Interview de M. Michel Rocard, député européen, sénateur et membre du bureau national du PS, dans "L'événement du jeudi" du 10 septembre 1998, sur sa carrière politique, notamment en tant que Premier ministre, sa popularité et ses regrets et ses ambitions.

Prononcé le

Intervenant(s) : 

Média : L'évènement du jeudi

Texte intégral

Michel Rocard : Vous voulez faire quoi, au juste ?

Justine Lévy : Eh bien, cela s'appelle « L'Evénement va plus loin » Donc j'aimerais... aller plus loin avec vous.

Michel Rocard : Ah!

Justine Lévy : Parce qu'on ne vous entend plus.

Michel Rocard : Ça peut être un choix de ma part... Vous savez que je suis député européen et c'est très surprenant, la totalité de la presse française est profondément indifférente à l'Europe et n'en parle jamais.

Justine Lévy : Ça doit forcément vous embêter un peu ?

Michel Rocard : Non. Ça me va très bien, ça permet de travailler en paix De toute façon, le fait que certains hommes politiques se laissent traiter comme des stars, c'est contre-indiqué et contre performant, ça casse les repères. Nous vivons une période d'indifférence, mais aussi de méfiance de l'essentiel de l'opinion publique française devant ses responsables politiques.

Justine Lévy : Et vous la trouvez justifiée, cette méfiance ?

Michel Rocard : Je trouve que les responsables politiques français son plutôt pas plus mauvais que les autres, et souvent un peu meilleurs. Il y a donc la un malentendu qui ne prend pas sa source directement dans le politique mais dans des chose plus graves.

Justine Lévy : Lesquelles ?

Michel Rocard : Le chômage, par exemple, qui crée une vraie inquiétude.

Justine Lévy : C'est plutôt normal que cette inquiétude se reporte sur le politiques, non ?

Michel Rocard : Non. C'est une théorie économique qui est en cause. La réponse au chômage est encore dans les laboratoires de recherches macroéconomiques. L’inquiétude des Français ferait mieux de se reporter sur la longue liste des prix Nobel d'économie qui nous ont engagés dans ce monétarisme malthusien. Vous savez, les politiques font ce qu'ils peuvent. C'est un peu analogue au sida : tant qu'on n'a pas le vaccin, on bricole, on fait un peu de prévention, de limitation de la casse, d'accompagnement de la souffrance. Rien de tout cela ne justifie l'hyper-starisation des politiques.

Justine Lévy : Vous-même, vous l'avez alimentée, cette starisation, non ?

Michel Rocard : Je l'ai alimentée du moins que j'ai pu. La plupart des éléments de ma vie qui ont provoqué des grands chocs à la hausse dans les sondages sont des événements et pas des discours. Sauf une fois : mon commentaire le soir de la défaite des législatives de 1978. Là, j'avais eu le bonheur d'un ton juste. Beaucoup de Français y ont été sensibles.

Justine Lévy : Vous regardez votre marionnette aux « Guignols de l’info » ?

Michel Rocard : Non, je n'ai pas le temps... Ils passent toujours à des heures où je ne suis pas encore rentré.

Justine Lévy : Vous ne l'avez jamais vue ?

Michel Rocard : Si, deux ou trois fois, toujours un peu par accident, et puis c'est repris parfois le dimanche...

Justine Lévy : Suffisamment, tout de même, pour en penser quelque chose ?

Michel Rocard : Je pense que la liberté de la presse est grande... Je crois être de ceux, entre le « Bébête show » et les « Guignols de l'info », que le traitement particulier infligé par ces talentueux... auteurs n'ont pas trop desservi. Mais c'est un jugement égoïste. On ne peut pas demander à la fois à une société de respecter ses responsables et de les traiter comme ça : c'est une contradiction dans les termes. Si nous étions dans une société profondément croyante, ou l'autorité suprême en matière de « dit », de morale, de choix des chefs relevait de la religion et des prêtres, on pourrait s'amuser avec l'étage en dessous. Mais on n'en est plus là. La demande faite au politique, elle est maintenant de dire le sens.

