Texte intégral
Monsieur le Président,
Monsieur le secrétaire d'État,
Mesdames et Messieurs les ambassadeurs,
Mesdames et Messieurs,
Quel beau titre que celui de votre association : les amis de la République française ! Vous avez bien des atouts dans votre jeu, la longévité depuis 1939, le caractère extraordinairement brillant de tous ceux qui participent à vos réunions ou y sont associés, et puis l'objectif même que vous vous êtes fixés et que j'ai noté sur mon papier tant il me semblait à la fois ambitieux et bien tourné. Grouper les étrangers amis de la France et les Français désireux de faire apprécier leurs pays. Le mot est bon, le programme l'est aussi. Je voudrais vous remercier, Monsieur le Président de vos paroles de bienvenue. S'agissant du ministère des Affaires étrangères, qui ne ressemblait en aucune manière à une belle endormie, c'est vrai que je m'y suis beaucoup investi, comme on dit, et que le métier, parce que je le ressens comme un métier où je le conçois comme tel, qu'il m'est donné aujourd'hui de faire me passionne.
Je ne suis pas venu ici pour me livrer à des états d'âmes personnels, bien entendu, mais pour tenter de répondre à vos questions, et comme malheureusement le temps, par ma faute, est réduit, je voudrais me borner à un très rapide exposé avant de me livrer au jeu de votre curiosité.
Plutôt que faire une grande fresque préparée par d'autres et dite par moi à la tribune, j'ai préféré prendre appui sur deux événements très récents dans l'actualité internationale. Très récents puisque l'un date d'hier soir, l'autre de ce matin, qui me permettront de faire quelques commentaires et de lancer le débat.
Le premier de ces événements, c'est l'heureux aboutissement des négociations d'adhésion de la Suède, de la Finlande et de l'Autriche avec l'Union européenne. J'espère que la Norvège suivra dans les plus brefs délais. Je sais qu'ils sont ici représentés par leurs ambassadeurs. Je voudrais vous dire que je ressens l'aboutissement de cette négociation qui aura été longue, difficile, nocturne, comme toujours à Bruxelles, véritablement comme un succès et comme un double succès pour l'Europe. C'est un succès d'abord parce que l'Europe s'élargit et qu'en s'élargissant, par la force des choses, elle se renforce en populations, en richesses économiques et qu'elle démontre ainsi qu'elle reste plus que jamais attirante ou attractive. Dieu sait si on parle de manière récurrente de l'euroscepticisme, de l'euro sinistrose. Ces mots sont-ils justifiés quand on voit frapper à la porte de nombreux pays qui souhaitent se joindre à nous ?
Le deuxième succès pour l'Europe, c'est qu'en s'élargissant, elle ne s'est pas affaiblie. Car il y avait là un risque. Le risque, c'était que l'élargissement n'affadisse ou ne relâche les solidarités communautaires. Nous avons, grâce à une discussion parfois un peu vigoureuse, évité ce risque. L'acquis communautaire aussi, tel qu'il figure dans le traité sur l'Union européenne, tout ceci a été pour l'essentiel, et même en totalité, respecté. Aucune dérogation importante n'a été consentie, seules des mesures transitoires ont été prévues. Je citerai un seul exemple en matière de politique agricole et vous savez à quel point la France a toujours été sensible à cet aspect des choses. On a finalement retenu un système permettant d'aligner immédiatement les prix agricoles des pays candidats sur ceux de la Communauté avec évidemment les compensations, pour le revenu des agriculteurs, qui s'imposent. Ce double succès qui renforce l'Union européenne n'est évidemment qu'une première étape vers la constitution de ce qui me paraît devoir être pour les quelques années de ce siècle finissant, ou les toutes premières années du millénaire qui va commencer, un des grands objectifs de la politique européenne, c'est-à-dire la constitution d'une grande Europe. Après ce que nous avons vécu en 1989, il est évident que nous ne pourrons pas longtemps rester sourds aux appels des nouvelles démocraties d'Europe d'ici l'an 2000, ce qui nous conduira inéluctablement – et je me borne à effleurer cette question, car il faudrait de longs développements – à réfléchir sur les mécanismes institutionnels de l'Europe et à ce que j'appelle les "réseaux de solidarités", car il est bien évident qu'on ne fonctionne pas de la même manière à 20 qu'à 6, pour remonter aux origines.
