Déclarations et interview de M. Alain Juppé, ministre des affaires étrangères, les 3, 8 et 24 mars 1994, sur l'accord entre croates et musulmans en Bosnie Herzégovine.

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Déclarations du ministre des Affaires étrangères. M. Alain Juppé à l'issue de son entretien avec M. Mate Granic, ministre des Affaires étrangères de Croatie

J'ai accueilli M. Granic ce matin et je voudrais le remercier d'être passé par Paris à l'issue des discussions de Washington. Je sais qu'il vient de vivre quelques journées d'intense travail, et je suis d'autant plus sensible au geste qu'il a fait en venant ici.

M. Granic m'a expliqué ce qui s'était passé à Washington, le contenu et la philosophie générale de l'accord qui a été conclu entre Croates et Musulmans. Je lui ai confirmé que la France se réjouissait de cet accord, qui marque un progrès vers un règlement global de paix. Le rapprochement entre Croates et Musulmans est une bonne nouvelle et nous approuvons tout à fait la direction qui a été ainsi prise.

J'ai également indiqué à M. Granic que pour la France, il ne pouvait y avoir à l'évidence de règlement stable que dans la mesure où la communauté serbe serait associée à ce règlement et la nouvelle étape qui nous reste à franchir est donc maintenant d'élargir à ce processus de négociation aux Serbes de Bosnie.

Enfin, il me paraît nécessaire, tout en nous réjouissant du rôle joué par les Américains et les Russes depuis quelques semaines – que nous souhaitions, nous avons œuvré en ce sens – il me paraît nécessaire de rappeler que le règlement global implique une participation active des Américains, des Russes et des Européens. L'ex-Yougoslavie, c'est une vérité d'évidence, est en Europe. C'est également à l'évidence l'Union européenne qui participera de la manière la plus active à la reconstruction de cette région lorsque la paix aura été faite. Ce sont les pays européens qui au total ont le plus de soldats sur le terrain et, comme nous en sommes évidemment convenus avec M. Granic, c'est donc en étroite association avec l'Europe que ce processus peut maintenant continuer à avancer.

Q. : On dit qu'il y a eu des négociations hier avec le gouvernement turc et les autorités française à propos des députés kurdes qui risquent la mort…

R. : Il n'y a pas eu de négociations. Nous avons simplement indiqué que la France était très vigilante sur le respect des droits de l'homme et que nous souhaitons donc que les procédures judiciaires soient strictement respectées. Nous avons fait des démarches en ce sens.

Q. : Quelle est la réponse appropriée à la vocation ce matin de cessez-le-feu à Sarajevo ?

R. : Il appartient à ceux qui ont la responsabilité d'être les gardiens de ce cessez-le-feu, c'est-à-dire la FORPRONU, de déterminer les ripostes nécessaires. Pour nous, le dispositif aérien résultant de l'ultimatum de l'Alliance reste en vigueur. Donc, le commandement de la FORPRONU doit tirer les conséquences de la situation sur le terrain.

Q. : Mais pourquoi ne s'applique-t-il à Bihac par exemple, zone protégée ?

R. : Vous savez très bien que cet ultimatum s'applique à Sarajevo. À Bihac, zone protégée, ce qui s'applique, c'est la résolution 836 comme elle s'applique à Tuzla. Et donc, la force aérienne peut être mise en jeu si les conditions sont réunies. Nous souhaitons que ces résolutions soient strictement appliquées. Nous le demandons à ceux à qui la décision incombe, c'est-à-dire au Secrétariat général des Nations unies et à la FORPRONU sur le terrain.

Q. : Dans votre discours d'hier, vous sembliez regretter que la France ait été tenue à l'écart de ce qui s'est passé à Washington et ce matin vous semblez avoir des propos plus rassurants.

R. : Ah non, je n'ai du tout dit hier que je regrettais que la France soit tenue à l'écart, parce qu'elle n'a pas été tenue à l'écart. Vous savez, je trouve que vous avez dans toutes ces questions, des réactions instantanées. Qu'a voulu la France ? Dieu sait s'il a fallu se battre pour ça ! On a même eu parfois des déclarations un peu vigoureuses à la presse, vous vous en souvenez, au mois de janvier, quand Warren Christopher est venu à Paris. La France a voulu que les États-Unis, d'un côté, et les Russes, de l'autre, s'impliquent dans le processus diplomatique parce qu'il est évident qu'on ne sortira pas de la crise de l'ex-Yougoslavie s'il n'y a pas à la fois les Américains, les Européens, et les Russes. Je ne vais pas développer les raisons qui m'emmènent à cette conviction ; Nous avons obtenu cela, et donc moi, ça me satisfait pleinement, et j'ai été en étroite relation avec Warren Christopher, avec Andreï Kozyrev. Il y avait hier une mission française à Moscou, qui s'est rendue sur place. La présence de M. Granic, ici, le lendemain même de cet accord, le prouve. Donc, nous sommes tout à fait associés à ce qui se passe. Il faut à un moment ou à un autre, que je souhaite, pour ma part, le plus rapproché possible, que l'on recolle un peu les différents morceaux du puzzle et que les Américains, les Européens, les Russes se mettent d'accord sur le règlement global avec les trois parties concernées. C'est à cela que ce processus, qui est un peu bilatéral pour l'instant, doit aboutir et s'il aboutit, ça me conviendra parfaitement.

Je voudrais insister sur le dernier point qu'a évoqué M. Granic tout à l'heure. Nous souhaitons que cet accord puisse déboucher le plus rapidement possible sur une amélioration réelle sur le terrain, sur un cessez-le-feu réellement respecté, sur un acheminement réellement facilité des convois humanitaires, sur la libération des prisonniers, une suppression des camps qui subsistent, et donc un changement réel pour la population dans la zone croate et dans la zone musulmane.

