Déclaration de MM. Jean-François Trogrlic, secrétaire national de la CFDT, et Louis Viannet, secrétaire général de la CGT, dans Après-demain de juin 1994, sur le rôle et l'évolution de l'OIT, intitulés "Vers le 21ème siècle" et "le juste et l'injuste ne résultent pas de la nature, mais de la loi".

Prononcé le 1er juin 1994

Intervenant(s) : 

Circonstance : 81ème conférence internationale du travail, à Genève

Média : Après demain

Texte intégral

CFDT

Jean-François Trogrlic

Vers le 21e siècle

La 81e conférence de l'OIT qui se tiendra en juin à Genève sera donc exceptionnelle à plus d'un titre. Fêter son 75e anniversaire pour une organisation internationale est déjà un événement en soi.

Le groupe travailleur du Conseil d'administration a voulu marquer cet événement en produisant un texte important intitulé "l'OIT vers le 21e siècle" que la CFDT partage totalement.

Pour notre part, nous tenons à insister ici sur le travail normatif de l'OIT. Nous ne négligeons pas ses autres fonctions et nous sommes très attentifs au rôle qu'elle joue dans la défense des droits de l'homme et plus particulièrement des libertés syndicales. Nous soutenons toutes les initiatives qu'elle peut prendre pour la défense et la promotion de l'emploi, et son irremplaçable action en matière de coopération.

Faut-il ou non continuer à produire des normes ? Si oui, ne faut-il pas en réduire les contraintes sous prétexte que tous les pays, quel que soit leur niveau de développement puissent les appliquer ?

De nouvelles normes…

Il faut continuer à élaborer des normes. Le monde dans lequel nous vivons n'est pas figé ; de nouvelles formes de travail, de nouvelles techniques s'imposent aux travailleurs. Cette année sera débattu en seconde lecture un projet de convention relatif au travail à temps partiel. Ce mode d'organisation de travail est aujourd'hui de plus en plus mis en place par les employeurs et favorisé par les gouvernements qui y voient un moyen parmi d'autres de lutter contre le chômage. Nous n'y sommes pas hostiles à condition qu'il soit librement choisi et qu'il s'entoure de garanties pour ceux qui demanderont à en bénéficier. On pourrait citer d'autres exemples comme le travail à domicile ou le télétraitement. D'autres sujets liés à la protection privée des travailleurs : utilisation des données personnelles, techniques de recrutement, discriminations liées au Sida ; autant de sujets qui mériteraient une réglementation internationale.

Évidemment, certaines normes sont déjà anciennes et méritent sans doute d'être examinées. Si cela veut dire qu'il convient d'adapter ces normes pour les rendre plus pertinentes, nous ne pouvons qu'être d'accord. Si, au contraire, cette volonté de révision cache en réalité une volonté d'affaiblir ces normes, voire de les faire disparaître, les travailleurs ne pourront que s'y opposer, ce qui n'est l'intérêt de personne. Cette volonté d'adaptation ne doit pas être non plus pour notre pays un prétexte pour ne pas ratifier les nouveaux textes. En adoptant la convention 171 sur le travail de nuit, la Conférence entendait réviser la convention 89 et surtout étendre les garanties à tous les travailleurs, quel que soit leur sexe. La France a dénoncé la convention 89 que la Cour de Justice de Luxembourg considérait à juste titre contraire au principe d'égalité entre les sexes. Mais depuis cette dénonciation, la nouvelle convention n'a pas été ratifiée par la France ce qui est fort dommageable.

… Applicables partout

Avant la chute du mur de Berlin, l'ensemble de l'OIT, tous groupes confondus, a lutté contre l'idée que les normes devraient s'appliquer différemment selon les pays en raison de leur système économique et social. Aujourd'hui que l'antagonisme n'existe plus en l'Est et l'Ouest, cette idée réapparaît sous des prétextes différents : les particularismes régionaux ou culturels ou les niveaux de développement.

Cette nouvelle approche n'est pas plus acceptable que la précédente. La liberté syndicale est-elle moins importante à Singapour qu'à Paris, lu liberté de négociation moins à Séoul qu'à Genève, par exemple.

L'universalité des normes est donc plus que jamais à l'ordre du jour. L'OIT ne doit pas se contenter de les adopter, mais doit également convaincre, travailler avec les États pour que ceux-ci les appliquent, sinon toutes, tout du moins les plus fondamentales.