Deuxièmement évènement, qui s'est produit hier soir à Washington et qui pourtant nous ramène à nouveau et au cœur de l'Europe, c'est l'accord entre les responsables croates et musulmans dans le cadre de ce drame qui nous bouleverse tous, je veux parler de celui de la Bosnie et de l'ex-Yougoslavie. Cet accord est évidemment heureux, tout simplement parce que dans un conflit, les protagonistes, ou les antagonistes plus exactement, se rapprochent. C'est toujours heureux de voir les solutions ou des espérances de solution progresser. Et nous voyons bien que depuis quelques semaines les choses bougent après une longue période, sinon d'immobilisme du moins de blocage, il faut bien le dire, malgré les efforts déployés par les uns et les autres. Et les choses bougent parce que la communauté internationale a eu enfin le courage, à un moment décisif, de dire : maintenant ça suffit, et nous sommes prêts à utiliser la force si l'on continue à laisser se reproduire, au cœur de l'Europe, des massacres aussi insupportables que celui que le marché de Sarajevo a vécu, il y a maintenant un mois. Il y a donc eu là un tournant, un facteur de déclenchement qui a provoqué toute une série d'initiatives diplomatiques et je me réjouis très profondément de voir que nos amis américains d'un côté, nos amis russes de l'autre, se sont impliqués à nouveau dans ce processus diplomatique comme nous le souhaitions en France depuis longtemps. D'un autre côté, nous avons appris aussi, hier, la réouverture de l'aéroport de Tuzla grâce à l'intervention de la diplomatie russe auprès des Serbes de Bosnie. Vous savez que c'était un des objectifs que l'Alliance atlantique s'était fixé depuis le 11 janvier dernier, depuis déjà un peu plus d'un mois. J'espère que cette réouverture à des fins humanitaires, pour essayer de faire poser des avions qui achemineront l'aide au cœur de la Bosnie, pourra se concrétiser le plus tôt possible.
Dans le même temps, il y a eu de l'autre côté, je l'évoquais à l'instant, l'accord conclu à Washington qui marque ce rapprochement entre Croates et Musulmans et traduit l'implication nouvelle des États-Unis dans la recherche d'un règlement de paix en ex-Yougoslavie, comme nous l'avions vivement souhaité.
Cet accord n'est qu'un premier pas. Il faut bien en être conscient, et toute une série de questions graves restent encore posées auxquelles il va falloir s'attaquer dans les plus brefs délais, si nous voulons consolider la situation et éviter des dérapages toujours possibles car sur le terrain, les choses restent très confuses. On signe à Washington, mais on continue à se bombarder à Mostar. Paradoxe de cette guerre depuis des mois et de mois maintenant. Alors quelles sont les questions qu'il fait encore se poser ? La première est de savoir à quel territoire s'applique cette belle construction institutionnelle que l'on a ébauchée hier. On dit que l'on va faire une confédération ou même une fédération entre Croates et Musulmans, et que cette fédération croato-musulmane pourra à son tour entrer dans une confédération avec la Croatie. Sur quel territoire ? Sur quel pourcentage de territoire ? Comment délimite-t-on les parts respectives ? Et puis, deuxième question importante, que dit-on aux Serbes ? Ils sont troisième communauté membre à part entière de cette Bosnie-Herzégovine dont on veut maintenir l'unité, ou en tout cas la personnalité internationale. On ne peut pas régler à deux un problème qui se pose à trois. Il faudra bien savoir, assez rapidement là aussi, réintégrer la dimension serbe. Que va-t-il advenir de Sarajevo dans ce cadre-là ? Comment sera traité ce problème ? Une capitale de la Bosnie, de quelle Bosnie ? Fédération ? Confédération ? Que va-t-on faire de Mostar ? Il y a là aussi des problèmes à traiter rapidement. Peut-on négliger la relation croato-serbe si l'on veut régler le problème des Krajina. Je ne dis pas cela pour manifester du scepticisme, mais pour dire simplement que le processus est en marche, et qu'il n'a pas abouti, et qu'il va falloir réintroduire de la cohérence dans ce qui peut apparaître aujourd'hui comme une sorte de prolifération diplomatique. Ces initiatives sont bonnes, je le répète, encore faudra-t-il reconstituer le puzzle, et c'est la raison pour laquelle la France souhaite que, dans un délai aussi rapproché que possible, les grandes puissances sans lesquelles aucun accord ne se fera dans l'ex-Yougoslavie, je veux parler des Américains, des Russes, des Européens bien entendu, se remettent ensemble autour de la table pour vérifier la validité de ce règlement d'ensemble et puissent également le proposer d'un commun accord et avec une démarche conjointe vis-à-vis des trois parties concernées et avec les trois communautés qui se sont déchirées en Bosnie et de façon générale dans l'ex-Yougoslavie.
Je me garderai d'oublier, bien sûr, ce qui nous reste à faire sur Sarajevo. L'ultimatum a servi à quelque chose. Depuis maintenant pratiquement un mois, le 6 ou le 5 février lorsqu'a eu lieu le massacre du marché, les bombes ne tombent plus sur Sarajevo mais le siège de Sarajevo n'a pas été levé dans la mesure où on ne peut pas entrer et sortir librement de cette ville, et où son libre approvisionnement n'est pas assuré. C'est dans cet esprit que la France a récemment déposé, c'était la semaine dernière, un projet de résolution qui propose la nomination d'une sorte d'administrateur des Nations unies à Sarajevo, chargé de rétablir en liaison avec le gouvernement bosniaque des conditions de vie normales dans cette ville et notamment de rétablir tous les grands services publics, l'eau, le gaz et l'électricité.
