Texte intégral
Jouerons-nous une reprise ou une création ? Le rideau se lève sur le troisième millénaire. Et un jeune sur quatre a voté pour Tapie. Pour Tapie, ou contre les autres ? Les jeunes ont refusé il y a six mois le contrat d'insertion professionnelle. Est-ce le contrat qu'ils refusaient, ou l'insertion ? Ce que nous appelons la crise a résumé la jeunesse. Ils sont en droit de se demander : « la crise », par rapport à quoi ? Et la reprise, reprise de quoi ?
Aujourd'hui, nous savons que, plus qu'à une reprise après la crise, c'est un changement de civilisation qui est en jeu. Non pas le retour à un âge d'or, non pas la « reprise » d'un spectacle connu, mais du nouveau, une création nouvelle. Les Françaises et les Français, et avec eux la plupart des Occidentaux, ont déjà entamé ce changement, visible pour nombre de philosophes, sociologues, d'acteurs de la vie sociale et de l'économie. Nous passons, et c'est tant mieux, d'une civilisation de la croissance, quantitative à la recherche d'un progrès qualitatif, du « toujours plus » à un équilibre nouveau. Une sagesse nouvelle ?
« À l'échelle des siècles, la société de résignation qui avait cours jadis est toute proche de la société de consommation que nous connaissons aujourd'hui, écrivait Albert Costa de Beauregard dès le début des années 60 ! La croissance s'est retrouvée investie des fonctions d'autrefois dévolues au sacré : à elle de conjurer la violence et de prodiguer des espérances » Cette civilisation, en tant que principe de cohésion politique est moribonde. Que nous puissions retrouver un regain de croissance, tant mieux. Mais cette croissance ne pourra plus tenir lieu de projet social.
En un an, le gouvernement a redonné confiance dans l'État, il a maintenu la Sécurité sociale, y compris le régime des retraites. Il a répondu au besoin de sécurité et renforcé l'indépendance de la justice. Il a fait respecter la voix de la France et ses intérêts sur la scène internationale. Il a développé l'engagement des Français, à travers les privatisations, dans l'économie nationale. Et, qu'il me soit permis de le dire, il a fait entrer l'impératif écologique dans le champ des grandes décisions collectives. De sorte que les Français attendent de notre part avec beaucoup (trop ?) d'impatience d'autres initiatives porteuses d'avenir. Aujourd'hui que le confort des sondages s'est estompé, le gouvernement ne peut plus compter sur une tranquille adhésion nationale.
Un monde de rupture
Il n'est d'ailleurs pas de tranquillité dans un monde en rupture. Nous devons donner les signes de compréhension de ce changement, accomplir les actes qui l'accompagne et le faire avec équité. Les signes, tout d'abord. Les Françaises et les Français ont déjà abandonné le vieux monde des « trente glorieuses », mais sans vraiment le savoir, ni surtout sans avoir une vision claire du monde nouveau. À nous, gouvernements, de mettre les points sur les « i ».
Je crois qu'il faut cesser de parler de crise. Il faut reconnaître que le progrès technique ancien, celui de la reconstruction, de l'exode rural et de la croissance urbaine positive, celui qui créait massivement de nouveaux emplois et diffusait des revenus, celui de la voiture et de l'électro-ménager pour tous, ce progrès technique-là, celui de ce que nous avons appelé « la croissance », est, pour nos pays achevés. Celui qui s'annonce le multimédia, les « autoroutes de la communication » et de la connaissance, suscite un engouement forcément moindre et génère dans un premier temps moins d'emplois et moins de revenus. On peut mesurer la différence d'engouement populaire et, au-delà, la différence de civilisation.
Un philosophe mettait en garde contre « l'enivrement du progrès ». Mai 1968 et le mouvement hippie ne sont pas loin, mais au-delà du folklore, n'est-ce pas, au fond, la même chose que l'on pressent chez les Françaises et les Français d'aujourd'hui ? La société de consommation à elle seule ne porte aucune de ses valeurs capables de donner du sens à la vie. Un système de valeurs nouveau peut naître.
