Texte intégral
Messieurs,
Lorsque Ernest RENAN, au lendemain de la guerre de 1870, écrivit l'essai célèbre « La réforme intellectuelle et morale de la France », il plaça au premier rang des exigences de cette réforme le système d'instruction qui était selon lui, au moins autant que d'autres facteurs, responsable des malheurs dans lesquels était plongé notre pays. Je le cite :
« Dans la lutte qui vient de finir, l'infériorité de la France a surtout été intellectuelle ; ce qui nous a manqué, ce n'est pas le cœur, c'est la tête. L'instruction publique est un sujet d'importance capitale ; l'intelligence française s'est affaiblie ; il faut la fortifier. »
Il n'était pas le seul à penser ainsi. Au même moment, Émile BOUTMY s'apprêtait à fonder l'École libre des Sciences politiques et tout un même mouvement, en France, allait vers l'idée que tout part de l'éducation : « ... refaire des hommes, c'est-à-dire refaire dans les hommes le culte des choses élevées et le goût des choses difficiles » disait BOUTMY le 25 février 1871.
De RENAN et BOUTMY à TAINE et à GUIZOT, les meilleurs esprits du moment avaient bien compris que la formation des hommes était la clef de la réussite – « tout se joue dans les commencements » dira Paul VALÉRY dans La crise de l'esprit.
Voilà bien le défi qui nous réunit, ici et aujourd'hui. De la qualité de la formation des hommes dépend l'efficacité de nos forces, l'exécution des missions des Armées, la place de l'institution militaire dans la Nation, la confiance que celle-ci peut lui accorder.
C'est tout cela qui nous réunit aujourd'hui, au moment où nous nous rencontrons, ici à Tours, dans cette belle ville universitaire où souffle l'esprit et la tradition des études de la Renaissance.
En abordant cette question de la formation comme impératif majeur pour nos Armées, je rappellerai d'abord l'existant en soulignant les bases mêmes de l'action remarquable que mène notre Défense pour instruire, pour former, pour éduquer ses personnels (1). Je voudrais ensuite, démontrer notre volonté patiente mais tenace d'adapter un système qui a fait ses preuves (2). Nous devrons, enfin, prendre conscience de ce défi formidable sans nous masquer les difficultés qui demeurent (3).
1. – Définir la formation, Messieurs. Question des plus difficiles, à la vérité. Si l'on peut dire à l'enfant « écoute, retiens et croîs » il nous faut proposer à l'homme « vois, compare et juge ». La formation délivrée dans les écoles et les organismes de la défense est, d'abord, un élément déterminant du recrutement et de l'attrait des carrières : délivrer et améliorer les connaissances, affermir le caractère, permettre aux hommes et aux femmes de tenir les emplois auxquels ils sont destinés.
Le plus important pour un soldat, c'est le comportement. Ce mot englobe le caractère, l'attitude face aux circonstances, la façon d'être de l'homme lui-même dont la fonction est d'affronter la crise ou la guerre.
C'est pourquoi nous nous adressons à tous les aspects de la personnalité ; nous faisons une part importante à la formation morale : l'éducation est un très beau mot qui nous vient de l'Antiquité romaine ; educare signifie, en latin, élever au-dessus de sa condition originelle – « sortir de ». De sa qualité, dépend celle des comportements individuels et collectifs. De sa réussite, dépend la cohésion indispensable de nos forces armées et de l'ensemble des personnels, civils et militaires, de la Défense.
Dans ce domaine, la culture générale, au premier rang desquels se situe cette discipline d'exception qu'est l'histoire doit favoriser l'ouverture d'esprit. Elle est l'école du commandement de soi, qui fait que l'on ne commande bien les autres qu'en ayant contrôlé soi-même ses propres connaissances, développé soi-même sa propre culture. Cela suppose un véritable et continuel enrichissement de l'esprit par la lecture, la curiosité, l'avidité d'apprendre.