Je disais tout à l'heure qu'il y avait prolifération d'initiatives diplomatiques. J'avais aussi un peu en tête l'annonce d'une mission bilatérale américano-britannique à Sarajevo. Si cela peut faire avancer la réflexion, c'est bien. Il faut que très rapidement, cette initiative s'inscrive dans une cohérence là encore, c'est-à-dire dans le cadre des efforts qui ont été engagés aux Nations unies. Et je voudrais rappeler que la vie quotidienne à Sarajevo est aussi, d'une manière, garantie par la présence des Casques bleus français qui, depuis des mois et mois, accomplissent à Sarajevo et ailleurs en Bosnie et en Croatie une tâche admirable. Plusieurs d'entre eux y ont laissé leur vie, et c'est un élément essentiel de cette levée de Sarajevo que j'évoquais.
Voilà Mesdames et Messieurs les quelques remarques que j'ai voulu brèves pour nous laisser au moins une bonne demi-heure de discussion.
Intervention du ministre des Affaires étrangères, M. Alain Juppé, devant l'association des amis de la République française, à Paris, le 2 mars 1994 – Deuxième partie
Voilà, Mesdames et Messieurs, les quelques remarques que j'ai voulu brèves pour nous laisser au moins une bonne demi-heure de discussion.
En ce qui concerne la Bosnie, je dirai simplement en guise de conclusion rapide, que outre le travail diplomatique qui nous reste à faire pour passer de cet état de "non-guerre" à l'état de paix, il nous faudra aussi désormais anticiper et faire en sorte que de nouvelles Yougoslavie ne se produisent pas sur le continent européen. Vous savez que c'est l'idée qui a inspiré le Premier ministre, M. Balladur, lorsqu'il a lancé, au mois d'avril dernier, sa proposition d'une conférence sur la sécurité et la stabilité en Europe. Cette idée a été ensuite acceptée et reprise par l'Union européenne, notamment lors du Conseil européen de Bruxelles au mois de décembre. C'est le 26 et le 27 mai prochain que se tiendra à Paris la séance inaugurale de cette conférence sur la stabilité, ce sera une tâche là encore complexe, longue, puisque la conférence inaugurale sera suivie de "tables rondes" de négociation avec les principaux pays concernés, les principaux pays qui ont entre eux des querelles de voisinage en Europe, mais je pense que cela nous permettra de passer de la thérapeutique que nous essayons d'appliquer dans l'ex-Yougoslavie à une véritable prévention sur l'ensemble du continent européen. Je vous remercie de votre attention et je me livre maintenant à vos questions.
Q. : Pouvez-vous nous dire si les pays qui vont adhérer à l'Union européenne acceptent le principe de la monnaie unique qui est déjà très difficilement accepté à l'intérieur des Douze notamment par l'Angleterre ?
R. : Qu'ils acceptent le principe, la réponse ne fait pas de doute : c'est oui, puisque je l'ai dit tout à l'heure, dans l'acquis communautaire qui a été accepté par tous les candidats à l'adhésion, il y a le traité de l'Union européenne, le traité de Maastricht qui fixe un objectif très clair à l'UEM, c'est-à-dire la création d'une monnaie commune selon le calendrier et les modalités que vous connaissez. Je rappelle d'ailleurs que cette Union économique et monétaire est en marche : nous avons franchi le 1er janvier dernier, la deuxième étape de l'UEM, qui sera marquée notamment par la création à Francfort de l'institut monétaire européen, amorce de la futur banque centrale. Tout ceci a été accepté, dans le principe. Entre les principes et la réalité, il y a souvent un certain écart et une certaine période devant nous puisque c'est en 1997 ou en 1999 que tout ceci se concrétisera.