Justine Lévy : C'est le mot à la mode...

Michel Rocard : Oui, et j'y résiste tant que je peux. Mais bon, cette demande est là, et elle incorpore un peu de sacré dans la politique. Et si on plaisante avec le sacré, c'est qu'il n'est plus sacré. Et donc que quelque chose est cassé. « Les Guignols de l’info » et « Le Bébête show » ne sont pas les seuls en cause, c'est plutôt rigolo, mais tout questionnement journalistique est un questionnement de suspicion... Je trouve que ce voyeurisme est très malsain. Parce que, faire une réforme fiscale, équilibrer un budget, négocier en Nouvelle-Calédonie, équilibrer la Sécurité sociale, ce sont des choses difficiles, qui prennent du temps. Et le drame de vos confrères, c'est qu'ils n'ont pas toujours le sens de la durée. Il vous faut toujours de l'événement, de l’événement ! Et nous on fait de l'arboriculture...

Justine Lévy : Pourquoi la droite vous a-t-elle toujours tant aimé ?

Michel Rocard : Je suis d'une irréductible hostilité à toute forme de sectarisme. Je considère que pour qu'une démocratie marche bien, il faut aussi que les rapports entre la majorité et l'opposition soient convenables, et qu'on s'écoute. J'ajoute que je suis un des rares, à gauche, à penser qu'il peut y avoir de bonnes idées dans l'autre camp.

Justine Lévy : C'est parce que Chirac et vous étiez amis à Sciences-Po que vous dites cela ?

Michel Rocard : On a fait nos études ensemble, oui, mais ça arrive à beaucoup de monde...

Justine Lévy : Vous vous voyez toujours ?

Michel Rocard : Non. A cause de vous, la presse. J'aurais plaisir à retrouver mes camarades de promotion et à faire des banquets d'anciens combattants. Ce serait sympathique. Mais ce serait commenté avec des arrière-pensées politiques. Donc nous ne le faisons pas et nous ne le pouvons pas.

Justine Lévy : Quelle est, tout de même, la première image de Jacques Chirac dont vous vous souvenez ?

Michel Rocard : C'était un grand gaillard, beau gosse, qui arpentait le hall de Sciences-Po à grandes enjambées et qui trouvait que les étudiants socialistes étaient bien réactionnaires pour lui.

Justine Lévy : Et Jospin ?

Michel Rocard : Comment ça, Jospin ?

Justine Lévy : Je ne sais pas... Est-ce que vous lui en voulez ?

Michel Rocard : Absolument pas ! Il est mon ami !

Justine Lévy : Vous n'avez pas l'impression qu'il a pris votre rôle ?

Michel Rocard : J'ai été Premier ministre trois ans ! Cela n'est pas arrivé à tout le monde !

Justine Lévy : Oui, mais bon, tout de même, pardon, mais la cohabitation Chirac-Jospin...

Michel Rocard : Lionel Jospin a en effet la chance que, au moins dans cette cohabitation-là, les rapports du président de la République et du Premier ministre ne sont pas accompagnés de déloyauté permanente. C'est un facteur positif important.

Justine Lévy : Jospin vous téléphone ? Il vous demande des conseils ? Vous lui en donnez ?

Michel Rocard : Lionel ? Nous nous voyons de temps en temps, mais il est fort occupé, moi aussi, et puis il a tout ce qu'il faut de conseillers autour de lui. Mais je pense continuer à faire partie des gens dont l'avis peut lui importer éventuellement.

Justine Lévy : Pourquoi n'avez-vous pas été candidat en 1981, alors que votre cote de popularité était énorme ?

Michel Rocard : Parce que ce n'est pas dans la cote de popularité de l'opinion que cela se joue, mais dans un parti. Sachez qu'on peut avoir des sympathies dans l'opinion, les sympathies ne font pas un vote.

Justine Lévy : Pardon si cette question vous semble un peu abrupte, mais n'avez-vous pas l'impression d'être passé à côté du premier rôle ?