C'est dans cet esprit, que j'ai demandé que soient étudiées les conditions propres à créer une grande bibliothèque militaire dans laquelle, au fil des ans, seraient regroupés les ouvrages les plus anciens et les plus originaux, les plus récents aussi, relatifs à ce que l'on appelle « l'art de la guerre », expression d'hier mais qui regroupe aujourd'hui beaucoup de disciplines différentes – y compris dans les sciences humaines – autour de ce que l'on pourrait appeler la polémologie.
Culture générale donc en premier lieu mais aussi enseignement des savoir-faire techniques et tactiques du métier militaire, à côté d'une formation physique dont nous ne devons jamais oublier – tout au long de la vie – l'impérieuse nécessité.
C'est dire que les exigences de votre exceptionnelle fonction sociale – servir au péril de sa vie – sont plus hautes que tout autre. Le commandement et la connaissance de l'homme en sont les fondements ; la capacité de travailler avec les autres, les déterminants – qu'on l'appelle l'interarmées, l'international ou l'interopérabilité; la haute technologie et le milieu civil en sont les partenaires obligés; la formation permanente une exigence vitale.
Voilà le chemin qui permet à la France, à travers les femmes et les hommes de ses Armées, d'assurer la dissuasion, la prévention, l'action, dont nous éprouverons un jour ou l'autre la nécessité vitale.
Le résultat, je veux le dire ici, est remarquable. Le volume de formation que nous consacrons à nos personnels en est l'illustration : plus de 122 000 élèves encadrés par plus de 22 000 permanents – dans la formation comme dans les soutiens – regroupés en 112 écoles et centres de formation. Nous aurons dépensé pour la formation des hommes et des femmes de la Défense, en 1993, douze milliards de francs.
C'est une exigence, aussi, vis-à-vis du peuple et du Parlement. Rien ne serait plus contraire à la nécessaire confiance qu'ils doivent avoir et qu'ils ont vis-à-vis de nos forces que le sentiment d'une impréparation aux missions envisagées.
J'ai parlé au début de mon propos d'adaptation.
2. – Vous connaissez, comme moi, les contraintes qui pèsent autant sur les ressources humaines que matérielles. Vous savez, aussi, que partout la mise en commun des compétences, du savoir-faire, des résultats. Vous savez que le sens du partage et de l'échange sont, à la fois, gage de modernité et source d'enrichissement.
Une réussite récente nous le prouve : celle du Collège Interarmées de Défense, qui rassemble, en lieu et place des Écoles de Guerre dont il reprend les traditions, des officiers supérieurs des forces armées et de nombre de leurs collègues étrangers.
La réflexion du Livre blanc sur ce sujet est féconde : le nouveau cadre d'action des armées, l'émergence de techniques nouvelles et, en même temps, de risques nouveaux, – pluriels et différents – se conjuguent avec l'impérieuse obligation de préserver les savoir-faire du combat : tout cela compose ce que l'on peut appeler une culture militaire, née sur les champs de bataille des siècles passés, mais aussi dans la solitude de la réflexion, dans les amphis des écoles militaires, culture dont vous êtes, dont nous sommes tout autant les héritiers que les créateurs.
Ainsi a été engagée une réflexion remarquable, qui a été menée par les états-majors et directions, dans le Contrôle Général des Armées, par Monsieur le Secrétaire Général pour l'Administration. Je veux leur rendre hommage : la qualité de leurs travaux inspire largement mes propos d'aujourd'hui.
De ces études, il ressort une idée forte : si le développement de la coopération entre les armées est une exigence, elle ne saurait constituer une fin en soi. C'est une option possible, parmi d'autres. Mais il est impossible et contraire à l'histoire de nier la spécificité de chaque armée et de la Gendarmerie : le milieu naturel et humain dans lequel s'exercent leurs activités demeure, à bien des égards, une particularité fortement irréductible et le recrutement comme les formations initiales propres à chacune en découlent. Le chiffre que j'ai cité tout à l'heure – 112 écoles et centres de formation – en est la conséquence.