Je voudrais aller au-delà de cette réponse et reprendre ce que j'esquissais tout à l'heure dans mon propos introductif : j'ai la conviction, et là je m'engage peut-être un peu à titre personnel, qu'avec l'élargissement, qui est inévitable, et non seulement inévitable mais souhaitable, il faut répondre aux questions de la Pologne, de la Hongrie, de la République tchèque, de la République slovaque, de la Roumanie, de la Bulgarie. Il faut accueillir ces pays en notre compagnie et ceci nous conduira inévitablement à réfléchir à ce qu'est la construction européenne. Il apparaîtra de plus en plus, au fur et à mesure que nous avancerons, qu'il faudra créer au sein de cette Union européenne des solidarités variables. Tous les pays d'une telle Union européenne à 20 États n'auront pas les mêmes responsabilités en matière de sécurité, on le voit bien à propos de l'ex-Yougoslavie. L'Europe sera véritablement l'Europe, peut-être lorsqu'elle aura une monnaie unique, souhaitons-le, mais surtout quand elle aura une capacité de sécurité commune. Lorsque l'Europe aura un bras séculier et qu'elle ne sera pas un peu "obligée", disons les choses comme elles sont, comme elle l'a été il y a 15 jours ou trois semaines, de se tourner vers l'Alliance atlantique, qu'elle aura au sein de l'Alliance sa propre identité, son propre système de sécurité, alors, elle sera une puissance unique. Est-ce que cela concerne la totalité des 20 pays que nous avons en tête ? Non. Il y aura dans ces questions de sécurité, une solidarité plus forte entre ceux que je n'appellerai pas les "grands" pour ne pas vexer les autres : la France, l'Allemagne, la Grande-Bretagne, quelques autres. Même en matière monétaire, le rôle de la Grèce ne sera pas exactement dans l'Europe de demain celui de l'Allemagne. C'est une vérité, je prends la Grèce tout à fait au hasard, je pourrai en citer d'autres bien entendu. Je pourrai poursuivre. Nous avons une nécessaire réflexion à mener sur l'évolution institutionnelle de l'Europe élargie, de la grande Europe qui devra émerger d'ici la fin du siècle.
Q. : (ex-Yougoslavie)
R. : D'abord, une remarque générale : je n'ai pas du tout la prétention d'avoir rallié les États-Unis au point de vue de la France. Simplement, ce que j'ai essayé de faire, c'est de convaincre nos partenaires que l'on ne pouvait pas trouver une solution sans eux. J'ai eu l'occasion déjà de rappeler comment les choses s'étaient passées depuis un an, depuis que j'essaie de m'occuper de ce drame. Dans un premier temps, nous avons tenté d'agir avec les Russes et les États-Unis ; cela a été la réunion de Washington au mois de mai, je crois, nous avons essayé de débloquer la situation ; réaction immédiate de nos partenaires européens : et pourquoi pas nous ? Cette réunion a été très mal ressentie par tous ceux qui n'y étaient pas. Il y avait les Russes, les Américains, il y avait les Français, les Espagnols et les Anglais. Les Allemands ont dit : et pourquoi pas nous ? Premier blocage, ceci révélant d'ailleurs à l'époque une absence de convergence au sein de l'Union européenne elle-même.
Deuxième étape, la France a essayé, et elle a joué un rôle décisif en la matière, de refaire une unité de vue au sein de l'Union européenne. Cela a pris du temps mais nous y sommes arrivés. Cela a été ce que l'on a appelé le "plan Kinkel-Juppé", excusez-moi de le dénommer ainsi, repris par l'ensemble de l'Union européenne au mois de novembre qui a fédéré les points de vues européens. C'est à ce moment-là que l'on s'est rendu compte qu'il n'était du pouvoir de personne de contraindre à vivre ensemble des communautés qui ne le voulaient plus. Nous ne pouvons pas nous substituer à la volonté des hommes et des femmes, c'est à eux de décider, ce n'est pas à nous. L'initiative européenne, sans les Russes ni les Américains : à Genève, lorsque nous avons réuni les trois acteurs de ce drame en présence des douze ministres de l'Union européenne, l'observateur russe était vraiment en retrait, de même d'ailleurs que l'observateur américain. Donc nous avions à ce moment-là une abstention des Russes et des Américains. Le résultat, c'est que cela n'avançait pas, parce que d'un côté, ceux qui estiment que les Russes protègent mieux leurs intérêts que d'autres, je veux parler des Serbes, ne se sentaient pas incités à coopérer, et que, d'un autre côté, ceux qui croyaient pouvoir compter plus particulièrement sur les Américains, je veux parler des Musulmans, ne se sentaient pas non plus incités à signer un accord de paix.
D'où le troisième temps de l'opération : essayons d'y aller tous ensemble. Les Américains, les Russes et les principaux Européens. Sans l'ensemble des Européens, cela n'a pas marché ; les Européens seuls, sans les Russes et les Américains, ça ne marche pas. Essayons d'y mettre les Américains, les Russes et les Européens ! Et c'est là que nous sommes arrivés, après les événements dramatiques du marché de Sarajevo. J'espère que cela va nous permettre d'avancer. J'ai manifesté quand même tout à l'heure mon souci devant une certaine dispersion des efforts actuels, il faut remettre de la cohérence dans tout ce qui se passe depuis trois semaines, c'est pour cela que j'appelle de mes vœux une réunion des Américains, des Russes et des Européens pour refaire la synthèse de tout ce qui est en train de se passer.
