entre L. Viannet et E.-A. Seillière a été qualifié de « franc et ouvert », formule diplomatique qui peut signifier tout et son contraire.
« Franc et ouvert », quand on connaît votre tempérament, cela veut dire quoi ? Que vous avez tout dit à E.-A. Seillière ?
- « Tout dit, je ne sais pas, parce que pour tout dire, il aurait fallu qu'on reste pratiquement toute la nuit. Non, non, « franc et ouvert », cela veut dire que chacun a essayé non seulement d'affirmer, mais d'éclairer les positions sur lesquelles chacun se situe sur les problèmes essentiels. »
C'est-à-dire que vous avez beaucoup parlé de l'emploi ? Vous avez reproché publiquement, il n'y a pas si longtemps, à E.—A. Seillière et au patronat en général de ne jamais, justement, évoquer sa politique
de l'emploi, ou ses projets sur l'emploi ?
- « Je crois qu'il aurait du mal à évoquer la politique de l'emploi du CNPF, tout simplement parce que mon sentiment profond, confirmé par la rencontre et la discussion que nous avons eu hier soir, est que un, l'emploi, quelles que soient les déclarations, quelle que soit l'affirmation de la volonté du patronat d'apporter sa pierre à l'amélioration de la situation, n'est pas la priorité des préoccupations du patronat. Et je dirai même qu'en définitive, on a là une base de départ des oppositions entre la façon dont le patronat envisage la mise en oeuvre des 55 heures – contre lesquelles il continue à se battre farouchement - et la façon dont nous, nous considérons que cette mesure doit aller dans le sens, un : de favoriser les créations d'emplois ; deux : d'améliorer les conditions de travail. »
Mais à quoi cela sert un dîner comme celui d'hier soir, au fond ?
- « Premièrement, je considère que c'est normal qu'il y ait quand même des rencontres et des discussions, y compris informelles... »
D'autant qu'il n'y en avait pas eu beaucoup ces derniers temps !
- « Non, il n'y en a pas eu du tout. Il n'y en a pas eu du tout parce que, pour ma part, c'est quand même la première fois que je rencontrais le nouveau président du CNPF. Mais il faut voir que, notamment à propos des rencontres entre la CGT et le CNPF, en fait, c'est le Président J. Gandois qui avait essayé de lancer une autre forme de rapports et de contacts, et si véritablement l'équipe actuelle du CNPF entend continuer dans la même voie, c'est-à-dire d'avoir des rencontres et des discussions, y compris qui peuvent aider à préparer un certain nombre de choses plus officielles, c'est-à-dire avec des enjeux - parce qu'une rencontre comme hier, c'était une rencontre de contacts informels, qui n'avait aucun enjeu, si ce n'est celui d'exposer les positions des uns et des autres. »
Il se trouve que les enjeux, vous dites que vous ne les discernez pas beaucoup, que Mme Notat, pour la CFDT, dit que le CNPF est en état d'apesanteur. Alors où va-t-on ? Vous n'en avez pas parlé un peu ? On va le recevoir bientôt, M. Seillière !
- « Bien sûr que si que nous avons interpellé le CNPF sur cet aspect, et moi, je ne cache pas que l'insistance avec laquelle E.-A. Seillière a développé ses idées, qu'en définitive, il souhaitait que les discussions et les négociations, s'il doit y avoir discussions et négociations, se déroulent au niveau des branches et au niveau des entreprises, et pas du tout au niveau du CNPF... »
Mais cela, c'est à l'opposé de ce que faisait, par exemple, M. Gandois !
- « C'est à l'opposé de ce que voulait faire M. Gandois. La suite des événements a prouvé qu'entre ce qu'il voulait faire et puis, au total, ce qu'il a pu faire, l'écart était assez important. Mais sur des questions fortes, comme le besoin de mettre sur la table des questions comme la mise en place de garanties collectives, adaptées à la situation d'aujourd'hui... le patronat n'arrête pas d'exiger de la flexibilité, de la souplesse, n'arrête pas de geindre sur les difficultés dans lesquelles se trouvent aujourd'hui les entreprises, compte tenu de la contrainte de la concurrence, de la compétitivité, et à chaque fois, nous disons, avec beaucoup d'honnêteté : mais si véritablement, vous voulez effectivement parvenir à une autre forme d'utilisation des salariés, alors un : ouvrons des discussions au niveau global sur ce que doivent être aujourd'hui les garanties collectives modernes, c'est-à-dire si vous voulez obtenir de la part des salariés une autre forme d'engagement dans le travail, alors il faut donner des garanties. »
Vous venez de dire : « au niveau global » ; vous n'allez pas dire qu'on va négocier branche par branche ?