Michel Rocard : Mademoiselle, un Premier ministre de France qui tient trois ans, qui assainit le déficit public, qui fait la paix en Nouvelle-Calédonie, qui amorce le renouveau de l’Etat et du service public, j'en passe et des meilleures, peut se considérer comme ayant, pardonnez-moi, c'est un peu arrogant mais tout de même, bien servi son pays et de manière satisfaisante. C'est déjà une responsabilité considérable ! L'Histoire a tourné de manière telle que je n'ai pas couvert la suite. Mais ça va bien comme ça, merci. Je finis mes jours tranquille.

Justine Lévy : Vous avez renoncé à être un jour président ?

Michel Rocard : A l'âge que j'ai, ça me parait sage.

Justine Lévy : Avez-vous toujours su que Mitterrand, au fond, vous haïssait ?

Michel Rocard : Votre question est mal formulée. La haine n'est pas le registre. Nous avions des visions très différentes de la société française et de la manière de faire la politique. Ça remonte à très longtemps, puisque notre désaccord flagrant et conflictuel date de la guerre d'Algérie. Donc, les choses sont claires ! On est dans le désaccord politique permanent, n'ajoutez pas la haine, ça ne sert à rien !

Justine Lévy : Est-ce que vous diriez, aujourd'hui, que votre carrière politique a été sabotée par François Mitterrand ?

Michel Rocard : Nous sommes dans des rôles faux, là. Je ne suis pas commentateur, je suis un acteur, et mon boulot n'est pas d'influer le commentaire, ni de commenter moi-même. Trop de mes collègues le font et je trouve ça mauvais pour la clarté des rôles dans la démocratie, donc mauvais pour la démocratie. Mais bon, encore une fois, tenir trois ans comme Premier ministre dans des conditions de relative hostilité ou de méfiance avec le président de la République, c'est tout de même quelque chose qui ressemble un peu à un exploit ! C'est le point fort d'une carrière politique que je continue au niveau européen - plus avec un pouvoir d'influence qu'avec un pouvoir de décision formelle, mais ça n'est pas moins important. Alors on peut parler de sabotage si vous voulez, je vous laisse la responsabilité du mot, pour moi, c'est une bifurcation.

Justine Lévy : Quels sont, selon vous, les actes manqués de votre carrière ?

Michel Rocard : Vous faites référence à une terminologie freudienne sur des choses petites et micro. Alors que je suis plutôt engagé à...

Justine Lévy : Bon, alors, les erreurs colossales, majeures ?

Michel Rocard : Il y en a deux. C'est d'abord, après Mai 68, d'avoir cru que cette sensibilité, non pas révolutionnaire - personne ne pensait à changer le système de pouvoir - mais innovante, poétique, et, en tout cas, destructrice, « déconformiste », anti-hiérarchique, pouvait devenir une matière première politique et une force organisée. C'était manifestement une faute. Et c'est ce qui a fait que je ne suis revenu chez moi, dans mon parti d'origine, le Parti socialiste, qu'en 1974, c'est-à-dire trop tard pour que, dans l'équilibre des forces avec les amis de François Mitterrand, le jeu soit plus égal. Mon autre erreur majeure, c'est probablement d'avoir pris la responsabilité suprême du Parti socialiste en 1993, après les élections, alors que je savais fort bien que je n'y étais point de sensibilité majoritaire. Ça n'a pas résisté aux difficiles résultats de la liste européenne de 1994, et c'est ça qui a condamné ma candidature éventuelle à la présidence de la République.

Justine Lévy : Et est-ce qu'il y a une prise de position, ou un discours, que vous regrettez aujourd’hui ?