Alors je réponds plus précisément à vos questions. Est-ce que c'est le danger de l'engrenage ou la puissance de l'armée serbe qui a fait hésiter les puissances européennes ? Non, je ne le crois pas du tout. D'ailleurs je ne le crois pas du tout. D'ailleurs je ne suis pas de ceux qui surestiment la puissance de cette armée. Autour de Sarajevo, il n'y a pas de Serbes, il y a des canons serbes mais l'infanterie est musulmane, les moyens de l'armée serbe sont très en dessous de ce que l'on fait croire parfois. Ce qui les a peut-être fait tergiverser avant de prendre la résolution d'agir par la force, c'est de voir que tout le monde n'était pas décidé à le faire, c'est ensuite que les puissances qui ont des hommes au sol y ont regardé à deux fois. Peut-on vraiment reprocher au gouvernement français d'avoir bien réfléchi avant de prendre ce risque ? Je ne fais aucune critique à personne mais c'est plus facile d'être dans des avions que d'être sur le terrain, pas toujours, mais parfois. Nous, nous étions sur le terrain, nous étions aussi dans les avions d'ailleurs, puisque nous avons des avions, des bateaux, et des hommes sur le terrain.
C'est pour cela que nous avons hésité. Je dois dire que lorsque nous avons proposé au Premier ministre et au Président de la République le 6 février cette mesure de l'ultimatum, j'ai tenu à le faire en étroite liaison avec le ministre de la Défense, François Léotard, parce que c'est une responsabilité redoutable. Cela consistait pour la France à dire : oui, nous prenons le risque de mesures de rétorsions sur nos hommes qui sont dans la cuvette de Sarajevo. Je sais que dans beaucoup d'hebdomadaires, vous nous incitez depuis longtemps à frapper, et je suis également sûr que si la conséquence de notre frappe avait fait, quelques jours plus tard, la mort d'un seul ou de plusieurs soldats français, l'opinion publique se serait vite retournée. Nous avons pesé ce risque, nous l'avons pris à un moment où il paraissait pouvoir être pris.
Q. : Le risque est-il écarté ?
R. : Non, bien sûr que non, le risque n'est absolument pas écarté ! La situation reste confuse sur le terrain, de nouvelle violations du cessez-le-feu sont apparues dans la zone d'exclusion de Sarajevo. À Mostar, on continue à bombarder, Tuzla est bombardé, il y a des escarmouches dans les Krajina, à Bihac on se bat … le risque n'est pas du tout écarté. Il faut donc être à la fois extrêmement vigilant et maintenir la pression et la menace. Enfin, la deuxième question c'était l'appréciation du rapport de force militaire, je crois y avoir déjà répondu. Votre troisième question, c'était de me demander à partir de quel moment nous avions dit que le multi-confessionnalisme ou le multi ethnisme – n'entrons pas dans ce débat un peu vain – ne fonctionnait plus. Comment voulez-vous qu'après les massacres, les viols, les tueries qui se sont produits, on puisse absolument forcer Serbes, Musulmans et Croates à constituer une Bosnie-Herzégovine unitaire, "cantonalisée" si je puis dire où tout le monde vivrait dans la plus parfaite harmonie. On peut décider que cela doit se faire comme cela parce que les grands principes le décident. On peut dire, la morale internationale veut que la Bosnie-Herzégovine reste pluriconfessionnelle et pluriethnique mais ça ne marche pas. Aujourd'hui ça ne marche pas et donc nous sommes arrivés à cette idée que les trois communautés devaient disposer chacune d'un territoire. Je ne fais pas cela par esprit de système. Si elles viennent nous voir aujourd'hui en nous disant : très bien, nous sommes prêts à vivre ensemble, et nous revenons à cette conception de la Bosnie unitaire, je serai le premier à applaudir, je n'ai pas de schéma préétabli et je serai tenté de dire, même se cela vous paraît peu ambitieux, que le meilleur accord de paix, c'est l'accord de paix qui sera accepté par tout le monde.
Q. : Le partenariat pour la paix qui a été proposé par le Président Clinton et adopté par le Conseil atlantique est, de l'avis de son présentateur, un pas avant d'entrer dans l'Alliance. Là-dessus, les pays du groupe du Višegrad ont indiqué qu'ils souhaitaient être tout de suite admis dans l'Alliance. Mais M. Eltsine et M. Kozyrev ont déclaré qu'une adhésion sélective ou échelonnée n'était pas acceptable qu'il faudrait que tout le monde soit admis ou personne. Est-ce que l'Alliance atlantique considère que la position de Moscou sur cette affaire est une loi qu'elle doit respecter ?