- « Mais on peut tout à fait avoir une discussion globale et ensuite voir au niveau des branches quel contenu et quelle forme... Ensuite, je considère que si nous voulons que la mise en oeuvre des 55 heures se fasse avec, comme objectif principal, déboucher sur des créations d'emplois, ce qui veut dire qu'il ne faut pas que cela porte atteinte aux salaires, qu'il ne faut pas que cela conduise à une augmentation des heures supplémentaires, cela demande aussi que l'on discute de l'organisation du travail. Et cela ne peut se faire qu'au niveau des entreprises. »
Dans quel état d'esprit avez-vous trouvé M. Seillière sur la question des 35 heures : maintenant que la loi existe, donc il faut faire avec ?
- « J'ai trouvé un homme qui était quand même conduit à faire preuve d'un peu de réalisme, c'est-à-dire que la position, qui, pendant tout un temps, a consisté à dire : 35 heures, on n'en veut pas… à partir du moment où la loi est votée, elle change quand même les donnes de la situation. Et le CNPF se rend bien compte que nous sommes maintenant à un moment où il va falloir que les négociations s'engagent. »
Mais c'est peut-être ce moment qui, du coup, implique le fait qu'on vous invite à dîner, qu'il ait vu tout le monde et qu'au fond, le CNPF soit en train de renouer les liens pour revenir au paritarisme, qu'il avait menacé d'abandonner ?
- « Oui, qu'il a menacé. Mais vous savez, le CNPF a au moins autant d'intérêts que les organisations syndicales à maintenir la vie de ceux des organismes qui existent, et dont chacun mesure le rôle important qu'ils continuent de jouer dans les rapports sociaux de ce pays, quand même. »
S'agissant des rapports sociaux, est-ce qu'il n'y a pas aussi pour vous - là, je parle de la stratégie de la CGT - nécessité de ne pas laisser le champ libre à la CFDT sur la question des 35 heures ?
- « Vous savez, ce n'est pas un problème de concurrence entre organisations syndicales... »
Non, mais c'est peut-être une vision des choses !
- « C'est vraiment un problème de démarche pour faire en sorte que les discussions qui doivent s'ouvrir sur la mise en oeuvre des 35 heures puissent s'ouvrir avec des salariés mobilisés, conscients des enjeux, lucides sur les objectifs qu'ils ont à faire avancer, et cela, vraiment, c'est la responsabilité du syndicalisme, et c'est une responsabilité que la CGT entend assumer à plein et vraiment partout. »
Alors quelles sont les prochaines étapes, là, pour vous ? Parce que j'ai vu qu'il y avait un mot d'ordre de grève à la SNCF pour le 13 mai ?
- « Je ne crois pas que le problème des 35 heures soit tout à fait au coeur... »
Cela veut dire que vous êtes présents sur le terrain social.
- « Heureusement, on est là pour cela. »
Il y a eu une période de grand calme, ces derniers temps, quand même ?
- « Il y a eu une période de grand calme parce qu'effectivement les salariés étaient très préoccupés sur les conséquences que pouvait avoir une mise en oeuvre des 35 heures sur fond de campagne effrénée du CNPF sur le thème : « Cela va casser l'emploi et on va exiger, on va imposer »… Maintenant l'état d'esprit des salariés est en train de se modifier. Il y a incontestablement prise de conscience que c'est le moment de se faire entendre et de créer les conditions pour que les discussions qui vont s'engager s'engagent sur la base d'un rapport de forces qui doit intervenir dans le contenu des discussions. »
Est-ce que les semaines qui viennent vont être propices à la réflexion ou au débat social : Coupe du monde de football, Festival de Cannes, Roland-Garros, les vacances ?
- « Écoutez, que je crois que si on fait la liste des événements qui ont marqué la vie sportive, culturelle de la société française, on n'en finira pas. Moi, simplement, ce que je constate c'est que lorsqu'à un moment donné les problèmes sociaux se posent avec force quels que soient les événements qui puissent se dérouler, cela n'empêche pas que les salariés expriment leurs exigences et je dois dire que lorsque je regarde un peu comment s'annonce ce mois de mai, et y compris le début du mois de juin, avec des actions qui sont décidées chez les cheminots, dans le commerce, dans les organismes sociaux, dans les banques, je me dis que le calme social n'est pas tout à fait pour demain. Et quand je vois le succès que rencontre le début de la Marche pour l'emploi que nous organisons avec notre comité national des chômeurs, je me dis que décidément, il y a encore du pain sur la planche pour l'action syndicale. »