Michel Rocard : Il y a des choses que j'ai payées très cher. Je vais vous en raconter une. J'y ai perdu 7 ou 8 points de sondage. Toute la France a titré que je n'étais pas sérieux. Or, je suis profondément convaincu, encore aujourd'hui, que j'avais totalement raison. Il s'agit de la Pologne. Quand Jaruzelski déclare l'état de guerre, on a une menace d'invasion de l'armée Rouge en Pologne, en tout cas une reprise en main par l'armée polonaise, avec danger pour les libertés publiques... On se demande ce qu'il conviendrait de faire. Un certain nombre de gens pensent que le communisme est trop gros, trop dangereux pour qu'on y puisse quoi que ce soit. Mais moi je dis : « Pas du tout, je ne pense pas que l'armée Rouge envahira la Pologne. Mais, si elle le faisait, il faudrait interrompre l'aide financière, interrompre toute coopération, probablement, rompre les relations diplomatiques, mais aussi se préparer à envoyer notre marine, en hissant le drapeau blanc au besoin, sans obus dans les canons, mais aller ramasser des gens qui fuiraient éventuellement par voie de mer. » Bref, je dis ça.

«Pour moi, rien ne justifie la starisation des hommes politiques »

Justine Lévy : Et alors ?

Michel Rocard : Alors, cela a été un assassinat général. Michel Poniatowski parle de Bibi Fricotin amiral. Je me fais insulter par Claude Cheysson et par quelques autres dirigeants socialistes. Je me fais renvoyer dans mes buts par l'essentiel de la presse. Si je vous raconte cette histoire maintenant, sachant que tout le monde s'est moqué de moi, que j'y ai perdu une autorité formidable...

Justine Lévy : Vous exagérez!

Michel Rocard : Si, si. J'ai payé ça d'un affaiblissement d'un an et demi : Rocard n'est pas sérieux, on ne peut pas faire confiance à ce type... Mais bon : ça va vous surprendre, je n'ai aucun regret !

Justine Lévy : Vous la pratiquez peu, vous, la langue de bois.

Michel Rocard : Oui, et c'est peut-être pour ça que je ne suis pas président de la République. Le métier politique est beaucoup trop risqué pour qu'on ne soit pas ultra-prudent.

Justine Lévy : Bien. La parité ?

Michel Rocard : Je crois que c'est une nécessité, mais moi je ne l'aurais pas mise dans la Constitution. Cela dit, j'ai été le premier à fabriquer et à conduire une liste pour le Parlement européen où il y avait un homme et une femme, un homme et une femme.

Justine Lévy : Quand Gisèle Halimi dit que...

Michel Rocard : Ne personnalisons pas ! Le combat pour une amélioration du statut relatif et du niveau de dignité des femmes la société est très ancien, très multiple, beaucoup de monde l'a conduit. Cela dit, j'ai parfois trouvé le mouvement féministe un peu excessif. Et sans citer de nom - surtout pas celui-là, parce que je ne crois pas qu'il soit en cause -, dès que les revendications ou la manière de piloter s'apparentent à la guerre des sexes, moi je décroche !

Justine Lévy : Etes-vous allé à la finale de la Coupe du monde ?

Michel Rocard : Pas à la finale, mais je suis allé au match France-Paraguay. Très beau match. Le jour de la finale, j'étais à Bruxelles. Je l'ai regardée sur grand écran.

Justine Lévy : Votre joueur préféré ?

Michel Rocard : C'est Christian Karembeu. Parce qu'il est kanak : il symbolise ce peuple kanak qui s'est senti menacé d'une disparition historique. Je pense avoir contribué à améliorer son destin et le fait qu'il y ait un Kanak dans l'équipe de France, pour moi, c'est magnifique !

Justine Lévy : Est-ce que vous êtes ému quand vous entendez la Marseillaise ?

Michel Rocard : Oui plutôt, oui. Je suis très fier de mon pays. Mais je n'ai rien de nationaliste. Vous connaissez ce mot : le patriotisme, c'est l'amour des siens, le nationalisme, c'est la haine des autres... Je crois cela profondément vrai. Alors, du coup, j'aime beaucoup la Marseillaise, mais ça dépend un peu des conditions dans lesquelles elle est chantée.

Justine Lévy : Vous avez déjà chanté l’Internationale ?

Michel Rocard : L’Internationale ? Toute ma jeunesse !