R. : Je ne crois pas que le problème se soit posé en ces termes, nous n'avons pas cédé à des ouzakes russes. Le Sommet de l'Alliance atlantique qui s'est tenu le 10 et 11 janvier dernier a été un bon sommet. Il y a eu des sommets de l'Alliance moins bons par le passé, celui-ci a été bon pour toute une série de raisons : parce qu'il a permis de réaffirmer l'existence et l'actualité du lien transatlantique, parce qu'il a permis d'affirmer qu'au sein de l'Alliance, l'Europe avait vocation à affirmer sa propre identité de sécurité, avec une série de propositions d'origine américaine qui étaient tout à fait judicieuses et qui allaient dans le bon sens, et parce qu'il a permis d'apporter une première réponse à ce que j'appelais tout à l'heure " l'attente" des nouvelles démocratie d'Europe centrale et orientale et qui n'est pas simplement un appel de caractère économique. Ce n'est pas simplement entré dans le grand marché de l'Union européenne, il s'agit aussi de bénéficier des garanties de sécurité. Donc, ceci a été dans le bons sens et nous avons soutenu l'idée du partenariat pour la paix. Pourquoi ? L'alternative, c'était effectivement d'accepter tout de suite la Pologne, la Hongrie, quelques autres dans l'alliance. Le risque n'était pas la mauvaise humeur de M. Eltsine, le risque était concrètement de reconstituer deux blocs : de déplacer un peu vers l'Est la frontière qui, pendant tant d'années a opposé l'Est et l'Ouest. Je ne crois pas que ce soit une bonne méthode de donner à la Russie le sentiment qu'on la rejette dans son coin. La Russie est un grand pays, elle a aujourd'hui des difficultés, elle s'en sortira bien entendu, que nous aidons pour s'en sortir, et qui a un rôle jouer en Europe, on le voit dans les Balkans et en ex-Yougoslavie. Nous avons voulu éviter ce risque d'isolement, ce risque de perception en Russie d'un isolement, c'est la raison pour laquelle cette adhésion pleine et entière d'un certain nombre d'États à l'Alliance nous a paru prématurée.
Je voudrais aussi ajouter, je formulerai cela avec prudence pour ne choquer personne, il faut bien voir ce que veut dire l'adhésion à l'Alliance atlantique. C'est une charte, un traité plus exactement, un traité avec des articles, dont l'article cinq qui prévoit l'obligation d'assistance automatique vis-à-vis de tous les membre de l'Alliance en cas d'attaque, en cas d'agression. Alors, avons-nous suffisamment bien pesé ce que cela voulait dire avant d'élargir très rapidement et peut-être prématurément les contours de l'Alliance ? Il faut donc y aller progressivement, comme nous avons décidé de le faire, d'abord, en donnant un contenu concret au partenariat pour la paix. Cela ne doit pas être simplement une belle formule, cela doit être quelque chose de précis, et on y travaille à l'heure actuelle avec la pleine participation et le plein soutien de la France.
Et puis, essayons de voir, simultanément, sur quelles autres voies nous pouvons aussi avancer, et je suis convaincu en ce qui me concerne, c'est la proposition franco-allemande faite à Varsovie il y a quelques mois en novembre, que nous pouvons renforcer les liens entre ces pays et l'Union de l'Europe occidentale. Nous leur avons dit au Conseil européen de Copenhague, au mois de juin dernier : vous avez vocation à entrer dans l'Union européenne. Entrer dans l'Union européenne, ce n'est pas automatique, ni obligatoire, c'est aussi entrer dans l'UEO. Nous avons été très clairs sur ce point dans le traité de Maastricht. De même que la préparation à l'adhésion qui existe déjà, nous pensons que la préparation à l'entrée dans l'UEO doit se faire par un statut d'association. J'espère que la prochaine réunion de l'UEO en juillet prochain permettra de définir ce statut d'association renforcé qui sera proposé à ceux qui le voudront.
Voilà comme nous avons conçu la marche vers, je l'espère, ce qui sera un jour un progrès plus substantiel et une garantie meilleure.
Q. : (Sur le plan de l'UE pour l'ex-Yougoslavie)
R. : Je continue à penser que ce plan reste valable dans ses principes. Il n'est pas intangible bien entendu. Il peut être modifié sur tel ou tel point, mais je ne connais pas, à l'heure actuelle de plan global permettant d'aborder tous les aspects du conflit de l'ex-Yougoslavie autre que celui de l'Union européenne. Que dit-il en substance ? D'abord, il reconnaît l'accord institutionnel qui avait été passé entre les communautés musulmane, croate et serbe en septembre dernier, c'est-à-dire l'idée d'une confédération avec trois entités reliées entre elles de manière plus ou moins souple dans le cadre d'une Bosnie-Herzégovine qui gardait sa personnalité internationale et son siège aux Nations unies. Il prévoyait ensuite une répartition du territoire chiffré à 17,5 % pour les Croates, 33,3 % pour les Musulmans et les reste c'est-à-dire 49 % environ pour les Serbes. Il prévoyait également un statut de l'ONU sur le grand Sarajevo en attendant le règlement définitif des problèmes relatifs à cette ville, de même qu'un statut européen communautaire sur Mostar. Enfin, cela n'est pas réglé, mais il posait deux problèmes plus précis qui étaient celui de l'accès à la Save au nord et celui de l'accès à la mer au sud. Je voudrais rappeler que le 29 novembre, si je me souviens bien, à Genève, il a été, dans ses principes, accepté par les trois parties. Ce qui me fait dire qu'aujourd'hui, il reste encore une référence. Je n'ai pas d'ailleurs bien cerné ce qui, hier, dans l'accord de Washington a été mis au point sur le plan de la répartition territoriale. Est-ce que les 17,5 plus 33,3 ce qui fait 51 restent valables ou pas ? C'est au point qu'il serait nécessaire de préciser.
