Interviews de M. Jean-Pierre Chevènement, président du Mouvement des citoyens, à RTL le 18 novembre 1993 et dans "Valeurs actuelles" du 22, sur la situation en Algérie et le risque d'une république islamiste.

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Média : RTL - Valeurs actuelles

Texte intégral

RTL : jeudi 18 novembre 1993

P. Caloni : Vous rentrez d'Algérie : condamnations, répression d'Islamistes, un pouvoir inexistant. Est-ce que ce pays est en train définitivement de s'enfoncer dans le chaos ?

J.-P. Chevènement : Définitivement est un mot que je ne prononcerais pas. Plus que jamais, il faut que la France aide l'Algérie à construire une République moderne. Il faut l'aider, 31 ans après l'indépendance, à prendre un nouveau départ. La situation est assez grave. Le risque d'une république islamique existe mais il n'est pas inévitable. À l'arrière-plan il faut mesurer le désespoir, le poids du chômage, la crise du logement, la revendication à l'expression aussi. L'immense misère d'une démographie plus qu'exubérante, une croissance qui se ralentit un peu mais qui atteint encore 2,7 % par an. Il faut aider les Algériens à trouver de nouvelles bases pour leur développement. Le prix du pétrole a baissé de moitié également : il est passé de 30 dollars le baril à 15 dollars à savoir que les recettes de l'Algérie ont diminué de moitié, nos exportations aussi depuis sept ou huit ans et actuellement, l'Algérie doit consacrer au service de sa dette, 90 % de ses recettes d'exportation. Elle ne peut même plus importer de pièces détachées. Donc, un contexte très difficile et une montée à la base d'un fanatisme obscurantiste.

P. Caloni : Du type de l'Iran ?

J.-P. Chevènement : Je connais trop mal l'Iran, disons que l'intégrisme c'est le refus par définition de tout dialogue, c'est le primat de la foi, l'application de la loi traditionnelle de l'Islam, c'est une conception qui ne fait aucune part à la rationalité et au dialogue. Je quittais Alger alors que le FIS rendait public un communiqué : « Ni trêve, ni dialogue. La république islamique n'est pas négociable. » La question qui se pose à la France est une question très grave, car maintenant les événements sont à portée de la main : quelle attitude allons-nous adopter par rapport à ce phénomène ? Il faut aider l'Algérie à définir un cadre républicain, on verra bien qui l'accepte et qui le refuse, c'est l'affaire des Algériens. Il faut aussi que la France et l'ensemble des pays européens, créent les conditions permettant à l'Algérie de prendre un nouveau départ.

P. Caloni : Est-ce que tout ne démarre pas avec les élections de janvier 92, avec l'entrée en matière d'un processus démocratique ? Élections qui sont gagnées par les Islamistes et annulées. Il y a un paradoxe…

J.-P. Chevènement : Paradoxe apparent, mais je voudrais dire comme républicain que la démocratie ne se résume pas à des élections. La démocratie implique des règles du jeu. Il faut que tout le monde accepte l'alternance, que ceux qui vont venir au pouvoir ne disent pas : « c'est la dernière fois qu'il y a des élections. » Or c'est la thèse des intégristes. Il faut que la démocratie implique la croyance à un espace de débat autonome, ce que contestent les Islamistes. Je pense que l'affaire avait été très mal engagée par le président Chadli et qu'il faut repartir sur de nouvelles bases. Ce que ne contestent pas les milieux algériens que j'ai rencontrés, qu'ils soient au gouvernement ou dans l'opposition. Par exemple, pourquoi a-t-on autorisé le mode de scrutin majoritaire ? Dès lors que l'Algérie a un régime présidentiel, donc un exécutif fort, on peut aller vers un système proportionnel au niveau de l'Assemblée nationale. Il est aussi inacceptable pour un démocrate que la loi soit celle de la terreur. J'ai rencontré des journalistes qui changent de domicile tous les soirs, dont la photo est placardée dans certaines mosquées !

P. Caloni : Vous pensez que ça joue contre la montre et que d'ici un mois il peut se passer des événements graves ?

J.-P. Chevènement : Le mandat au Haut comité d'État expire en principe à la fin de l'année. La question qui se pose est de savoir ce que sera la phase suivante, dite de transition qui doit conduire au rétablissement du processus électoral et à la définition de cette république moderne. Il y a une conférence nationale qui doit se réunir. Je souhaite que tous les Algériens puissent faire preuve de civisme et pour ceux qui aspirent aux responsabilités, de sens de l'État.

P. Caloni : L'armée ?

J.-P. Chevènement : Elle tient toutes les clés actuellement, car face à la contestation du FIS, aux attentats, aux maquis, l'armée reste aux yeux des Algériens, la seule grande institution qui garde, à mon sens, leur confiance et qui incarne une certaine unité nationale.


Valeurs Actuelles : novembre 1993 

Valeurs Actuelles : Que retenez-vous de la situation algérienne ?

J.-P. Chevènement : L'Algérie reste un pays à fort potentiel humain et économique, mais elle est rongée par la crise et le doute : chômage, précarisation des conditions de vie, problèmes de logement. Tout ceci constitue le terreau d'une terrible régression.

Plus que jamais, le danger d'une république islamique guette. La menace concerne le peuple algérien, le Maghreb, mais aussi l'avenir du monde arabe dans son ensemble.

Par définition, l'intégrisme est le refus du dialogue. La loi de la charia ferme la porte à toute idée de démocratie, d'alternance, de pluralisme. Elle va à l'encontre de la modernité et représente une fuite devant la réalité.

Ceux qui jouent avec l'intégrisme depuis des années dans le Golfe, en Afghanistan ou en Iran sont des apprentis sorciers. Ne laissons pas se développer à nos portes un totalitarisme moyenâgeux. 

Notre intérêt est d'aider l'Algérie à devenir une république moderne. Car elle aussi – ne l'oublions pas – reste un des bastions de la francophonie réelle, ainsi qu'un important marché économique, même si nos exportations dans ce pays ont chuté de moitié depuis 1935.

Valeurs Actuelles : Les renseignements sur lesquels nous fondons notre politique à l'égard de ce pays sont-ils fiables ?

J.-P. Chevènement : Oui. Il y a quand même vingt-cinq mille Français en Algérie. Les Algériens aussi nous parlent. Enfin, la communauté algérienne en France est très importante. Il suffit de tendre l'oreille.

En réalité, l'information est en surabondance. Nous devons prendre nos responsabilités. L'Europe n'est pas l'Amérique. La France et l'Europe doivent aider à la stabilité de la rive sud de la Méditerranée. C'est notre intérêt.

Valeurs Actuelles : Mais soutenir le FLN contre le FIS, n'est-ce pas, comme le disent certains, « préférer la peste au choléra » ?

J.-P. Chevènement : C'est mal poser le problème. Le véritable enjeu est de définir une troisième voie, un cadre républicain dans lequel tous les partis algériens qui acceptent l'alternance pourront s'exprimer : par exemple, des formations politiques comme le FFS, le RCD ou les partis islamistes modérés. Refusons un apartheid Nord-Sud entre les deux rives de la Méditerranée.

Valeurs Actuelles : Approuvez-vous les récentes opérations policières menées en France ?

J.-P. Chevènement : Elles ne sont pas critiquables. À partir du moment où deux Français ont été assassinés en Algérie et où des menaces fleurissent dans des tracts, il est légitime qu'un État prenne des mesures pour faire respecter l'ordre républicain sur son territoire.

Ne faisons pas des relations entre la France et l'Algérie une affaire de politique intérieure ! C'est une question d'intérêt national.