Il y a, sans doute, d'autres méthodes pour parvenir à un « partage du fardeau ». Confier à celle des Armées ou à celui du service qui y est le mieux préparé telle mission au bénéfice de tous; gérer, en commun, telles fonctions; coordonner l'accomplissement d'une tâche par plusieurs : tout est possible, à partir du moment où c'est l'adhésion qui est recherchée et non l'alignement.
C'est dans ce sens que vous allez devoir travailler : pragmatisme et incitation, sens du respect de l'autre et nécessité d'aller de l'avant.
Vous le ferez dans le cadre de ce comité de coordination auquel j'attache la plus haute importance. Votre action sera déterminante, comme le fut celle du Général de PEYRELONGUE qui fut à l'origine de cette instance et qui nous rassemble aujourd'hui dans la réflexion et la volonté. Je le salue et le remercie vivement, pour les chemins qu'il a tracés avec lucidité et compétence.
Il y a en effet, Messieurs, fort à faire : le défi de la formation est le plus grand défi de cette fin de siècle, et pas seulement pour la Défense. Pourquoi ne pas reconnaître, d'ailleurs, qu'il en a été ainsi très souvent, dans ces périodes de l'histoire où l'incertitude redevient le droit commun ? Ce sont dans ces périodes-là qu'il est encore plus nécessaire d'apprendre ce qui dure, pour comprendre ce qui change.
Pour la France, je ne propose qu'une seule voie: investir dans l'intelligence. Développer en permanence la capacité d'adaptation des hommes, leur aptitude à comprendre pour agir, à juger aussi pour être libres.
3. – Nous allons devoir faire ensemble et avec d'autres, entre Français et avec nos alliés, mieux et moins cher, ce que nous faisons seuls, moins bien et plus cher. La détermination du rapport « coût-efficacité » est d'une importance dominante. Il pourra arriver que l'on soit obligé de faire moins bien parce que moins cher : mais soyons conscients, alors, de ce que nous perdons.
Les Armées, et je m'en félicite, n'ont pas attendu ce jour pour explorer et mettre en œuvre le possible.
Formation des pilotes d'hélicoptères de la Marine et de la Gendarmerie par l'Armée de Terre; des pilotes de la Marine et de l'Armée de Terre, des spécialistes et des contrôleurs de circulation aérienne de l'Armée de Terre par l'Armée de l'Air; des fourriers et secrétaires de l'Armée de l'Air par la Marine et des spécialistes de l'entretien automobile de la Gendarmerie par l'Armée de Terre. D'autres projets sont dans les cartons.
L'effort est, à la fois, méritoire et parcellaire, engagé et dispersé.
J'attends de vous, Messieurs, l'expression, la définition et les propositions qui en découlent d'une volonté qui devra inspirer chacune des armées et des grandes directions. Et je compte sur le Général MARNE, sur sa compétence et sa détermination pour être le garant de cotte volonté.
Les mesures à prendre relèveront de l'organisation, du contrôle de gestion, et de la définition des objectifs de formation. Elles devront, aussi, largement s'inspirer du principe d'ouverture : je pense à l'Éducation nationale et à l'Enseignement supérieur.
Dans ce dernier domaine, nous ne pouvons que déplorer une utilisation insuffisante des possibilités qui pourraient être ouvertes par un resserrement des liens entre la Défense et l'Université, liens tissés jusqu' aujourd'hui trop ponctuellement. Dans au moins deux domaines, celui du recrutement de personnels déjà qualifiés et celui du recours à des organismes de formation extérieurs à la Défense – mais aussi dans l'apprentissage des langues, le droit, la géographie, la comptabilité, l'informatique, la télématique – il reste beaucoup à faire, que ce soit pour les personnels militaires ou pour les personnels civils.