Je ne pense pas que l'accord croato-musulman, sous la réserve que je viens de dire, soit contradictoire avec cela. Il faut simplement voir maintenant si les deux peuvent s'agencer et c'est à partir de cela, sans doute, que nous devrions maintenant réintroduire de la cohérence là où le sujet a vu un peu de prolifération, et ceci doit se faire par une rencontre, comme je le disais, entre américains, russes et européens.
Q. : (Sur la situation des réfugiés bosniaques)
R. : La question des réfugiés est toujours, dans toute guerre, la plus difficile, la plus bouleversante, bien sûr, sur le plan humain. Il y a des centaines de milliers de réfugiés bosniaques à l'extérieur des frontières de la Bosnie comme il y a, excusez-moi de faire un parallèle qui n'en est pas un, ce sont deux sujets d'actualités aussi, des centaines de milliers de réfugiés palestiniens en dehors des territoires palestiniens. C'est vraisemblablement ce qu'il y a de plus douloureux à aborder. On ne peut le faire que dans le cadre d'un règlement de paix. C'est lorsque l'on sera mis véritablement autour de la table, qu'une solution aura été trouvée, quelle qu'elle soit, que ce soit celle d'une Bosnie unitaire, pourquoi pas, que ce soit celle d'une Bosnie en trois entités, comme elle figure dans le plan européen, que ce soit celle d'une Bosnie avec une confédération croato-musulmane et puis une partie serbe, si cela peut marcher, c'est à ce moment-là qu'il faudra, bien entendu, poser en principe que, sur les territoires de chaque communauté, les réfugiés qui ont été chassés puissent revenir et retrouver la terre sur laquelle ils ont toujours vécu. C'est à ce moment-là, je crois, que cette question grave pourra être réglée par l'ensemble des puissances qui garantiront la solution diplomatique que l'on aura trouvée.
Q. : (Sur l'élargissement de l'UE aux pays nordiques)
R. : Je voudrais rappeler que les pays scandinaves sont contributeurs nets, comme l'on dit dans le langage de l'Union européenne, c'est-à-dire qu'ils vont verser plus au budget de l'Union européenne qu'ils ne vont recevoir de la part de l'Union. Je ne dirais pas que c'est ce qui nous a convaincus de vous accueillir parmi nous, mais cela a été un des aspects de la discussion parfois, un peu sportive.
Q. : M. Kissinger a dit : "L'Europe, donnez-moi son numéro de téléphone ! Le traité de Maastricht permettra-a-t-il d'en donner un bientôt" ?
R. : Je dirais à M. Kissinger que l'Europe est une grande puissance puisqu'elle a quinze numéros de téléphone. Cela dit, ce serait évidemment une boutade. J'ai dit tout à l'heure que l'Europe, l'Union européenne, est d'ores et déjà la première puissance commerciale du monde, et on l'a bien vu lors de la négociation du GATT, lorsque les Douze sont capables de prendre une position commune, et de s'y tenir et de donner des instructions précises à ceux qui doivent négocier les intérêts de la Communauté et que cela marche, on est obligé d'en tenir compte et finalement on arrive à se mettre d'accord dans l'intérêt mutuel. Donc l'Europe, qui est une puissance commerciale, n'est pas, c'est vrai, aujourd'hui, n'est pas du tout une puissance militaire, elle n'a pas de système propre et, de ce fait, n'est pas une puissance politique à part entière. Il y a beaucoup à faire encore dans ce domaine. Je ne l'ai pas raconté parce qu'après tout, cela ne sert à rien de livrer ses états d'âmes, mais j'ai eu dans toute cette période un moment particulièrement difficile, c'est quand à Bruxelles, lors du Conseil des ministres de l'Union européenne, c'était le 6 février ou le 7 février, le lendemain du jour où la France avait fait sa proposition d'ultimatum de l'Alliance atlantique, j'ai tenté de convaincre nos onze autres partenaires. Cela a été extrêmement difficile, parce que la plupart d'entre eux m'ont dit "mais nous, on ne peut pas, il faut aller à l'Alliance, nous, on ne sait pas faire". Ce qui prouve qu'il nous manque quelque chose, et qu'il faut progresser dans cette voie. Cela impliquera beaucoup, d'effort, d'imagination, de ténacité aux cours des années qui viennent. Je ne vais pas prendre les choses par le petit bout de la lorgnette, peut-être en parlera-t-on d'ailleurs lors des prochaines élections européennes de juin prochain, mais il faut aussi, si on veut donner un numéro de téléphone, un visage à l'Union européenne, savoir qui la représente à l'extérieur qui peut parler avec le Président des États-Unis ? Avec le Président de la Russie ? Ce n'est pas quinze numéros de téléphone, c'est trois têtes, une troïka, un président de la commission.