 

Interview du ministre des Affaires étrangères M. Alain Juppé à l'issue de son entretien avec le Premier ministre de Bosnie, M. Silajdzic (Paris, 8 mars 1994)

Je viens d'avoir avec M. Silajdzic, le Premier ministre de Bosnie-Herzégovine une conversation très approfondie. Nous avons constaté que, depuis un mois, un véritable tournant avait été pris dans le conflit en ex-Yougoslavie. Un certain nombre de développements positifs sont en train de se produire. À Sarajevo, même si la vie n'est pas redevenue normale, les choses se sont sensiblement améliorées. La réouverture de l'aéroport de Tuzla que nous annoncions depuis longtemps est en train de se réaliser. Un cessez-le-feu a été conclu entre Croates et Musulmans qui est globalement respecté. Toutes ces évolutions sont positives, et nous nous en réjouissons comme nous nous sommes réjouis de l'accord croato-musulman qui peut constituer un pas supplémentaire vers la paix.

Nous avons aussi, vous le savez, beaucoup œuvré pour que la résolution 900 soit finalement adoptée par le Conseil de sécurité des Nations unies. Elle nous fournit maintenant la base juridique nécessaire, d'une part pour agir à Sarajevo et d'autre part, pour allonger la liste des zones de sécurité.

Cela dit, beaucoup reste à faire. J'ai insisté auprès de M. Silajdzic sur la nécessité de rouvrir le processus de négociation et de discussion avec les communautés intéressées par le conflit en ex-Yougoslavie. Il n'y aura pas de solution stable et durable si la communauté serbe n'est pas réimpliquées dans ce processus.

J'ai indiqué que la France est évidemment disponible pour aider, se tenir en étroit contact avec le gouvernement de Bosnie-Herzégovine.

Q. : Est-il exact que le Premier ministre ne veut pas envoyer de renfort à Sarajevo ?

R. : La position de la France est bien connue depuis maintenant plusieurs semaines, pour ne pas dire plusieurs mois. Toutes les autorités françaises considèrent que nous ne pouvons pas aller au-delà des effectifs déjà engagés. Nous sommes le premier contributeur en troupes et de loin ; c'est un effort important. Je pense que nous avons fait notre devoir.

 

Propos du ministre des Affaires étrangères, M. Alain Juppé, à l'issue de son entretien avec M. Jovanovic, ministre Yougoslave des Affaires étrangères (Paris, le 24 mars 1994)

Nous avons évoqué avec M. Jovanovic la situation dans l'ex-Yougoslavie. Nous avons eu un entretien très franc et très approfondi. J'ai en particulier évoqué les propositions du plan d'action de l'Union européenne, qui me semblent toujours pertinentes et équilibrées. Nous avons échangé nos points de vue sur les évolutions récentes de la situation, qui comporte des éléments positifs et également un certain nombre d'interrogations. Mais nous sommes convenus de rester en contact, de façon à exploiter toutes les chances de progrès et de paix qui pourraient se manifester dans les prochaines semaines ou dans les prochains mois.

Q. : Monsieur le Ministre, quelles sont ces interrogations ?

R. : Les interrogations, vous les connaissez : quid de la répartition territoriale entre les différentes communautés ? Quelle est la place réservée à la communauté serbe en Bosnie ? Comment les négociations bilatérales, qui ont impliqué jusqu'à présent essentiellement les Croates et les Musulmans, vont-elles s'étendre aux Serbes de Bosnie ? Et, pour déborder du cadre de la Bosnie, où en est-on de la situation avec les Krajinas ? Les discussions se déroulent en ce moment même à Zagreb sur ce point. Le plan de l'Union européenne, là aussi, avait prévu un règlement par étapes, commençant par un cessez-le-feu général et durable, par des mesures de confiance, notamment dans le rétablissement des communications de tous ordres, puis vers une solution politique. On en revient à cette démarche générale. Mais tout cela n'est pas encore réglé.

Q. : Est-ce que la visite de M. Jovanovic signifie que la République fédérale de Yougoslavie s'est refaite, si j'ose dire, une virginité diplomatique ?

R. : Ce n'est plus en ces termes que je poserais le problème. J'ai rappelé que la France avait avec le peuple serbe des relations anciennes, qui étaient des relations d'amitié. Elles ont été fortement secouées par les événements récents. Je dis très franchement, parce que cet entretien a été très franc, que des fautes, de notre point de vue, des erreurs ont été commises qui ont amené la France à prendre les initiatives qu'elle a prises. Cela dit, elle est toujours prête au dialogue parce que le règlement ne sera durable que s'il est global, et si la communauté serbe est partie prenante dans un cadre juste et équilibré.

(…)

Deux petits mots sur les tensions que vous aviez évoquées tout à l'heure en Bosnie, sur les incidents qui peuvent se produire. Il va de soi que la France les condamne avec beaucoup de vigueur d'où qu'ils viennent, et rappelle que le dispositif mis en place, par l'Alliance atlantique notamment, doit être utilisé si ce genre d'incidents se reproduisent. Nous sommes donc très attachés à Sarajevo, comme ailleurs, à tout ce qui a été acquis depuis maintenant quelques semaines, c'est-à-dire à un réel cessez-le-feu.

Deuxième remarque, s'agissant du Kosovo, la France a toujours combattu toute idée de séparatisme et elle estime que les Droits de l'homme, à l'heure actuelle, ne sont pas respectés de façon satisfaisante du Kosovo.