Il y a, en fait, plus que cela. C'est considérer la culture de défense comme une part de notre patrimoine, c'est-à-dire de notre identité. C'est garder l'esprit éveillé sur les mouvements de la société, c'est refuser la fermeture des Armées sur elles-mêmes.
Ma préoccupation permanente est celle de l'adaptation de la formation des hommes et des femmes de la Défense. Pour vous avoir écouté et lu, je sais que vous la partagez. Rien ne servirait de resserrer ou de regrouper autour de métiers ou de spécialités, si nous ne partions pas d'une volonté forte qui confère un sens à notre action.
Cette volonté est la mienne. Le comité de coordination de la formation dans les Armées que j'installe aujourd'hui en est la première manifestation. Il devra lancer, rapidement, les premières actions concrètes après avoir précisé et déterminé les grands principes qui gouverneront la rationalisation et la mutualisation de la formation de la Défense.
Cette préoccupation est très semblable à celle que j'ai exprimée lors de l'installation du conseil scientifique de Défense, confié à André GIRAUD. Il n'agira, là aussi, de chercher les secteurs où il faudra investir, s'éveiller à la vraie nouveauté, comprendre autour de nous ce qui change et ce qui menace.
Pour y parvenir, trois étapes nous seront nécessaires. D'abord, une connaissance mutuelle de toutes les formations, à tous les niveaux, par toutes les structures, au sein du département. Ensuite, la réalisation d'un état des lieux des coopérations existantes. Enfin, une étude de la dimension de l'appareil de formation, en fonction du format futur des Armées.
L'ensemble de ce travail devrait nous permettre de proposer un guide de la formation dans les Armées, qui pourrait être soumis, lors d'une de ses prochaines sessions, au CSFM : il fera un point exhaustif sur les filières, sur les adresses, sur les réseaux, sur l'information, sur les objectifs bien sûr.
La coopération et les échanges avec les autres départements ministériels intéressés à la formation sera systématiquement recherchée et développée. Les voies possibles de coopération avec les systèmes de formation équivalents, à l'étranger, en privilégiant les relations avec les Armées des pays membres de l'UEO, seront explorées.
Un premier rapport me sera présenté le 1er juillet 1994. Il devra proposer un bilan de l'existant, envisager des actions pour développer la convergence entre les différentes mesures de formation, les solutions communes aux forces armées, et les modalités de coopération entre les structures du ministère et celles des autres départements ministériels concernés.
Messieurs, lorsque je vous ai fait part, au début de l'année, de mes vœux aux Armées, je les ai placés sous le double signe du courage et de la lucidité. Je les ai conclus par une reconnaissance de la responsabilité du politique, responsabilité qui est l'honneur et l'exigence de celui qui l'assume. Responsabilité qui ne vaut que par l'ambition qui l'anime, c'est-à-dire qui lui confère comme un supplément d'âme.
L'exigence de formation est à la rencontre de ces deux attitudes que j'ai évoquées. S'il fallait les résumer ce serait simplement par deux mots : comprendre et s'engager. S'engager et comprendre.
Parce que je sais que telle a été un jour votre vocation. Parce que je sais que tout au long de votre vie professionnelle vous avez voulu être à la hauteur de ces exigences. Parce que je sais que les Armées de la France ont toujours accepté de se renouveler, de se remettre en cause, de s'adapter. Parce que je sais tout cela je vous exprime aujourd'hui un sentiment fait de confiance et de force.
Dans les épreuves de demain comme dans celles d'hier avant le combat et la résistance, avant l'adversité qu'il faut bien affronter et dominer, avant la lutte elle-même, il y a tout simplement l'intelligence et la raison.
Devant vous, c'est à ces deux vertus que je fais appel. Je sais pouvoir le faire au nom de la nation toute entière, qui sait qu'elle peut porter sur son Armée le regard de la confiance qui n'est jamais différent, au fond des choses, de celui de la fierté.
Ainsi le disait RENAN : « La supériorité intellectuelle et militaire appartiendra désormais à la nation qui pensera librement ».