Je pense qu'il faudra donner plus de visibilité, plus de pérennité à la Présidence du Conseil des ministres, du Conseil tout cours, du Conseil européen, parce que c'est lui qui incarne la légitimité européenne et qui peut témoigner de cette présence de l'Europe sur la scène internationale. C'est un des moyens, peut-être pas le plus en profondeur, mais le plus symbolique, de cet effort considérable qu'il nous reste à faire pour transformer une grande puissance commerciale en une réelle puissance économique et politique.
Q. : À quel stade en sommes-nous aujourd'hui de la récupération de l'Irak, très discrète, au niveau des Occidentaux et au niveau des pays du Golfe ?
R. : Je n'emploierai pas le mot que vous avez utilisé de "récupération". Je me bornerai à dire vis-à-vis de l'Irak, comme je l'ai dit d'ailleurs aux ambassadeurs arabes que j'avais réunis, il y a quelques mois, que la position de la France est très claire : Nous n'avons pas, vis-à-vis de l'Irak je reprends la formule que j'ai déjà utilisée, de "projet caché", il ne s'agit pas de déstabiliser tel régime, encore moins de démanteler telle puissance, il s'agit d'obtenir l'application exacte et intégrale des résolutions du Conseil de sécurité. C'est ce que nous essayons de dire avec beaucoup de persévérance à nos partenaires irakiens. Il y a des progrès : je considère pour ma part que c'est le cas avec l'acceptation par l'Irak de la résolution 715 du Conseil de sécurité sur le contrôle par les Nations unies de ses armes de destruction massive. Nous avons par ailleurs beaucoup progressé aussi dans les travaux de la commission spéciale chargée de vérifier ce qui se passe sur le terrain pour s'assurer du démantèlement des systèmes d'armes de destruction massive.
Nous allons maintenant nous engager dans une période probatoire de six mois, pour bien vérifier que l'Irak respecte ses engagements. La position de la France consiste à dire qu'il faudra tenir compte de cette évolution de l'Irak, pas à pas, mais en tenir compte. En tenir compte, cela veut dire notamment que, sur ce point précis, lorsque ces choses-là auront été vérifiées sur la durée, il faudra faire jouer le paragraphe 22 de la résolution 687 relatif à la levée de l'embargo pétrolier.
Mais il y aura d'autres résolutions qui ne sont pas satisfaites par l'Irak, en particulier la reconnaissance de l'inviolabilité de la frontière entre le Koweït et l'Irak. Il faut que l'Irak comprenne que c'est une condition sine qua non de sa réintégration dans la communauté internationale. Voilà dans quel esprit nous travaillons sur ce dossier irakien.
Q. : Sur l'ingérence humanitaire et ses conséquences ?
R. : Il faut bien distinguer. Dans "ingérence "humanitaire", il y a "humanitaire" et il y a "ingérence". Permettez-moi cette rapide analyse de texte. L'humanitaire, je suis pour, cela va de soi ! La France a un rôle à jouer et elle le joue. Même si nous médiatisons peut-être un peu moins les choses, nous utilisons, je crois très efficacement, les crédits d'action humanitaire qui sont mis à notre disposition. Je pense notamment à un pays qui a avec la France des relations très particulières, où nous avons beaucoup de choses à faire en matière humanitaire, qui est Haïti, malheureux pays déchiré depuis des années et des années dans lequel nous essayons de remettre en vigueur la démocratie.
Donc, oui, il y a l'humanitaire, mais transformer l'humanitaire en une sorte d'arme politique permettant à la France de donner des leçons de morale à tout le monde, je crois qu'il y a un pas à ne pas franchir. Je crois que l'ingérence doit être politique, si l'ingérence il doit y avoir. La diplomatie, c'est d'abord un geste, une démarche logique, une continuité politique et pas des "coups de cœur" humanitaires, quelles que soient les larmes que cela puisse tirer lorsque nous regardons les chaînes de télévision.