De ce point de vue, les pays industrialisés ne sont pas exempts de critiques. La France s'enorgueillit, à juste titre, d'être – après l'Espagne – le deuxième pays par le nombre de conventions ratifiées. Mais si l'on regarde de plus près l'on constate qu'elle n'a ratifié aucune des conventions adoptées ces dix dernières années, alors qu'elle a voté en leur faveur à Genève. Notre pays, comme les autres pays industrialisés et notamment européens, doit donner l'exemple si nous voulons convaincre les pays plus réticents.

La clause sociale

La négociation du GATT, qui vient de s'achever, a remis en avant la nécessité de la clause sociale qui devra être incluse dans les futures négociations relatives à l'OMC. Four le mouvement syndical et tout particulièrement la CFDT, il ne s'agit pas d'introduire une nouvelle arme protectionniste dans les échanges internationaux, mais de promouvoir un minimum de droits sociaux devant s'appliquer partout. Les politiques non équitables de travail favorisent de fait les pressions protectionnistes qu'il faut réduire.

Cette clause sociale devra être définie clairement, comporter des principes fondamentaux et prévoir un mécanisme de contrôle, clair pour tout le monde et reposant sur la concertation entre les parties concernées. L'OIT est doublement concernée. Le contenu de la clause ferait référence aux conventions les plus pertinentes : on a cité la liberté syndicale, la liberté de négociation, l'interdiction du travail des enfants et du travail forcé, le refus de toute discrimination. L'OIT pourrait aussi être l'organisme de contrôle et d'aide aux gouvernements pour la mise en œuvre.

Ces enjeux, parmi d'autres, sont encore une fois cruciaux pour l'OIT qui s'interroge, à juste titre, sur son avenir. Pour les travailleurs, elle reste un instrument pertinent et indispensable. Il convient cependant, en ne cédant rien sur ce qui fonde l'essentiel de sa raison d'être, de réfléchir à son adaptation pour qu'elle remplisse les objectifs initiaux plus que jamais d'actualité.


CGT

Louis Viannet

"Le juste et l'injuste ne résultent pas de la nature, mais de la loi"

L'une des caractéristiques de notre époque, c'est qu'après s'être arrachée tant bien que mal au déterminisme des dogmes qui freinait la conquête du bonheur, l'humanité tend à se soumettre désormais à quelques "gourous" qui ont nom : économie, solvabilité, rentabilité.

"Le veau d'or est toujours debout", c'est lui qui prétend légiférer sur tout et la déréglementation dans tous les domaines n'est qu'un moyen de construire la nouvelle loi : celle de l'injustice.

Face à cela, les peuples n'ont pas d'autre choix que celui de résister ou de se soumettre en sachant que les exigences du vainqueur sont infinies, toujours plus lourdes. Les conséquences de l'intervention du FMI dans les affaires intérieures des pays et notamment des pays sous-développés est une illustration de cette affirmation.

Le monde change, certes, mais change-t-il comme nous le voulons ou change-t-il comme nous l'impose une minorité que le bonheur de l'humanité ne préoccupe guère ?

Résister à cette dérive est la seule solution ; exiger par la lutte des lois qui rééquilibrent entre le juste et l'injuste est le seul moyen qu'ont les faibles de ne pas compter pour rien dans l'évolution du monde.

Et l'OIT dont nous célébrons le 75e anniversaire, est un de ces moyens dont les hommes se sont dotés pour faire progresser le droit du travail dans une économie mondialisée non seulement dans les principes qu'elle définit mais encore dans l'extension au maximum de pays du monde de l'application de ces principes.

Et c'est justement dans cette période où l'aggravation de la crise rend encore plus fragile la situation des travailleurs dans le monde entier que se développent de nombreuses offensives pour que l'OIT s'adapte et accompagne les stratégies de l'ultra-libéralisme dans la déréglementation du droit du travail.

C'est ainsi que les gouvernements, en regroupant les activités économiques dans des systèmes intégrés, type CEE ou ALENA tendent à remettre en cause la mission de l'OIT.

Quant au patronat lui-même, il conduit une action opiniâtre pour déstabiliser les définitions habituelles du BIT dans le sens de la flexibilité (formule "travail de valeur égale", référence au seul horaire hebdomadaire, obligations de justifier des exclusions, etc.).

Enfin évacuer la négociation collective et l'intervention des syndicats est devenu un objectif du patronat et des gouvernements qui préconisent la négociation d'un certain nombre de garanties directement entre l'employeur et les salariés. Un certain référendum récent en France prend des allures de précurseur.

Lorsque les entreprises transnationales peuvent déplacer sans entrave des capitaux à l'échelle des budgets d'État, délocaliser les activités, mettre en concurrence les travailleurs entre pays de niveaux très différents, l'existence de normes internationales imposées par une communauté représentative des intérêts de chacun est plus que jamais nécessaire.