Spirituel, culturel, fait à la fois d'aspirations individuelles et de générosité, d'ardeur au travail et de goût du repos, de retour sur sol et d'ouverture, ce nouvel ensemble de valeurs n'est pas médiocre. Peut-être le définira-t-on, avec le recul de l'histoire, comme l'accomplissement de « l'honnête homme » cher aux philosophes, après deux siècles de progrès impressionnants mais qui ne répondent qu'à une des dimensions, physique mais non morale, de cet épanouissement. Quoi qu'il en soit, je crois que nous devons tenir un discours sur ce nouvel ensemble de valeurs, sur l'époque nouvelle qui peut naître, plutôt que sur une crise qui, à force de ne pas finir, finit par ne plus en être une.
Ensuite les actes. Deux sujets me semblent au cœur du changement vers l'époque nouvelle ; l'emploi et l'environnement. Sur l'emploi, le gouvernement mène une politique qui bientôt portera ses fruits. Nous devons, toutefois, éviter deux écueils : l'un sur le partage du travail et l'autre sur l'insertion des jeunes.
Sur le partage du travail, alors que la loi Giraud en prévoit la possibilité, nous avons laissé croire que nous y étions hostiles au motif qu'on ne sort pas d'une crise en travaillant moins. Le partage du travail est sans doute aussi difficile que nécessaire. Les Françaises et les Français aspirent à moins de tension, plus d'équilibre entre leur vie professionnelle et leur vie personnelle. Le système productif génère moins d'emplois et laisse de côté des millions d'exclus. Le partage du travail est donc un des éléments-clefs de la nouvelle époque, aussi bien par le refus du productivisme que par les vertus d'équilibre, d'ouverture et de générosité qu'il sous-entend. Ne pas confondre ce partage du travail avec un outil de résolution des problèmes à court terme est une chose, donner l'impression de l'exclure a priori d'une vision et d'une politique à long terme en est une autre.
Pour l'insertion des jeunes, certains ont cru laissé croire que notre solution n'était que la réduction du salaire minimal. Les vieilles angoisses de la loi d'airain des salaires, de l'exploitation des plus faibles par les plus forts ont réapparu violemment. Parler aux jeunes de la règle du jeu imposée dans une société rendue plus dure par la compétition mondiale s'est révélée inutile ; à ce jeu-là, ils ne veulent pas jouer. En revanche, nous pouvons donner plus d'ampleur aux pistes déjà ouvertes : emplois verts, emplois de proximité, emplois à temps partiel, mais aussi télétravail. Ces pistes peuvent dessiner un monde nouveau : à nous d'en faire prendre conscience.
L'environnement était source d'inquiétude pour les Français ; il est devenu l'un des rares sujets pour lesquels ils pensent que demain peut-être mieux qu'aujourd'hui. Le premier ministre a réservé une place significative aux investissements d'environnement dans le plan de relance. Aujourd'hui, nous pouvons aller plus loin et, sur des chantiers à la fois concrets et riches de symboles, montre que nous participons à la construction d'un monde nouveau, plus solidaire et plus durable. La voiture propre me paraît être un des plus opportuns de ces chantiers. Mais aussi donner une vraie place aux transports par le rail. Ce seront là des contributions au débat courageux sur l'aménagement du territoire, à la condition qu'il aboutisse à une autre gestion des villes et des campagnes.
J'ai évoqué plus haut l'équité. En ce moment où la vie matérielle est difficile pour beaucoup de familles, l'injustice qui s'attache au bruit, à la pollution, à la dégradation du paysage peut devenir insupportable. Autrefois, dans les « manifs », on criait : « la bagnole, ça pue, ça pollue et ça rend c… » On ne l'entend plus, pas plus que les vieilles lunes de la croissance zéro et du Club de Rome, angoisses d'une génération gavée. Mais toute « bonne élève » qu'elle s'est crue elle-même, la génération de la crise recherche autre chose que l'insertion dans une société de vitesse, de consommation et d'exclusion que ses parents, après la secousse de 1968, avaient finalement acceptée. Cette recherche est moins vaine, plus constructive, plus mûre que celle de Mai. Elle est une grande chance pour notre pays, qui peut prendre la tête de cette mutation à l'échelle européenne, à condition que nous sachions l'encourager, lui donner des pistes, la révéler à elle-même. À l'État, respecté parce qu'il redevient respectable, il appartient de montrer la voie.